Chapitre 2.2
- Je ne t'ai pas acheté une écharpe pour qu'elle traîne par terre, Emma !
- Mais elle gratte !
- J'ai pas le temps de m'occuper d'une petite fille malade, alors enroule-la autour de ton cou et dépêche-toi !
Un vent violent s'était levé ce jour-là. Il était sec, froid, et suffisamment bruyant pour que Martin soit obligé de hurler pour se faire entendre. Ceci dit, ça ne le changeait pas vraiment de l'ordinaire. Il vivait depuis un peu plus d'un mois avec Emma, et il lui semblait que plus elle reprenait du poids, plus elle devenait insolente. Mais il avait beau la traiter de « Sale gosse ! », il ne pouvait sempêcher de sourire à chacune de ses bêtises.
L'improbable duo gravit péniblement les trop longues marches qui menaient jusqu'aux remparts de Bellevue. À mesure qu'ils montaient péniblement ce vieil escalier taillé dans la pierre, les bourrasques devenaient violentes. Les longs cheveux dEmma se dressaient sur sa tête avant de revenir sur son visage, ce qui la faisait rire. Martin, lui, songeait qu'au moins, ils ne seraient pas gênés par la foule. La promenade le long des remparts était particulièrement populaire, sauf lorsque la mer était déchaînée, comme aujourd'hui.
- Je n'en reviens pas que tu n'aies jamais vu la mer, hurla Martin. T'es jamais sortie de Grand'Ronces ou quoi ?
La petite fille franchit les derniers degrés en quelques bonds. Martin l'y suivit, et éclata franchement de rire en la voyant sautiller péniblement pour atteindre le rebord.
- Hé ! Pas si vite, soupira-t-il en la saisissant par les aisselles pour la soulever et la prendre dans ses bras. Alors ?
Emma en eut le souffle coupé. Il fallait dire que le quartier portait effectivement très bien son nom : Bellevue surplombait les falaises et offrait une perspective saisissante sur la mer qui sétendait jusquà linfini, au sud de Bois-aux-Roses. Ce jour-là, elle était particulièrement agitée. D'immenses vagues se brisaient sur la jetée dans un fracas terrible. Par-dessus la houle, les mouettes ricanaient en décrivant de larges cercles à la recherche de sardines ou d'anchois, un spectacle particulièrement prisé par les habitants.
Se penchant en contre-bas, Emma pu admirer, par-delà le parapet de pierres, les rochers sombres balayés par les flots. C'était si haut que c'en était vertigineux. Fascinée, elle tordit le cou pour en apercevoir davantage, avant de relever la tête vers l'horizon. Au loin, il n'y avait rien. Les nuages gris et le large se mêlaient l'un à l'autre.
- On pourra se baigner tout à l'heure ? interrogea la petite.
- Et attraper une pneumonie ? Hors de question ! On verra cet été, mais pour l'instant c'est hors de question !
- Mais je veux m'approcher de l'eau !
- Certainement pas ! Allez, viens ! soupira-t-il en la reposant à terre. On va faire le tour !
D'un pas tranquille, Martin et Emma déambulèrent le long des remparts, profitant du paysage fantastique qui s'offraient à eux. En serrant la main de sa cadette comme s'il avait peur de la perdre, il lui parla des vieux bateaux qui naviguaient par beau temps et que l'on pouvait admirer au loin. Ils revenaient en fin de matinées, les filets remplis de poissons, et d'objets en plastiques laissés par les Anciens.
- Alors ils étaient méchants ? hésita lenfant.
Difficile de répondre à cette question. Les rares écrits qui leur restaient évoquaient des mers épuisées, des sols acides et un air vicié par des villes tentaculaires. Aujourd'hui, c'était difficile à imaginer.
- La Charité n'a rien compris, avait pesté la vieille Yolande après avoir avalé une bonne gorgée de gnôle. Les Ombres n'sont pas venus à cause des Sorciers. C'est les Anciens qu'les z'ont attirés en détruisant leur monde. Et nous, on paie les conséquences de leurs erreurs !
Mais ça, c'était difficile de l'expliquer à une fillette. De toute manière, tout à ses observations, elle s'était désintéressée de la question.
- Je veux venir ici tous les jours ! exigea-t-elle en bondissant à présent à ses côtés.
Martin leva les yeux au ciel.
- T'as pas fini de dire « Je veux » à longueur de journée ? Viens, on va s'approcher du Bastion ! Je suis sûr que tu ne l'as jamais vu
Les grands yeux verts d'Emma se firent soudain plus brillants. Cela lui suffit comme réponse. Le jeune homme haussa un sourcil, avant de déclarer d'un ton badin :
- Quand j'avais ton âge, je déambulai partout dans la ville.
- J'suis sûre que c'est pas vrai, rétorqua Emma.
- Hé, si ! J'allais absolument partout, même là où il faut pas ! J'ai même essayé d'entrer dans la Haute Ville, une fois ! Évidemment, on m'a renvoyé chez moi à coup de pompes dans les Bas Quartiers !
Martin lut dans les yeux d'Emma toute l'admiration qu'elle avait pour lui en cet instant. C'était pourtant là un demi-mensonge. C'était vrai, il avait réussi, il ne savait trop comment d'ailleurs, à se débrouiller seul durant une grande partie de son enfance, errant de part et dautres en échappant à la Charité à qui lon confiait les orphelins par tradition. Il avait vécu de petits travaux, de mendicité et surtout de chance jusquà ce qu'il rencontre la vieille Yolande. C'était elle qui lui avait mit le pied à l'étrier en le formant au dur métier de Rafleur.
Et c'était aussi vrai qu'il s'était approché de la Haute Ville, là où vivaient les gens les plus fortunés et le Roi. Martin ne l'avait vu qu'une fois lors d'une procession sur la Cour des Rois en compagnie de sa mère, et c'était mû par la curiosité qu'il s'était approché.
Protégé par cinq Miliciens à l'allure sévère, il avait serré une dizaine de mains avant de s'en retourner dans la Haute Ville. L'enfant qu'il était alors s'était demandé ce qu'avait fait cet homme pour mériter de tels honneurs.
Mais plus proche de Haute Ville encore, cétait du Bastion qu'il s'était approché sans pour autant trouver le courage d'y pénétrer, peu désireux d'affronter les Gardes qui en surveillaient les limites. Au-delà même de sa curiosité, il vouait déjà une admiration sans bornes pour ces longs manteaux bleus de nuit, et il aurait tant aimé voir à quoi ressemblait l'intérieur. C'était, disait-on, une ville à l'intérieur même de la ville, et rares étaient les privilégiés à s'y être promenés.
Mais ça, bien sûr, tout ça, il se garda bien de le dire à Emma. Et puis ça ne lui déplaisait pas qu'elle s'imagine qu'il soit un héros sans peurs et sans reproches.
- C'est ça le Bastion ? hésita l'enfant justement fixant un immense bâtiment que l'on devinait au loin.
- Ouais, approuva Martin dans un sourire. C'est « ça. »
Dressé sur la pointe de la falaise, le Bastion, inflexible, inébranlable, semblait ne faire qu'un avec la mer déchaînée. De là où ils se trouvaient, ils ne pouvaient qu'admirer ses hauts remparts, son immense tour carrée que l'on distinguait par contraste de la pierre jaune avec le ciel gris.
Par-delà sa muraille, l'on distinguait des corps de bâtiments d'aspect sévère qui semblaient s'emboîter les uns aux autres dans un agencement approximatif. Martin en devinait à peine des toits en tuile rouge qui surplombaient une succession de fenêtres toutes semblables. Et plus haute encore que le reste, la vigie semblait veiller sereinement sur Bois-Aux-Roses.
Le Bastion n'avait en soi rien d'engageant, c'était vrai. Mais enfant, Martin n'avait eut qu'un rêve : c'était d'en arpenter ses allées et ses jardins. La vieille Yolande, qui avait eu l'occasion d'y entrer à de nombreuses reprises, lui avait parlé d'une cour où poussaient des orangers, de figuiers suspendus sous une grande pergola, et d'un immense potager particulièrement odorant.
- Ces gens-là, mon garçon, avait-elle assuré, y savent vivre, crois-moi !
Martin n'avait jamais vu d'oranger. Ni de chemin aromatique. Et ses grands yeux d'adulte n'avaient pas perdu leur émerveillement.
- On s'approche encore ? osa Emma.
- Non, soupira Martin. Ali va nous attendre, j'ai des trucs à lui vendre.
La petite pinça les lèvres, mais ne dit rien, certainement boudeuse. Le jeune homme leva les yeux au ciel. Qu'elle fasse un caprice, tiens ! Martin commençait à en avoir l'habitude. Sa petite moue contrariée et ses grands yeux humides avaient, depuis longtemps, cessés de l'attendrir.
L'improbable duo s'en retourna alors non sans regretter, l'un comme l'autre, de ne pas être entré dans le Bastion sous un vent qui ne faiblissait pas.
- Hé, regarde ! sourit la petite fille en pointant quelqu'un dun index impoli. Tu crois que c'est une Garde ?
Martin, qui avait baissé la tête pour protéger ses joues dans son col, suivit le regard de l'enfant. Face à eux, bravant elle aussi les bourrasques glacées, une mince silhouette dans un élégant manteau corbeau s'avançait, rentrant probablement au Bastion après une permission. Ses bottes claquaient durement sur le bitume, tandis que ses cheveux bruns, coupés en un carré très strict, s'envolaient tout autour de son visage dans un ballet chaotique.
- Peut-être, admit Martin. Allez, viens.
Mais lorsqu'ils arrivèrent à sa hauteur, Martin sentit ses pouvoirs s'agiter sans qu'il en comprenne la raison. Surpris tant pas la violence de sa Magie que de son affolement soudain, il s'arrêta, figé.
- Qu'est-ce qu'y a ? hésita la fillette. Pourquoi tu t'arrêtes ?
Un tremblement parcouru son échine. « Non, pas maintenant ! » sépouvanta Martin. Fermant les yeux, il inspira longuement, essayant désespérément de calmer la tempête qui faisait rage à l'intérieur de sa poitrine. C'était cependant peine perdu. Jamais il n'avait réussi à contrôler ses pouvoirs ! Il fallait croire que ceux-ci se manifestaient quand ça leur chantait
La fillette glapit tandis que les doigts de son jeune sauveur se recouvraient de glace. Heureusement, le givre n'avait fait que l'effrayer et ne s'était pas accroché à sa peau. Elle porta immédiatement ses petits doigts à sa bouche non sans émettre un grognement furieux.
- Tu m'as fait peur ! lui reprocha-t-elle.
Elle était cependant loin d'imaginer que son sauveur puisse être aussi terrifié qu'elle. Les manifestations chaotiques de ses pouvoirs étaient indomptables, et sans doute était-ce la présence d'une autre Sorcière qui les avaient réveillés. Sonné, Martin s'appuya contre le parapet de pierre. Sa Magie puisait ses forces dans les siennes. Ses jambes se dérobèrent. Un vertige le saisit.
- Martin ? hésita Emma en le saisissant par la veste. Martin, ça va ?
- Recule, Emma ! s'épouvanta l'intéressé en la chassant d'un signe de la main.
Une très mince couche de glace se cristallisa sur le muret. Le jeune homme, incapable de reprendre le dessus sur son propre corps, n'avait qu'une pensée : protéger la petite Emma de lui-même.
Intriguée, celle qui était probablement Garde s'était arrêté. Le coeur de Martin manqua un battement. La Garde avait pour mission de protéger Bois-aux-Roses, contre les Ombres d'abord, mais aussi contre tous ceux qui pourraient représenter un danger pour ses citoyens.
Un Sorcier incapable de se contrôler était autant une menace qu'une Ombre. En écho à sa terreur, la glace qui s'agitait au creux de sa poitrine se fit plus menaçante encore, comme si elle tentait de le protéger. Le givre recouvrit ses joues, armure dérisoire.
La jeune Garde osa un pas dans sa direction. Emma, qui malgré son jeune âge comprenait bien trop souvent les enjeux de son sinistre monde, s'interposa. Ses petits poings s'écrasèrent sur le long manteau noir de cette femme menaçante.
- Laisse-le tranquille ! hurla la petite. Laisse-le ! T'approche pas !
La Garde éclata de rire.
- Mais qu'est-ce que cest que ce gnome ? Hé ! Du calme ! J'ai pas l'intention de faire du mal à qui que ce soit, d'accord ?
Son visage n'exprimait en effet ni peur, ni méfiance. Elle semblait, au contraire, plutôt amusée par la situation. Pourtant, Martin ne voyait pas ce quil pouvait y avoir de drôle à perdre le contrôle de ses pouvoirs.
- T'es un Destructeur, lâcha-t-elle comme on pose un diagnostic. J'aurais bien aimé être une Destructrice moi aussi, même si c'est une Allégeance particulièrement difficile à maîtriser
- Qu'est-ce que vous me voulez ? trancha Martin d'une voix blanche.
- Rien du tout ! Je veux juste t'aider, assura la jeune femme. Je m'appelle Valentine Hoffmann, crut-elle bon de se présenter comme pour instaurer une confiance. Je vais m'approcher, et tu vas rien me faire, d'accord ?
Emma tira sur son manteau, mais Valentine l'ignora superbement. Elle fit encore un pas dans la direction de Martin avant de fléchir les genoux pour se mettre à sa hauteur. Martin remarqua alors qu'elle était plus grande que lui d'au moins une tête.
- D'abord, on respire ! Parce que là, se moqua-t-elle, t'as surtout l'air d'un poisson hors de l'eau ! Allez, le conseilla-t-elle. On respire ! Et ne te courbe pas, redresse-toi ! Ta Magie n'est pas ton ennemie. Il faut que tu la laisses venir à toi.
- Mais...
- Contente-toi de faire ce que je te dis ! Ferme-les yeux, inspire lentement ! Ça devrait pas être trop compliqué, si ?
N'ayant pas d'autre choix que de l'écouter, Martin obtempéra. Il dut cependant constater qu'elle avait raison : en se redressant et en se forçant à respirer lentement, il parvenait à apaiser le blizzard qui menaçait de le submerger.
- Hé ! Bah voilà ! le félicita Valentine en se redressant. Tu vois quand tu veux ? Quand je suis entrée à l'Académie, ajouta-t-elle avec un sourire goguenard, on m'a suggéré, d'orienter ma Magie vers quelque chose de très simple plutôt quand je perdais le contrôle. On pourrait essayer de de créer un peu de neige, tiens ! rit-elle. Tu crois que c'est possible ?
- Je n'ai jamais réussi à faire ça ! rétorqua Martin.
- Non ! Tu n'as jamais essayé, contra Valentine, c'est pas totalement la même chose ! Essaie juste de visualiser dans ton esprit l'idée de la neige, d'accord ? On va voir si ça marche !
Sceptique, Martin songea qu'il ne perdait rien à faire au moins une tentative. Ce ne pourrait de toute façon pas être pire ! Il se plongea alors dans les méandres de sa mémoire avant de se rappeler des premiers flocons qui tombaient sur la ville, de la joie des orphelins lorsque les rues disparaissaient sous le manteau blanc de l'hiver, des rudes batailles de boule de neiges qu'ils prenaient alors très au sérieux.
Il sentit immédiatement que quelque chose avait changé. Ses pouvoirs s'étaient naturellement dirigés vers le creux de sa main, soudain dociles. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il ne put s'empêcher de rire devant les quelques cristaux de glace fragile que le vent emportait au loin.
- Cest pas mal, admit Valentine. Y'a de la place pour les progrès mais c'est déjà pas mal...
Lorsque sa Magie redevint silencieuse, il remercia Valentine d'un sourire, avant de s'accroupir pour se mettre à la hauteur d'Emma. Aussitôt, celle-ci se blottit dans ses bras, avant de se laisser soulever.
- Tu comptes pas m'arrêter, n'est-ce pas ? osa Martin non sans sarcasme.
- Je suis une Aspirante. Même si je le voulais je le pourrais pas. Et puis, franchement, pourquoi je ferais ça ? Bon, rit-elle, à qui ai-je l'honneur ?
Elle lui tendit la main. Il la serra sans hésiter.
- Martin.
- Juste Martin ?
- Tout le monde n'a pas la chance davoir un nom de famille.
Valentine n'ajouta rien. Qu'y avait-il à dire de toute façon ? Elle se tourna vers la petite fille qui, méfiante, avait serré ses petits bras autour du cou de Martin.
- Et toi, comment tu t'appelles ?
- Il est moche ton manteau ! attaqua la petite. Il est tout noir ! Y'a rien dessus ! T'as le manteau le plus moche de toute la Garde !
- Emma ! s'agaça Martin.
Valentine sourit davantage. Elle ne semblait pas vexée. Elle tendit une main dissimulée sous un gant de cuir noir à la petite, avant de souffler dans sa paume. L'espace d'une seconde, il ne se passa rien. Puis, la réalité au creux de ses doigts sembla se déformer. Quelques étincelles d'un rouge pourpre s'élevèrent soudain dans les airs, avant de disparaître.
- T'en fais pas pour ça. Bientôt, j'aurai gagné mes broderies, et tu voudras avoir le même !
Elle tira la langue à la petite fille, avant de rajuster son col.
- N'oublie pas, rit l'Aspirante, laisse venir la Magie, et ensuite seulement, dirigez-la. Ne la contrarie pas. Il faut qu'elle devienne ton alliée, pas ton esclave. Et oublie pas de respirer !
Et sur ces quelques mots, elle reprit son chemin. Martin la suivit du regard un instant, jusqu'à ce qu'elle ne franchisse les lourdes portes du Bastion et qu'elle ne disparaisse derrière. Sa Magie, elle, s'était apaisée. Elle était de nouveau silencieuse et invisible.
- Martin, c'est quoi une Allégeance ? l'interrogea Emma.
- Aucune idée. Et puis, je t'en pose, moi, des questions ?
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