Chapitre 2.1
L’Ombre était sur ses talons. Martin accéléra la foulée, tentant vainement d'échapper aux grognements de la bête dont la cavalcade se rapprochait dangereusement. Sa main ne lâchait pas celle de sa mère dont il ne se souvenait pas qu'elle fut si petite. Ses longs cheveux d'un brun chatoyant dansaient autour de son visage aux traits ronds que la peur avait déformés. Son entêtant parfum orangé s'élevait dans les airs, et c'était certainement son parfum que suivait l'odieuse créature.
Mère et fils s'enfoncèrent dans la forêt. Au-dessus d'eux, la lune semblait les suivre du regard, astre de mauvais augure. Martin accéléra encore sa course. Il ne pensait qu'à une chose : la protéger, quoi qu'il lui en coûte. Il ne la perdrait pas, non. Pas cette fois.
Pas encore.
- Dépêche-toi, Maman ! s’épouvanta-t-il.
Sa mère pourtant lui lâcha la main, trébuchant contre une encornure dans le sol. Martin se retourna. Il se figea. L’Ombre était parvenue jusqu’à eux. Le monstre feula en refermant la griffe sur sa cheville. Elle hurla.
Le cœur de Martin se brisa. Il voulut la rejoindre pour la sauver, mais il ne put faire le moindre pas. Ses pieds s'étaient soudain englués dans le sol. Sa respiration s’était coupée. Sa gorge s’étrangla dans un sanglot. Sa poitrine fut enserrée dans un étau chauffé au fer blanc.
L’Ombre allait la tuer.
- Maman ! Maman !
Il l’avait déjà perdu une fois. Elle l'avait comme emporté dans la mort sans pour autant qu'il puisse l'y accompagner. Tout en lui n'était plus que regrets et remords. Tous ces mots qu'il n'avait pas pris la peine de lui dire, ces étreintes qu'il lui avait refusées, ces sourires qu'il n'avait pas eut le temps de lui rendre, tout ça lui clouait encore la langue.
Non. Pas encore. Pas une seconde fois.
Inconsciemment il leva la main. Celle-ci se recouvrit de glace et cependant, il n'en ressentit pas la morsure. Lentement il plia l'annulaire et l'auriculaire, avant de les relever. Il plia ensuite l'index et le pouce, et recommença. Une fois, deux fois, trois fois…
Au loin, apparu une silhouette petite et trapue, malgré tout sublime dans un long manteau bleu égyptien orné de broderies dorées. Troublé, Martin croisa son regard bienveillant. Il sentit quelques larmes émues glisser le long de ses joues.
Ces yeux appartenaient à un homme aux traits doux, et au sourire tendre. L'inconnu l'encouragea d'un signe de tête, avant de lever la main à son tour et d'imiter ses gestes avec plus de convictions. Il semblait vouloir le rassurer et lui indiquer comment maîtriser le sort. Martin se concentra. Un souffle glacé s’échappa d’entre ses doigts et se déploya, repoussant l'odieuse apparition.
Et puis plus rien. Le vide. Le monstre, sa mère et l’inconnu avaient disparus. Ne restaient plus que ce bois sans fin, et cette brume gelée qui se faisait plus épaisse à chaque instant. Et Martin se sentit soudain bien seul, et triste. Incommensurablement triste…
*
Bien évidemment, tout ceci ne pouvait être qu'un rêve, et c'était avec un terrible sentiment de solitude que Martin se réveilla aux premières lueurs du jour. Passant une main sur son front brûlant, il expira bruyamment avant de rouler sur le côté.
Il ne pouvait réécrire le passé que dans le secret de ses songes. C'était une douce torture qu'il ne cessait de revivre à chaque fois qu'il fermait les yeux, et qui n'avait pour conséquences que de l'accabler davantage. Car au petit matin, rien n'avait changé.
Sa mère était partie depuis des années. Elle avait été dévorée par des Ombres, et il ne pouvait rien y faire. Il avait pourtant essayé si longtemps de cadenasser sa douleur, de tout retenir ne serait-ce que pour continuer à vivre. Mais à chaque rêve, c’était comme-ci quelqu’un lui arrachait de nouveau le cœur. On disait pourtant que le temps arrangeait tout. Si c’était vrai, alors le temps était sacrément en retard…
- T'as encore fait un cauchemar, remarqua Emma.
Martin grogna, avant de se redresser à moitié. Emma, assise sur une pile de vêtements, le regardait de ses grands yeux curieux. Le jeune homme sourit, avant de se gratter l'arrière de la tête.
- T'aurais au moins pu faire le petit déjeuner, grogna-t-il d'une voix que le sommeil avait rendu rauque.
- J'sais pas faire !
- Tu te fiches de moi ? Je t'ai montré hier ! Et avant-hier ! Et avant-avant-hier !
- J'sais toujours pas faire. Et pis j'aime pas ce que tu fais !
Martin leva les yeux au ciel, avant de rejeter la couette à ses pieds, de se redresser et de s'approcher du réchaud en bougonnant. Encore assez mal réveillé, il s'installa en tailleur devant, l'alluma, prit une poêle et y cassa deux œufs. Après quoi, il y fit chauffer de l'eau avant d'y mélanger deux ou trois cuillères de chicorée.
- Tiens, bâilla-t-il en lui tendant une tasse et une assiette. Mange. Tu t'es un peu remplumée, mais c'est pas encore ça !
- C'est pas bon ! rétorqua Emma en le remerciant d'une moue dégoûtée.
- Ha ! Mais tu vas arrêter de râler ? s'emporta le jeune Sorcier. Si t'es pas contente, tu n'as qu'à te débrouiller toute seule ! Ce sera ça où rien d'autre, pigé ?
De mauvaise grâce, la petite fille porta la tasse à la bouche. Satisfait de son silence, Martin attaqua sa propre assiette sans grand enthousiasme. L’œuf était baveux.
- Ouais bon, admit-il, t'as raison, ça manque un peu d'assaisonnement. On ira voir sur le marché si on trouve pas quelque chose de mieux.
- Je veux de la brioche !
- T'as pas fini de dire « je veux » ?
La pédagogie n'avait jamais été son fort, mais Martin devait au moins reconnaître qu'un œuf au plat et une demi-tasse de chicorée n'étaient pas réellement un petit-déjeuner approprié pour une enfant. Et puis, la pauvre mangeait quasiment la même chose depuis trois semaines, il était légitime qu'elle finisse par se lasser.
Il se trouva lamentable. Trois semaines déjà qu'il avait pris Emma sous son aile, et il n'était toujours pas fichu de lui préparer un repas digne de ce nom. Lui qui n'était déjà pas capable de s'occuper de lui-même, comment pouvait-il subvenir aux besoins d'une petite fille ?
- Où c'est qu'on va, aujourd'hui ? demanda sa petite protégée.
- Vers les Mines de Sans-Soleil. Il y a une ou deux anciennes villes que personne n'a vraiment exploré. C'est à deux ou trois heures de marche. Mais tu n'es pas obligée de m'accompagner, tu sais ? Tu pourrais, je sais pas… allez à l'école, par exemple ?
Emma répondit à son sourire taquin par une langue dûment tirée. Comme tous les enfants de son âge, elle détestait l'école. Du reste, il comprenait pourquoi : il n’y en avait qu’une à Cour des Rois, et il y avait tant d’élève qu’il était pratiquement impossible d’y apprendre quoi que ce soit ! Mais au moins, les enfants y étaient gardés la journée, étaient occupés, correctement nourris, et en sécurité – ce qui, il ne s’en cachait pas, l’aurait drôlement arrangé.
- Tu sais, souffla Martin d’une voix plus grave dans l’espoir de l’effrayer, là où je vais c'est très dangereux. J'ai failli y laisser des plumes plus d'une fois !
- M'en fiche ! Je veux pas rester là toute seule !
- On pourrait aussi ne pas rentrer avant la tombée de la nuit et croiser des Ombres…
La technique était basse, néanmoins efficace. Le souvenir de cette abomination sur pattes se penchant sur elle arracha un tremblement à la petite. Une moue boudeuse aux lèvres, elle accepta d'éventuellement aller à l’école. De mauvaise grâce, mais c’était déjà ça. Pas peu fier de lui, Martin avala une gorgée de chicorée et grimaça. Elle était amère.
« Pas étonnant qu’elle n’en veut pas ! rit sa conscience. Même toi, tu n’arrives pas à le boire ! »
- Martiiiiiin… hésita-t-elle.
- Hm ?
- J'peux t'poser une question ?
- Je t'autorise à m'en poser une deuxième.
Devant la mine ahurie de l’enfant, Martin leva les yeux au ciel. Parfois, il oubliait qu’elle n’avait que huit ans.
- C’était une blague. C’est parce que tu m’as… bref ! Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Mal à l'aise, Emma se mordit l'intérieur de la joue, avant de finalement se lancer :
- Est-ce que ta Maman, elle s'est fait manger par une Ombre ?
Martin frémit. D'une geste un peu dolent, il reposa son assiette à même le sol, avant de se racler la gorge pour se donner une contenance.
- Alors je parle toujours en dormant, remarqua-t-il avec un sourire amer. Hé bien oui, admit-il. J'avais pratiquement ton âge quand elle est partie. M'enfin, c'est du passé.
- Et ton Papa ?
Le regard de Martin se perdit dans un lointain qui n'appartenait qu'à lui. Ses sourcils se froncèrent, dessinant une ride soucieuse au milieu de son front. C’était une bonne question. Son père était une énigme. S'il avait bien connu sa mère, Léa, une très belle femme aux grands yeux noirs et au sourire large, il ne savait en revanche presque rien de son père.
Sa mère l’appelait « Ben », et pour ce qu’il en savait, il pouvait très bien s’appeler « Benjamin » ou « Benoît ». La seule chose dont il était certain, c’était qu’il était mort quelques jours avant sa naissance. Pour ce qui était du reste, il ne pouvait se fier qu'aux rares discussions qu’il avait eut avec sa mère. Il savait qu'elle l'avait aimé du plus profondément de son cœur, puisqu'elle avait été incapable d'évoquer son souvenir sans fondre en larmes. Elle lui avait néanmoins appris qu'il était gauche, maladroit, qu'il riait à ses propres blagues – et qu’elles n’étaient jamais drôles –, mais surtout, qu’il était courageux.
Martin ignorait tout le reste. Sa mère avait toujours refusé de répondre à la moindre de ses questions. Elle n'avait pas même une photo pour se rappeler de son visage. « Tu ressembles à ton père, avait-elle assuré un soir malgré tout. Tu as ma beauté, mais tu as sa noblesse ! »
Alors, il se l'était imaginé héroïque, brillant, et donc forcément Garde ! Lorsqu'il en avait parlé à sa mère, elle avait simplement ri avant de lever les yeux au ciel, comme si cette éventualité était ridicule. Bien évidemment, en grandissant, il s'était empressé de vérifier si le nom de son père n'avait pas été figé dans les murailles. Il y avait bien trouvé un « Benjamin », un « Benoît » et même un « Benedict » ! Rien qui puisse prouver que son paternel ait été Garde, néanmoins, l'image d'un géniteur en long manteau brodé avait certainement quelque chose de rassurant.
- Je l'ai pas connu, éluda Martin en haussant les épaules. Et toi, qui étaient tes parents ?
- Je sais plus, admit Emma. C'est Mamie qui m'a élevée. Mais elle est partie, elle aussi. Tu crois qu'elle a rencontré tes parents dans les étoiles ?
Martin ricana. Sa mère aussi lui avait raconté cette jolie fable selon laquelle les âmes des personnes disparues s'élevaient jusque dans le ciel étoilé, sans doute pour observer le désastre de là-haut. L'idée de ne plus être qu'une pensée qui se laissait porter entre les vents solaires et les galaxies était tentante, mais Martin n'y avait jamais vraiment cru.
- J'en sais rien, soupira-t-il. Peut-être. En tout cas, si ma mère et ta grand-mère nous regardent, elles doivent être furieuses ! Tu as de l’œuf jusque dans les cheveux ! Regarde-toi ! Quand est-ce que tu apprendras à manger correctement ?
- Quand tes œufs seront pas baveux !
La répartie de la petite fille lui arracha un rire admiratif.
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