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La dernière disparition s'avéra la plus violente. Les goûts et les odeurs avaient suivi la perte des sons, vite rejoints par les perceptions liées au toucher. Ne restait alors que le visible. Bien qu’il soit le principal sens avec lequel nous discernons le monde, je le trouvai insuffisant pour apprécier pleinement ce qui m’entourait ; la matière me manquait pour tout réinterpréter en pensée, et de nombreux trous constellaient le puzzle que je m’efforçais d’assembler. Je me sentais comme en retour de soirée, de nuit, dans une rue dont les réverbères auraient grillé les uns après les autres.
Puis la vue s’est dissipée à son tour, sans pour autant s’éteindre complètement, du moins pas comme j’en étais venu à le craindre. Ce sont d’abord les couleurs qui se sont estompées, laissant le monde en noir et blanc – comme tous les chats la nuit, Pa devint gris, effaçant tout souvenir de son roux flamboyant. Les reliefs et la perspective s’évaporèrent à leur tour, laissant l’univers plat comme une page de papier – pour la première fois depuis qu’il était chat, Pa devint mince.
Je résume cela en quelques phrases, car c’est presque ainsi que je l’ai ressenti. Tout s’est enchaîné si vite, trop vite pour me permettre de m’adapter, de retenir autre chose de mes journées que cet inéluctable déclin qui m’aspirait au fond d’un gouffre sans fin. Ainsi, comme dans un dernier sursaut d’agonisant, je me suis décidé à raconter cette histoire. Ou bien, tout simplement, je me suis lancé parce que les mots restaient l’unique matière disponible. Du noir qui défile sur une surface blanche, mis en mouvement par la force de la pensée et la mémoire du passé.
Pa et Albertine demeuraient là, sous forme de traits. Ils me rappelaient ce dessin animé que je regardais gamin, La Linea, un personnage grincheux constitué d’une simple ligne sur fond uni. Une simple ligne qui portait pourtant le héros, ses mésaventures et tout son univers, une ligne sans fin qui évoluait au gré des états d’âme du personnage et de la bonne volonté de son créateur, une ligne qui suffisait à exprimer une infinité d’actions et d’émotions.
J’aurais pu me morfondre et regretter le passé, mais il était déjà trop tard. Je n’avais plus le moindre remède à disposition pour me faire disparaître moi-même – je ne pouvais qu’attendre que le monde s’en charge, comme il avait procédé pour le reste. Étrangement, c’est dans cet état de dépouillement total que je redécouvris l’étendue du potentiel de mon imagination.
— Il était temps, aurait raillé Freddy. Je t’ai toujours dit que l’imagination avait besoin de place pour se déployer, et qu’elle restait atrophiée par les loisirs, les distractions et tout ce qui relève de l’action. Je t’aurais cru capable de t’en rendre compte sans passer par de tels extrêmes. Preuve que je peux me montrer trop optimiste, contrairement à ce que tu prétends si souvent !
Ce fut Pa qui me mit sur la voie. Il me suffisait d’observer son contour – le segment flottant auquel il était réduit – pour retrouver en mémoire tout le sensible qui y était attaché. La réalité n’avait pas besoin d’être perceptible pour être reconstituée en puzzle. Comme le monde imaginaire évoqué par Barjavel, elle pouvait être reconstruite à partir du matériau des souvenirs.
Ainsi assemblai-je mon chat. Je calai ma respiration sur la fréquence des ondulations qu’émettait la sienne, et les innombrables moments de détente partagés en sa compagnie ressurgirent. J’y retrouvai aussitôt l’incomparable douceur de son pelage en toutes circonstances. Dans mon enfance, Papa m’avait acheté une peluche pour me tenir compagnie les jours où son boulot l’accaparait. Il avait choisi la plus douce du magasin, selon ses dires. Mais cette douceur synthétique n’avait rien de semblable avec la douceur de Pa, une douceur liée à la fois à la soyeuse finesse du poil, à la consistance moelleuse de la chair en dessous et à la tiédeur animale qui s’en dégageait. Le mélange de ces trois éléments faisait de chaque caresse un plaisir aussi apaisant qu’addictif. Venait ensuite la sensation du ronronnement, que j’associe autant à l’ouïe qu’au toucher. Car lorsqu’il ronronnait, Pa produisait une vibration d’assez basse fréquence, qui pénétrait en profondeur les muscles avec lesquels il entrait en contact, jusqu’à se propager le long des os s’il était bien positionné – idéalement au plus près des genoux. Rien ne me détendait plus que de fermer les yeux pour me concentrer sur cette vibration et sentir jusqu’où mon corps la percevait. À l’époque, après cinq minutes de cette méditation, je sentais déjà toutes mes pensées parasites envolées. Je rouvrais alors les yeux pour me laisser imprégner par la vue : j’observais le ventre de Pa se gonfler et s’abaisser selon son souffle ; je contemplais ses formes, la beauté de l’arrondi dans son contour, jusqu’à la délicate pointe de ses oreilles ; j’admirais le lustre de son pelage, avant d’essayer de distinguer un à un chaque poil, sans aller jusqu’à les compter, mais au moins pour en avoir conscience, analyser comment la couleur variait le long de chaque poil et d’un poil à l’autre, comment la lumière jouait sur l’ensemble au gré d’imperceptibles mouvements, comme si sa toison scintillait d’improbables paillettes.
Il me fallut plus de temps pour reconstituer la réalité d’Albertine. Peut-être parce que notre relation et les émotions qui la soudaient étaient plus complexes que ce qui me liait à Pa. Peut-être aussi parce que je nourrissais plus d’attentes envers elle et que je craignais de la desservir si je ne la redessinais pas fidèlement – toute altération aurait produit un résultat par essence inférieur à la perfection que j’associais à Albertine. Je craignais surtout qu’elle m’échappe à jamais. Alors qu’il m’était impossible de me figurer une vie sans Albertine, je m’étais déjà conditionné à l’idée que Pa n’était pas éternel, qu’il ne serait le compagnon que d’une courte portion de nos chemins. Dès son arrivée parmi nous, mon regard sur Pa portait le poids de son déclin à venir, de sa perte inévitable.
Ce fut d’ailleurs avec un chat que je fis la première expérience de la mort et du deuil – Maman s’était éteinte bien trop tôt pour que je puisse en avoir conscience. C’est à Poukie que je dois d’avoir appris que toutes les choses ont une fin. Poukie était le chat de Maman lorsqu’elle a rencontré Papa. Dès que j'eus l'âge d’endosser des responsabilités – avant même d'avoir construit ma première cabane –, Papa me confia la charge du nourrissage du chat. Je n’imaginais rien concernant la suite possible ; je ne remarquais même pas que Poukie était vieux. Dans mon regard d’enfant, les choses n’évoluaient pas : elles étaient telles qu’elles étaient ou n’étaient pas. Jusqu’au jour où la gamelle que j’avais remplie le matin était restée pleine de croquettes le soir, et le lendemain.
— Papa ? m’étais-je agacé. Pourquoi Poukie il a pas mangé ses croquettes ? Je lui ai bien donné, pourtant, j’ai mis la dose que tu m’avais dit !
— La dose que tu m’avais dite, m’avait-il corrigé, insistant sur le mot mal conjugué. Et je suis sûr que tu pourrais trouver un verbe plus élégant en cherchant bien. Quant à Poukie, il… Il était vieux, tu sais ?
Il me fallut un certain temps pour comprendre pourquoi Poukie s’était enfoui sous la terre au fond du jardin et en quoi cela l’empêchait de venir terminer sa gamelle. Tout arriva alors d’un coup, au point que Papa refusa de répondre à mes questions pendant de longues semaines.
— Et Maman, pourquoi elle est pas dans le jardin avec Poukie ? Et toi, tu vas mourir quand ? Tu me préviendras avant ? Tu laisseras ton assiette pleine ? Ce sera à moi de débarrasser la table ? De cuisiner ? Et le fromage, il va mourir quand ?
Avec la maladresse qui le caractérisait, Papa avait rapporté un nouveau chaton à la maison – le fameux Chat.
— Les chats vivent moins longtemps que nous, Armand. Quand tu deviendras adulte, Chat sera sûrement déjà mort. Vois-le comme un compagnon de ton enfance, mais ne t’attache pas trop.
Je craignis de grandir, de peur que ma majorité ne condamne Chat à s'éteindre. Heureusement, nous avons déménagé avant, laissant l’innocent félin derrière nous. Mon adolescence se chargea de dissiper ces craintes puériles – même s’il m’arrive encore d’imaginer que Chat a survécu, quelque part dans les bois autour de Nollot ; qu’en le libérant de nous, nous l’avons affranchi de la mort.
— Mais pourquoi on meurt ? m’étais-je quand même indigné. Pourquoi Poukie et Chat doivent mourir et pas le chat méchant de Madame Dupré ?
— Il ne faut pas chercher d’explication à ça, Armand. Ainsi va la vie : tout s’efface un jour.
— Même toi, Papa ?
— …
— Toi tu disparaîtras pas, hein ?
— N’aie jamais la présomption de nous croire au-dessus de la marche du monde. Nous ne sommes rien, Armand. La vie et l’histoire ne font que nous traverser : le vivant et l’humanité étaient là bien avant nous et ils nous survivront, sous une forme ou sous une autre. Oui, un jour, je disparaîtrai aussi.
J’avais écouté son discours comme je regardais plus tard des films en version originale non sous-titrée. Seule la musicalité de la langue me berçait, aucune signification ne s’en dégageait. Pourtant, les mots se sont imprimés dans mon esprit, à la manière d’une photographie argentique pour laquelle il faut du temps, de l’expérience et le bon mélange de produits pour révéler l’image sur le papier. Je n’étais pas prêt à l’entendre après la mort de Poukie ; je le suis à présent. Comme l’expliquait Papa, des civilisations entières se sont éteintes, emportant avec elles leurs langues, leurs croyances, leurs cultures. Des espèces animales disparaissent aussi, sectionnant des branches de l’arbre du vivant. Des objets ont perdu toute utilité, des inventions ont été oubliées, tout comme des religions, des unités de mesure, des concepts philosophiques ou géométriques. Le fait que des centaines, des milliers, des millions de personnes aient connu quelque chose n’y confère pas la moindre immortalité. Que pesait un chat qui n’avait vécu qu’auprès de deux humains ? Que pesons-nous ?
— Si tu veux, tu peux écrire le nom de Poukie sur un arbre ou sur un caillou, avait fini par me proposer Papa, voyant que rien ne me consolait. Tu peux même écrire son histoire – je t’autorise à inventer et à mentir, pour une fois, tant que ça reste dans la mesure du raisonnable. Ce sera une manière de prolonger sa trace, de le garder en vie. Ça ne remédiera pas à sa disparition, mais ça t’aidera à te réjouir de l’avoir connu plutôt que de pleurer sa perte.
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