Chapitre 5, Alan I
Le bateau était parti depuis plus d'une heure déjà, pourtant le silence était total à bord. Seul s'entendait le bruit des vagues qui s'écrasait contre la coque. Alan et Bestyn scrutait l'horizon jusqu'à y voir enfin des terres. Le soleil n'était pas encore levé et la brume était à peine dissipée.
— On aura qu'une seule chance, l'erreur est interdite désormais, déclarait Alan avec son intonation grave si caractéristique, à l‘exception que ses mots semblaient rester collés dans sa gorge.
— Je sais. Je serais à tes côtés quoi qu'il arrive, lui répondit son ami.
Bestyn avait gagné sa confiance au fil des années. C'était un ancien pensionnaire de l'Ile aux pleurs, ou île Hangar de son véritable nom. C'était une personne peu loquace, surement dû à toutes ces années d'isolement, il ne parlait que lorsque c'était nécessaire.
Alan allait souvent rendre visite à Jorel, le directeur de la prison et donc de toute l'île. Lui permettant ainsi de pouvoir parler à quelqu'un d'autre que sa famille ou à de vieux érudits, ce qui pouvait être un soulagement surprenant qu'il ne se privait pas de faire. Cela n’enlevant pourtant rien à l’amour qu’il portait à ses enfants et sa femme, mais l’absence de conversations commençait à avoir raison de lui. A force de visites, il en vînt à l'aider dans ses tâches, de plus en plus, jusqu'à en devenir son second, officieusement. Il y connaissait alors chaque recoin, une bonne partie des détenus, et même les gardes. C’étaient pourtant bien les prisonniers qui l’intéressaient le plus, leurs parler, d'eux et de leurs histoires. Dans l'une de ces cages, Bestyn, originaire d'un village de l'ouest dumien, avait perdu sa femme des suites d'une longue maladie. Cela le rapprochait d'Alan, sa femme étant alitée depuis des années, s'accrochant désespérément à la vie. Au travers des barreaux ils pouvaient chacun exprimer enfin ce qu'ils ressentaient en ayant la sensation de se faire comprendre, où au moins écouter. Il y a six ans, le malheureux avait fini sa peine, mais n'ayant nulle part où aller ni personne à rejoindre après plus de vingt-cinq années loin de tout, il décidait de rejoindre Alan et sa famille sur l'île d'Esp.
C'était un homme assez grand, très mince, les cheveux et la barbe de quelques jours, noires. Il avait l'air si inoffensif qu'il s'était toujours demandé comment quelqu'un comme lui, toujours à vouloir aider, s'était retrouvé dans un endroit pareil pour meurtre. Il n'avait jamais osé lui demander, préférant, s'il le souhaite que cela vienne de lui-même. Certain secret intérieur ne devait pas forcément remonter à la surface.
D'ici quelques minutes ils seraient arrivés sur l'île. Alan ne le montrait pas mais il avait une boule au niveau du ventre. Il risquait tout ce qu'il avait, tout ce qu'il lui restait. Il se raccrochait à l'image de sa fille qu'il avait en tête. A ce sentiment qu'il éprouvait la dernière fois qu'il l’avait tenu dans ses bras, la main dans ses cheveux. C'était pour elle qu'il allait faire tout ce qui allait arriver.
Un sentiment d'injustice avait régné jusqu'au plus profond de son être quand Nora avait déclaré le huis-clos, anéantissant toutes les chances que sa fille puisse se défendre. C'était un procès qui n'en avait que le nom, une exécution aurait été plus légitime comme désignation. La justice n'existait plus en ce monde à ses yeux, du moins dans cette région. La vie des pauvres gens tel que lui étaient simplement malmené ci et là par de plus hautes têtes soi-disant pensantes, qui ne se souciaient guère de ce qu'il pouvait ressentir. Il aurait voulu au moins prendre Nérilia dans ses bras, même ça lui avait été refusé. Il la voyait à l'autre bout de la pièce où on les faisait patienter, pétrifié par la peur, collée par deux gardes monstrueux. Les minutes paraissaient des heures, quand enfin les portes du conseil qui s'étaient refermées honteusement devant eux s'ouvrèrent à nouveaux. Les gardes se défigèrent et escortèrent la pauvre enfant, la famille de la supposée victime, puis Alan et Bestyn, qui l’avait accompagné. Nora était debout au centre, dans sa robe parfaitement blanche, comme si cela pouvait servir à cacher le cœur noir qui battait dans sa poitrine. Tous s'installèrent une fois arrivés.
— Après une longue délibération, nous avons convenu que l'accusée, Nérilia Verri, coupable de meurtre sur un garde de la cité, de détention d'arme illégale, de désobéissance du couvre-feu et d'avoir entraîné avec elle la mort d'un jeune orphelin dumien...
Elle prenait une pause quand son regard venait de croiser le sien. Il avait tout de suite compris qu’elle serait la fin de la phrase.
— ...écoperait de la peine de mort comme en conviennent les lois dumiennes.
A l'annonce, sa fille se retourna brusquement vers son père, les yeux déjà remplis de larmes. Elle avait été intelligemment silencieuse jusqu'au verdict comme son père lui avait conseillé, mais en vain. Désormais, elle hurlait dans la salle, implorait que l'on lui laisse la vie, qu'elle ne voulait pas la mort de ce garde, que c'était un accident, et qu'elle ne méritait pas ça. Alan, quant à lui avait un garde à chaque bras le retenant de sauter sur sa fille pour l'embrasser ou sur Nora pour l'étrangler. Le brouhaha régnait malgré les appels au calme des autres membres du conseil.
Seul Nora, assise, ne faisait aucun bruit, prostrée sur sa chaise, l’observant.
— Nora, ne me prends pas ma fille, je t'en supplie, c'est juste une enfant !
Elle ne répondit pas. Un nouvel affront.
Elle à ce qu'elle veut, après Fredrik elle me prend ma fille maintenant ! Elle n'a jamais eu aucun doute sur sa décision. C'est un monstre.
Il ne se contrôlait plus, réussissait à bousculer un garde, avant de faire tomber le second à terre, pour courir vers sa fille. Sur le court chemin qui les séparait, il encaissait de nombreux coups qu'il ne sentait même pas. Il n'était plus qu'à quelques centimètres d'elle quand Nérilia de son côté tendait autant qu'elle le pouvait ses bras vers lui, mais ils ne pouvaient même pas s'effleurer. Tous les gardes de la salle s'étaient rués sur la famille Verri. L'échos de leurs cris de détresse résonnaient jusque dans les couloirs du château, même Bestyn tentait de d'aider comme il pouvait Alan, sans succès.
Cette tentative désespérée mais incontrôlable avait passablement agacé le conseil, peu habitué à ce qu'on conteste leurs décisions. L'exécution n'aurait plus lieu à l'aube comme prévu, mais sur le champ. Evitant de probables désordres supplémentaires.
Les mises à mort dans le Dume sont terribles, la personne meurt psychologiquement avant de mourir physiquement. Au milieu des montagnes, le château dispose d'une porte gigantesque donnant sur l'extérieur. Une fois ouverte l'on peut y apercevoir un panorama vertigineux, qui serait magnifique si l'on ne connaissait pas la raison de ce lieu. Au-delàs de cette porte se dressait un ponton de plusieurs mètres de long au-dessus du vide. La chute, de plusieurs centaines de mètres de haut, serait fatale à coup sûr à n’importe quel être humain. Au sol, des pics gelés et autres rochers étaient là pour accueillir les hors-la-loi. Une fois placés sur le ponton, la porte se refermait derrière eux, les laissant seul face aux vents violents, au froid intense et la responsabilité de leurs actes. Au bout d'un moment souvent très long, comprenant la fatalité de leur sort, et dans l’espoir d’abréger leurs souffrances, l'exécution se transformait alors en suicide. Le conseil voyait tout cela comme quelque chose d’utile pour la personne qui se trouvait là, car une fois qu'elle s'était décidait à se jeter dans le vide par elle-même, c'était qu'elle avait enfin pris conscience de ses erreurs et qu'elle choisissait d'en payer le prix.
Les mains liées, les genoux à terres, leurs bouches bâillonnées, Alan et Bestyn ne pouvait qu'assister avec leurs yeux au sort de la jeune femme qu'ils aimaient. Ils étaient positionnés en contrebas, au milieu de la vallée. Plusieurs gardes attendaient avec eux que la jeune femme fasse la paix avec elle-même. Les membres du conseil, de leurs côtés, se relayait toutes les heures. L'un d'eux devant être témoin de la chute pour que l'affaire soit entendue et close. Un homme d'une quarantaine d'année venait de finir son tour de garde, il se frottait la barbichette d'impatience, quand Nora arriva pour le remplacer. Alan continuait de regarder, impuissant, sa pauvre fille, luttant seul sur son ponton. Cela faisait déjà plusieurs heures qu'elle résistait. Elle devait certainement pleurer ou crier, tant d'espoirs qui s'effritaient dans les bourrasques. Déjà au creux des cimes où ils étaient positionnés, les rafales se faisaient forte, alors il n’osait imaginer ce que cela devait être tout en haut. Il la voyait regarder de temps à autre vers le bas avant de se remettre assises les bras autour de ses jambes. Peut-être tentait elle aussi de se réchauffer, les températures étant plus que glaciales.
— Que vous le pensiez ou non, j'ai plaidé votre cause devant les autres membres du conseil. Je voulais que vous le sachiez Alan. J'ai essayé, peut-être pas assez je ne sais pas. Il n'y a rien de personnel, vous êtes simplement vous et votre famille, toujours au mauvais endroit au mauvais moment.
Il attendait qu'elle lui enlève le bâillon pour qu'il puisse répondre, lui cracher tout ce qu'il avait accumulé, mais elle ne le faisait pas.
Conneries. Si jamais elle pense pouvoir laver sa conscience si facilement…Jamais elle ne me fera croire qu'elle est de mon côté. Un jour viendras où rien ne m'empêchera de la tuer de mes mains.
Il ne pouvait que la regardait, c'était son seul moyen de communication. Après quelques secondes elle détournait les yeux, comme si elle se sentait fautive. Tous se retrouvaient alors à regarder en silence Nérilia.
Alors qu'il était l'heure pour Nora de retourner au chaud, tous s'arrêtèrent d'un coup. En haut sur son ponton, la condamnée s'était mise debout. Alan tentait de crier, mais rien d'audible ne se faisait entendre. Les gardes le maintenant à genoux par précaution. La jeune fille s'approchait pas à pas du bord très lentement, vacillant sous les bourrasques.
Je t'en supplie ne fais pas ça ma petite fille...
Il espérait tellement que ses pensées puissent l'atteindre. Qu'il puisse lui dire que tout irait bien, et qu'il viendrait la chercher et la ramener à la maison. Elle avançait d'encore quelques pas pour se retrouver devant le vide. Les larmes d'Alan se stoppaient sur son bâillon.
Non je t'en supplie, recule.
Nérilia enclenchait un pas dans le vide puis le second. Il avait l'impression qu'elle volait tellement elle était encore haut dans le ciel pourtant il savait que ce n'était pas le cas. La scène ne dura pas plus de quelques secondes, avant que le bruit du choc ne vienne fermer les yeux des spectateurs. C'était fini. Nora se retournait, commençait à partir avant de se retourner vers les gardes.
— Laissez-le allez la voir une dernière fois, puis renvoyait-le sur son île, il peut garder le corps.
Les mains sur ses épaules se desserrèrent, son bâillon lui fût ôté, ses liens défaits. Sans perdre un instant il se mettait à courir aussi vite qu'il lui était possible de le faire vers sa fille. Il avait vu à peu près où elle avait dû atterrir.
Il y a peut-être une chance qu'elle est survécu, les miracles existent.
Au travers des rochers il commençait à apercevoir une silhouette allongée face contre terre.
— Nériliaaa !!! J'arrive !
Les pierres et pics ne le ralentissaient pas et il arrivait enfin près d'elle. Sa fille ne bougeait plus.
Non, ce n'est pas possible.
Il la retournait délicatement comme s'il n'avait jamais rien touché d'aussi fragile. Il espérait toujours qu'un son sortirait de sa bouche. Il devait se résignait. Le sang encore chaud coulait sur sa main, en provenance d'une large entaille à la tête, tous les os de ses bras et jambes semblaient être brisés en milliers de morceaux, certains traversant même sa peau et ses vêtements. Il la soulevait pour la prendre dans ses bras, la serrant désormais aussi fort qu'il le pouvait. A son oreille il lui murmurait :
— Ça ne restera pas impuni, je te le promets. Tôt ou tard elle paiera pour ça. Pour tout.
Alan et Bestyn avait atteint leur destination. Le premier descendait dans la cabine réveiller Aiden, son fils, qui dormait. Tout juste adulte, il n'avait pas encore la carrure d'un guerrier comme son père pouvait l'avoir. Qu'importe sa destinée il ne suivrait probablement pas ses traces. Ce qui l'en réjouissait, il savait qu'il accomplirait de grandes choses. Celui qui était son dernier enfant était l’une des autres raisons pour laquelle il en était là aujourd'hui. Tout ce pour quoi il se battait, c'était son fils qui pourrait l'exploiter. S'il pouvait rendre le monde meilleur aujourd'hui, c'était lui qui pourrait en profiter. Il y donnerait sa vie s'il le fallait. Aiden était objectivement très beau, les yeux verts de sa mère, les cheveux bruns de son père, coupé court, bien coiffés. Il n'était ni trop gros ni trop maigre. Surtout il n'avait pas une seule once de méchanceté, et ça c'était la plus grande fierté de son père.
Difficilement Aiden se levait et se préparait pour débarquer.
— Aujourd'hui, mon fils, nous serons dans le mauvais camps pendant un moment, nous allons tuer des gens qui ne le méritent pas, que nous ne connaissons pas forcément. Mais le moment venu tu ne pourras pas douter, c'est très important.
Il regrettait tellement d'avoir ce genre de discussion avec lui. Il avait tant voulu lui épargner toutes ces horreurs le plus longtemps possible.
— Ne t’inquiète pas je ne te décevrais pas.
Jamais tu ne pourras le faire.
Il le prenait dans ses bras, le tenant aussi fort qu'il le pouvait comme s'il n'allait plus jamais le revoir. Par expérience désormais, il ne voulait laisser aucune chance d'oublier ce que c'était que de tenir son enfant dans ses bras tant qu'il le pouvait.
Bestyn arrivait à son tour dans la cabine, laissant ce moment charnel toucher à sa fin.
— Le bateau est amarré.
— Bien, n'oubliez pas, ils ne s’attendent qu’à moi, restez discret ici, et préparer les faucons.
Avant de remonter, il ne pouvait s'empêcher de regarder une nouvelle fois son fils. Tout en se demandant sans arrêt s'il avait pris la bonne décision en le faisant venir avec lui.
Après la tristesse, la rage et la haine qui l'avait submergées à la suite de la tragédie, Alan faisait face à un nouveau sentiment ; la honte.
Le corps de sa fille sur les bras, il avait dû faire face dans un premier temps aux regards d'Aiden et Ciro qui attendaient leurs retours avec impatience. Puis celui de sa femme Camilia, qui, si proche de la mort en raison de sa maladie, ne s'attendait pas à devoir enterrer un enfant avant elle. Tous rentrèrent alors pour des funérailles silencieuses dans la cour à l'arrière du domaine familiale. Seule la mère trouvait la force de dire quelques mots. Elle avait choisi de raconter l'histoire que sa fille préférait quand elle était encore enfant.
C'était une légende dumienne très ancienne. Elle y décrivait, au milieu des montagnes, la fuite d'un jeune garçon qui avait tout perdu. Tout ce qu'il possédait lui avait été dérobés, et les personnes qu'il aimait n'étaient plus. Il courrait, encore et encore, chevauchant les rochers aussi vite qu'il le pouvait. Derrière lui, des hommes le pourchassait sans relâche. Aucune porte de sortie ne s'offrait à lui. La fatigue commençait à le ronger, ses mains étaient tâchées de sang à force de s'agripper aux roches qui lui parsemaient le chemin, ses genoux entièrement écorchés en raison des multiples escalades qu'il avait dû effectuer.
Alors qu’il n'avait plus l’énergie pour fuir, ni la force mentale pour se surpasser, le jeune garçon avait arrêté de se relever après une énième chute. Il entendait les pas et les cris de ses poursuivants se rapprocher de plus en plus. D'ici quelques secondes ses souffrances seraient abrégées. Sur le dos à même le sol, une grande ombre passa devant le soleil. Ebloui par la rapide éclipse qui venait de se produire, il n'avait pas réussi à distinguer ce que cela pouvait être. Puis un son, une sorte de cri qu'il n'avait jusque-là jamais entendu auparavant, se faisait entendre depuis les cimes. Après s'être redressé, un deuxième, bien plus fort, plus aigu, et bien plus proche retentissait à nouveau, pourtant il ne retrouvait aucune trace de la créature qui était passée au-dessus de lui.
Les hommes en armure qui le traquaient étaient enfin arrivés jusqu'à lui. Eux aussi devait avoir entendu ce son puisque leurs têtes scrutaient le ciel, ne s’intéressant plus à lui. Ils étaient quatre hommes. Peu mais beaucoup à la fois, bien trop pour lui tout seul. S'attardant sur ses assaillants le jeune garçon n'avait pas remarqué que l'ombre était revenu, tournoyant au-dessus des soldats. La fatigue brouillant peu à peu sa vue, il avait du mal à distinguer ce qui volait dans le ciel. Après que l'un d'eux avait ordonné la retraite, ils repartaient tous en direction de leur château. D’énième cris s'entendaient pars delà les montagnes, différents cette fois-ci. C’étaient bien des hurlements d'agonie et de douleurs qu'expulsaient les quatre hommes qui fuyaient cet ennemi céleste.
Après plusieurs minutes, le silence revînt à nouveaux à travers les montagnes. Il pouvait respirer, il ne savait pas pour combien de temps mais il comptait bien profiter de ce moment-là autant que possible. Il essayait se remettre sur ses jambes mais il n'avait pas assez récupéré. Ainsi il s'attendait à rester là quelques heures, voir à y mourir quand la nuit apparaîtrait. Il levait les yeux au ciel, distinguant une forme de vie s'approcher de lui par les airs. Comme un pressentiment, il sentait que cette venue ne lui était pas hostile. La nouvelle éclipse que créait la créature l'obliger à se couvrir légèrement les yeux. Il ne pouvait deviner que deux grandes ailes blanches qui battaient légèrement entre les nuages. J'ai été sauvé par un ange se disait-il, avant de s'évanouir.
Aucun ange n'est venu pur sauver ma fille.
Alan ne croyait que peu à ce genre d'histoire, même s'il trouvait l'histoire appropriée en ce moment funeste. Très émotif, Ciro ne pouvait cacher sa peine. Assez petit et rond, il était la pupille d'Alan. C'était un gamin d’une quinzaine d’année ayant fui la guerre civile du Yama, après y avoir perdu presque toute sa famille. Sa fugue l'avait amené jusqu'aux côtes de son île, où Alan l'avait trouvé, échoué dans le sable. Après l'avoir recueilli, nourrit et réchauffé, il ne pouvait pas l'abandonner à son sort, ou le renvoyer d’où il venait. Ciro resta alors définitivement dans la famille.
Une fois tous rentrés, Alan aidait sa femme à marcher puis à s'asseoir autour du feu avec les autres. Il était temps pour sa revanche de prendre vie, d'exposer enfin son plan.
— La paix est finie. Cela n’a jamais été mon intention mais j'ai le devoir de renverser Nora et son conseil. Il est l'heure d'entrer en guerre.
— Notre fille à peine enterrée que tu parles de guerre Alan, nos blessures saignent encore que tu veuilles déjà risquer d'en engendrer des biens pires encore.
Malgré qu'elle haussât la voix, autant qu'elle en était capable, ce n'était pas de la colère qui transparaissait de la voix de sa femme. Plutôt un mélange de peur et de résignation.
« Je suis si faible maintenant et je ne sais pas combien de temps il me reste avec vous, continuait-t-elle. Des souffrances j'en ai connu tout au long de ma vie, mais la perte de mon enfant, de ma chair, fût la pire, c'est immoral et injuste. Jamais nous ne devons les voir partir avant nous. Il ne me reste que vous désormais. Aujourd'hui est un jour sombre, mais nous devons rester fort pour ceux qui sont encore là. Si tu pars en guerre, tu ne reviendras pas, je le sais, et de nouvelles douleurs apparaîtront. Je sais que je ne pourrais pas t'en empêcher. La souffrance amène la souffrance, la colère amène la colère, et la mort amène la mort. Le seul moyen de stopper ce cycle c'est que quelqu'un dise stop mais malheureusement je ne pense qu’un jour ni toi ni n’importe qui d’autre en soit prêt.
Il était touché par les mots de sa femme, plein de vie alors qu'elle se tenait au-dessus de la mort en équilibre. Il voulait y croire. Accepter les maux actuels, les panser pour qu'aucun autres ne surviennent. Pourtant le passé lui faisait penser le contraire.
— Je comprends mon amour, j'ai presque eu les mêmes pensées que toi quand Fredrik est mort, mais quelque part je savais que ça recommencerait. Et nous y voilà maintenant. Mon frère il y a vingt ans, notre fille aujourd'hui. Dans quelques années, ce sera peut-être Aiden qui finira dans ses griffes pour des raisons qui n'en valent pas la peine. Je ne prendrais plus ce risque, je ne peux pas.
Camilia désapprouvait sans mot, comprenant qu'il était peine perdue de dépenser plus de salive et de force qu'elle n'en disposait.
— Désolé mais comment allons-nous renverser ce conseil ? Nous ne sommes que quatre, sans armes ?
La question, posé par Bestyn, avait du sens. Mais il l'attendait.
— Tout est prévu, depuis des années déjà. Nous aurons des armes, des hommes derrières nous, il nous faut juste allez les chercher.
— Je ne comprends toujours pas, Alan.
— Avant d'attaquer le Dume, nous devons prendre la prison sur l'île voisine. Nous partons demain à l'aube, j'y suis attendu pour aider Jorel. Néanmoins nous ne partons qu'à deux, seul Bestyn m'accompagnera. Ciro tu es demandé au Todaî par le conseil pour y amener tout ce que tu peux trouver aux archives sur les légendes des premiers rois et des guerres de l'époque. Il faut que le conseil pense que je continue de suivre les règles. Ça sera une grande aventure pour toi et puis tu y seras en sécurité, je ne veux pas t'obliger à participer dans une guerre que tu as fuie auparavant. Tu dois partir immédiatement, un bateau affrété par le conseil t'attend d'ici quelques heures le temps de tes recherches.
La pupille se levait doucement comme pour savoir si ce n’était pas une blague, mais l’air sérieux de son père adoptif lui faisait comprendre la réalité du moment.
« Ciro, tu es comme mon fils, ne l’oublie jamais. Quand tu reviendras, tout sera diffèrent ici, mais pas ce que je ressens pour toi.
Après une accolade plus appuyée qu’à l’ordinaire, il se tournait vers l’autre gamin.
« Quant à toi Aiden tu dois rester ici pour t'occuper de ta mère. Bestyn je te raconterais mon plan en chemin."
Aiden semblait déçu de la nouvelle au contraire d'un Ciro finalement bien plus enthousiaste, partant déjà récupérer ses affaires.
— Père ! protestait le jeune garçon.
— Oui ?
— Je suis un homme maintenant et tu dois le comprendre. Je ne manie certes pas aussi bien que toi à l'épée mais personne ne me bat avec un arc et des flèches. Si tu pars pour sauver l'honneur de notre famille, j'en suis aussi. J'aimais Nérilia aussi fort que tu l'aimais, laisses moi venir avec vous.
— Ça sera dangereux.
— Ça le sera moins à trois qu'à deux, répliqua-t-il aussitôt.
Il voulait lui ordonner de rester, utiliser son autorité de père. Il avait beau chercher dans sa tête il ne trouvait pas de meilleurs arguments à abattre. Un sentiment de fierté l'emplissait devant tant d'honneur et de courage. De la peur aussi.
— Très bien, prépares toi alors.
Aiden souriait d'un coup, courant dans sa chambre récupérer ce dont il aurait besoin. Alan n'avait même pas remarqué que Bestyn aussi était sorti de la pièce se préparer. Il ne restait alors que sa femme et lui, côte à côte. Elle souriait désormais.
— Je t'aime Alan. Je veux que tu le saches si l'un de nous venait à partir avant nos retrouvailles.
— Je t'aime aussi. Et nous nous reverrons je te le promets.
— Aiden est comme toi plus jeune, tu ne peux pas lui en vouloir de t'accompagner.
— Je sais. Mais après ce qu'il s'est passé avec Nérilia...
— Moi aussi elle me manque déjà.
Il se pencha vers elle pour l'embrasser. Il ne pouvait ignorer qu'elle avait le teint de plus en plus pâle, et qu'elle faiblissait de jour en jour. Il ne lui restait plus beaucoup de temps, tous deux le savaient.
— Pour Nérilia.
— Pour Nérilia.
Deux gardes de la prison venaient pour accueillir Alan dont le bateau était amarré, chacun une torche à la main. Rien d'anormal jusque-là, c'était le protocole à chaque nouvelle arrivée sur l'île. Une fois accompagné, le navire devait repartir immédiatement et ne revenir que pour récupérer son voyageur pour le retour. C'était la règle pour éviter toute fuite possible de prisonniers. S'il l'un deux venaient à s'échapper, il ne serait entouré que d'eau. Ainsi les tentatives d'évasion, aussi rare soit elle, finissaient toujours en échecs, avec notamment la mort du fuyard, par noyade ou au fil de l'épée une fois qu’il tentait de revenir en arrière.
Il les reconnaissait facilement de loin à force de venir ici à travers toutes ces années. C'était Brandis et Damian, deux jeunes gardes, il avait déjà mangé avec eux, s'était entraîné avec eux et avait même monté la garde certaines nuits avec eux. Il s'efforçait de ne pas penser à leurs noms ou leurs visages. Rien ne devait le freiner. Aiden et Bestyn étaient cachés dans la cale laissant Alan s'occuper seul de la première partie du plan.
— Salut Alan, comment ça va ?
— Très bien, je vous ais même rapporté un cadeau, mais pas un mot à Jorel hein, blaguait-il. J'ai retrouvé du vin dans les caves des archives, je pensais qu'on pourrait le goûter ensemble, la caisse est dedans si vous pouviez m'aider à la ramener ?
— Tu penses bien, c'est exactement ce dont on a besoin !
— Alors là mon vieux, tu es une bénédiction !
Pas une bénédiction malheureusement.
Tous deux avaient accéléraient le pas en direction du bateau sans se soucier de quoi que ce soit. Alan attendait sur le quai le bon moment. Brandis le dépassa par sa gauche quand Damian le faisait par sa droite. Alan pivota alors sur lui-même se retrouvant juste dans leurs dos et révéla dans chacune de ses mains une dague bien aiguisée. Les deux soldats continuaient de s'esclaffaient innocemment en apercevant enfin la caisse tant convoitée. En une fraction de seconde, les rires sombrèrent dans l'écume des vagues. D'une attaque simultanée, il plongea les deux dagues dans leurs nuques, transperçant leurs gorges. L'attaque foudroyante ne leurs avait laissé aucune chance de survie. Sans pouvoir crier à l'aide, ils s'effondrèrent sur les planches de bois, tentant de couvrir leurs plaies béantes de leurs mains après avoir lâchés leurs torches.
Après quelques secondes d'étouffements, ils ne bougeaient plus. Bestyn et Aiden se hâtèrent pour récupérer les corps, et les cacher dans la soute du navire. Puis très rapidement ils aspergèrent le quai encore et encore avec des seaux remplis d'eau de mer, le rouge du sang encore frais rejoignait alors le bleu infini des océans. Les faucons entraînés depuis des années par Alan furent relâchés dans les airs, n'importe quel oiseau portant un message qui réussirait à être envoyé serait alors attaqués et tués par les rapaces. Enfin Bestyn reprenait les commandes du bateau et partit le cacher dans un lieu précis derrière des rochers où Alan avait préalablement installé un piqué ainsi une corde d'amarrage. Un endroit où personne ne viendrait fouiner.
On y est, plus de retour en arrière possible.
Deux gardes en moins voulait dire qu'il en restait encore dix-huit actuellement présent sur l'île, sans compter Jorel. Beaucoup d'autres arriveraient du continent en fin de matinée prendre leurs postes, le temps était ainsi compté. Actuellement beaucoup dormaient encore, il fallait ainsi en profiter. Le dortoir des gardes était situé à l'extérieur de l'enceinte de la prison, au Nord de l'île, non loin de leur amarrage. A cette heure-là de la nuit une des garnisons se reposerait par groupes de six pendant que les autres feraient leurs rondes. Ils étaient ainsi en route vers ce dortoir.
Aiden était posté à quelques mètres en dehors attendant un éventuel fuyard, l'arc à la main, tandis qu'Alan et Bestyn se chargerait silencieusement des gardes dans leur sommeil. A pas de loup, ils entrèrent. Le peu de bruit qu'ils faisaient à cause du cliquetis de leurs armures étaient masqués par des ronflements assez forts d'une partie du dortoir. D'une parfaite synchronisation et très silencieusement ils éliminèrent deux par deux les gardes. Un oreiller dans une main pour étouffer les voix, la dague dans l'autre directement dans le cœur. En quelques minutes à peine, le carnage était terminé. Aucun accroc n'était à signaler, le plan fonctionnait comme prévu. Désormais, l'une des étapes les plus difficile était à venir ; la patience. Six nouveaux gardes arriveront d'ici quelques heures pour dormir à leurs tours, prenant les places des premiers. Alan et Bestyn se préparaient à cette nouvelle rencontre, pendant qu'Aiden était toujours en surveillance en retrait.
C'était le moment d'éteindre leurs torches, permettant à la fois de redevenir discret, mais surtout de ne plus voir les visages des victimes qui les regardaient.
Pour Nérilia, pour Fredrik, et pour Aiden. Je fais tout cela pour eux. Et c'est la bonne chose à faire...
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