Chapitre 1.5
Les Halles, situées en plein cœur de Bois-Aux-Roses, étaient déjà grouillantes d'activité alors même que l'air était encore frais de la nuit. Installé dans les ruines d'un lieu magnifique appartenant à l'Ancien Monde, les Marchands s'installaient tout juste, organisant leurs camelotes sur des présentoirs en bois, et interpellaient déjà les premiers visiteurs. C'était d'ailleurs à qui hurlerait le plus fort, et l'écho transformait ces cris en une véritable cacophonie si bien que Martin se demanda un instant comment faisaient-ils pour ne pas devenir sourd.
D'un pas lourd, le jeune homme s'avança dans l'allée centrale sans faire attention aux colonnes enchâssées qui soutenaient des sublimes voûtes ouvragées. Il ignorait à quoi devait servir cet endroit, mais il était certain qu'on ne s'était pas donné tant de mal pour construire un simple marché couvert. Les commerçants plaisantaient souvent à ce sujet, et beaucoup soupçonnaient un ancien lieu de culte.
D’ailleurs, il se demandait souvent en quoi croyaient les Anciens. Le Déclin avait été si soudain et si violent que le souvenir de leur civilisation avait pratiquement disparu. Durant près de deux cents ans, les rescapés s’étaient contentés de survivre, avant de fonder Bois-aux-Roses, et la mémoire de leurs ancêtres s’étaient perdus dans la nécessité d’échapper aux Ombres. C’était les Rafleurs qui avaient relancé l’intérêt pour l’archéologie Ancienne. Les Rafleurs des Halles avaient exhumés d’étranges statuettes sur lesquelles s’étaient penchés les membres du Collège avec beaucoup d’intérêt. Ils en avaient conclus qu’il devait s’agir de leur panthéon.
Tous les jours, Martin faisait un petit détour pour admirer ces étranges reliques qu’on avait installé dans une corniche à la vue de tous. Un type avec un bouclier, un autre tout de noir vêtu de la cape jusqu’au masque qui brandissait un sabre rouge, une créature verte ainsi qu’une femme arborant une étoile sur la poitrine. L’année dernière, était venue s’ajouter ses propres trouvailles, la figure d’un enfant à grosse lunette avec un éclair sur le front, ainsi qu’un homme en costume orange brandissant fièrement un coutelas. Dubitatif, Martin se pinça les lèvres, pas certains que les Anciens accordaient leurs prières à des Hommes aux costumes aussi bariolés.
Il haussa les épaules et se détourna. De toutes les manières, il n'était pas sûr d'être la personne la plus appropriée pour porter un jugement, mais il ne pouvait s’empêcher de sourire en imaginant la tête que feraient les Anciens devant ce qu’était devenu leur temple.
Arrivé au bout de l'allée centrale, Martin bifurqua à droite. Dans un petit renfoncement, un homme au visage longiligne et aux cheveux grisonnant vérifiait d'un œil expert que tout était en ordre. Martin attira son attention d'un signe de la main auquel il répondit avec enthousiasme.
- Tiens, ricana l'homme. Vl'a mon Rafleur préféré ! Comment tu vas mon Tintin ?
- Salut Guillaume, sourit Martin en retour. Je crois que j'ai des trucs qui pourraient t'intéresser.
Il posa son sac à terre et se massa le bas du dos dans un grognement.
- Tu sais que tu finiras par te faire tuer un jour à force de parcourir la campagne comme ça, sourit le dénommé Guillaume. Ma proposition tient toujours si t'en as marre de risquer ta peau à l'extérieur.
- Merci, mais ça ira, rétorqua l'intéressé. Alors, tu m'en donnes combien pour tout ça ? J'ai de tout !J'ai même déniché de l'argenterie !
Guillaume Maillard se gratta la barbe naissante, avant de vider consciencieusement le sac de Martin, étalant ses marchandises pour choisir ce qui pourrait être revendu un bon prix. Un peu fatigué et l’esprit un peu ailleurs, Martin s’éloigna de quelques pas pour lui laisser le temps de réfléchir, et pour marquer une certaine distance physique entre eux.
Il connaissait Guillaume depuis de nombreuses années, et s'il revenait toujours le voir, c'était avant tout parce qu'il payait bien. Guillaume était une personne riche et influente dont la voix comptait. Il était certain qu’il serait d’ici quelques années à la tête de la compagnie des Marchands, aussi, Martin avait tout intérêt à rester dans ses bonnes grâces – quand bien même il en avait plus qu'assez de ses avances douteuses.
Parfois, le jeune Rafleur songeait qu'il avait beaucoup de chance d'être un homme. On se méfiait davantage d'un type comme lui que d'une femme, parce qu’on soupçonnait instinctivement chez lui une violence animale si bien qu’on se risquait peu à dépasser les limites. Guillaume, qui lui faisait des avances depuis des années ne tenterait rien, de peur de se prendre une droite.
- Pas mal, pas mal, assura Guillaume en inspectant une ampoule. Le fil n'est même pas cassé, elle doit encore être en état de marche. T'as fait de belles trouvailles, mon Tintin !
- Évidemment, siffla Martin en haussant un sourcil. Tu me prends pour un débutant ? Je sais très bien ce qui se vend !
- T'en demandes combien, mon Tintin ?
Le plus jeune sentit sa mâchoire se crisper. Il n'était pas « son Tintin » et d'ailleurs, il détestait ce surnom stupide.
« Rappelle-toi qu’il paye bien ! » crut bon de lui rappeler sa conscience. « Alors tu la boucles et tu lui souris, t’as compris ? »
- Au moins trois-cent-cinquante, affirma-t-il d'un ton sans appel. J'ai pris des risques pour redescendre tout ça.
- Avec les câbles et le matériel électronique ?
- Non. Ça c’est pour Ali, comme d’habitude. Qu’est-ce que tu en ferais de toute façon ?
Guillaume se gratta la barbe, pesant consciencieusement le pour et le contre, sous le regard attentif de Martin qui essaya de l’amadouer d’un sourire.
- Bon, c’est d’accord. Mais c’est bien parce que c’est toi, ajouta-t-il en se dirigeant déjà vers sa caisse.
Les lèvres charnues du jeune Rafleur s’étirèrent davantage encore. Il avait assez peu de scrupules à se servir de ses charmes, bien conscient qu’il fallait bien souvent exploiter les faiblesses des autres pour survivre. Et il savait pertinemment être la faiblesse de Guillaume. Ce n’était certes peut-être pas très moral, mais il fallait bien qu’il essaye de s’en sortir. Et puis, le Marchand n’était pas à plaindre : il dormait sur une véritable petite fortune !
Et puis, il savait pertinemment que personne ne se risquerait à lui faire le moindre reproche. Il avait pour lui l’affection de la vieille Yolande, et avec elle le respect de tous. Elle régnait sur cette confrérie depuis plus de trente ans avec une poigne de fer. C’était elle qui l’avait pris sous son aile pour lui apprendre le métier de Rafleur. Martin savait qu’il pourrait toujours compter sur elle, et sur son vieil ami Ali. Mais en dehors d’eux, il n’avait personne. Guillaume Ménard n'était qu'une relation professionnelle dont il savait parfaitement tirer le meilleur.
Sa solitude le frappa soudain. L'éphémère présence d'Emma l'avait mise en évidence. L'espace d'un instant, cette petite fille avait insufflé un semblant de vie dans son petit appartement sinistre. Martin passa une main dans sa tignasse rêche, fronçant les sourcils. Mais qu’est-ce qui lui prenait ? Il n’avait pas le temps pour ça ! Si cette petite avait décidé de partir, c’était son problème ! De toute façon, il n'avait clairement pas le temps pour ce genre de choses, n’est-ce pas ?
- Voilà, sourit Guillaume en lui tendant trois assignats. Trois-cent-cinquante crédits. Et pour ce prix-là, j’espère que tu accepteras cette fois de venir dîner chez moi.
- Mais pour qui est-ce que tu me prends ? s’étrangla Martin. Je ne suis pas une…
- MARTIN ! OÙ T’ES MARTIIIIIIN ?!
Il sursauta, avant de chercher des yeux la petite fille qui venait de hurler au milieu des Halles. Ses yeux se posèrent sur un éclat flamboyant et son sang ne fit qu'un tour. Ce petit éclat de feu qui ondulait entre les vitrines, il le reconnaîtrait entre mille.
Alors, sans même prévenir Guillaume, il s'élança, bousculant les badauds, sautant par-dessus les étendoirs, avant de se saisir de deux frêles épaules.
- Mais par les Ancêtres, qu’est-ce qui t’as pris de partir comme ça ? rugit-il.
Emma, car c'était bien elle, hurla de peur, avant de reconnaître son sauveur. Ses grands yeux bleus s'embuèrent de grosses larmes. Elle renifla bruyamment avant de se tordre les doigts, mal à l'aise.
- Je cuisine si mal que ça ? sourit Martin pour essayer de dédramatiser la situation.
- N-Non, sanglota l'enfant.
- Alors pourquoi tu t'es enfuie ? insista le jeune Rafleur.
La petite fille baissa la tête avant de danser d'un pied sur l'autre, visiblement mal à l'aise. Elle inspira lentement pour faire taire ses sanglots qui creusaient des rivières sur ses joues couvertes de poussières.
- Mais où est-ce que tu as été te fourrer ? s'agaça Martin en se servant de sa manche pour essuyer son visage. T'es carrément dégueulasse !
La petite ne cessait de sangloter. Elle ouvrit ses petits bras maigrichons, avant de se réfugier son nez mouillé dans le col de Martin en poussant de longs gémissements. Mû par une tendresse nouvelle, il lui rendit l'étreinte, caressant ses longs cheveux emmêlés.
- J'ai vu Grand'Ronces, hoqueta-t-elle. Y'a pu rien ! Tout il a été brûlé !
- C'est pour ça que tu es partie sans rien me dire, comprit Martin. Tu voulais voir ton quartier une dernière fois. Putain, mais tu t'es fait du mal pour rien, lui repprocha-t-il. Qu'est-ce que tu avais besoin d'aller là-bas ?
Martin regretta immédiatement ses paroles tandis que les pleurs de l'enfant redoublèrent. Il était dur, c'était vrai, mais il n'avait pas vraiment le choix. Lui aussi se souvenait avoir été un petit garçon émotif, et ces émotions avaient été tour à tour, manipulés, méprisés, malmenés… Quand on n'était qu'un orphelin, les sentiments n'étaient qu'une faiblesse dont il fallait se débarrasser.
Il avait eu, cependant, plus quinze ans pour apprendre à faire taire les élans de son cœur. Emma en était encore incapable. Alors, doucement, il glissa ses bras sous les maigres jambes de la petite pour la soulever de terre.
Encore une fois, il s'étonna de sa légèreté. Il lui fallait quelque chose de bien plus consistant que de la bouillie de légumes.
- Ne pars plus jamais comme ça sans me prévenir, souffla-t-il au fond soulagé de la tenir contre lui.
- Ç-Ça veut dire que tu veux me garder ? bredouilla Emma, la voix pleine d’espoir.
Il resserra son étreinte, et sans même songer à la reposer à terre, il retourna tranquillement vers l’étalage de Guillaume.
- T'es vraiment crétine, soupira-t-il. Tu crois vraiment que je vais te laisser dormir dehors ? Tu me prends pour qui, franchement !
La petite raffermit sa prise autour de son cou, visiblement soulagée et il ne put s’empêcher de lui caresser les cheveux pour la rassurer.
- Mais au fait, comment tu m’as retrouvé ? Je t’ai jamais dit que je travaillais ici !
- T’es un Rafleur, répondit-elle comme-ci c’était l’évidence même. Y’a que les Rafleurs pour sortir de la Ville, et y’a qu’ici qu’ils vendent leurs trucs. J’étais sûre que tu serais là.
Martin sourit. Elle était moins bête qu’il ne l’avait cru.
- Ne pense plus à Grand'Ronces, conseilla-t-il. Ça te fera plus de mal qu'autre chose. Et puis tu verras : c'est plus calme dans les Bas Quartiers !
D'un pas un peu plus leste, il s'avança au-devant de Guillaume dont les yeux s'étaient fait ronds comme des billes. Martin, un sourire arrogant aux lèvres, toisa le marchand du regard, avant de déclarer d'un ton sans appel :
- J'ai réfléchi : ce sera quatre-cent-cinquante ! J'ai une bouche de plus à nourrir !
- Mais, Tintin, qui est… ?
- Elle s'appelle Emma, répondit laconiquement le Rafleur. Et c'est ma protégée. Alors ? C'est quatre cent cinquante ou rien !
- Enfin, mon Tintin, tu sais bien que ça ne les vaut pas !
- Bon, très bien, sourit Martin en haussant les épaules. Emma, tu veux bien descendre s'il te plaît ?
La petite fille se laissa tomber à terre. D'un air las, Martin récupéra son sac et commença à ranger les quelques bricoles que Guillaume avait déballé pour pouvoir les examiner.
- Je n'ai plus qu'à me trouver un autre acheteur, soupira-t-il. J'en suis navré, mais là, tu ne me laisses pas vraiment le choix…
- Mais enfin, mon Tintin ! Personne ne te l’achètera à ce prix-là ! Tu en demandes beaucoup trop !
- Personne ? Tu en es vraiment sûr ?
Guillaume pinça les lèvres, et tapota du pied. Martin, lui, jubilait intérieurement. À ce jeu-là, il était bien plus fort que lui, et surtout, beaucoup plus coriace. Il ne céderait pas le premier.
- Trois-cent-quatre-vingt-dix ! trancha Guillaume. C’est mon dernier prix !
- Quatre-cent-vingt-cinq, et en prime, je te pardonne ta petite remarque déplacée !
Le Marchand soupira et leva les mains au ciel.
- Ça va ! abdiqua-t-il. Tu as gagné ! Quatre-cent-vingt-cinq ! Décidément, sourit-il, tu obtiendras toujours tout ce que tu veux de moi !
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