2ème partie

19 minutes de lecture

J’en ai presque la tête qui tourne. Leur organisation est riche ! Mais genre, vraiment riche ! Je me doutais bien évidemment qu’il devait y avoir beaucoup d’argent, mais de là à posséder un château pareil et un village entier… S’en est absurde ! Est-ce que c’est seulement possible de posséder un village ?

Mon voiturier ouvre sa fenêtre et discute avec un homme armé d’une kalachnikov, lui aussi en costume. Ils se font deux espèces de bisous sur la joue avant que les gardiens ouvrent l’immense porte en fonte forgée pour nous laisser rentrer.

La voiture met au moins quinze secondes à traverser la route de gravier qui nous sépare de l’entrée. Et lorsque le moteur s’arrête, je réalise à quel point le lieu est calme. J’attends qu’Andrëi vienne m’ouvrir la porte, pas tant par plaisir, mais plus par respect pour son métier. Et lorsque je sors enfin, je suis écrasé par ce monument qui s’étend sous mes yeux. Son style, bien que je ne m’y connaisse que très peu, me fait penser à un mélange entre de l’orthodoxe et un style plus européen. Quand je parle de châteaux, je ne parle pas d’un château fort bien sûr, il est beaucoup plus récent. Cela me fait penser à ce château français que j’ai vu lors de mes recherches, vers Paris. En plus petit –heureusement–, mais cela reste monstrueusement impressionnant !

Deux autres gardes se tiennent devant l’entrée aux proportions invraisemblables. À croire qu’elle a été construite pour des géants. Andrëi me salue, sort ma valise du coffre et remonte dans l’Allemande avant de la faire ressortir de la propriété. Me voilà seul face à ces deux molosses dont le fusil d’assaut pend dans le dos. Ils me fixent, sans rien dire. J’ai l’impression d’être sur un poteau d’exécution…

Jusqu’à ce que j’aperçoive la porte s’ouvrir lentement. J’imagine qu’ils doivent les laisser ouvertes en été, mais le temps commence à dangereusement se rafraichir maintenant. Déjà que ça ne doit pas être évident de chauffer un édifice d’une telle taille.

En parlant de taille, celle de la porte en bois sculpté fait passer l’homme qui en sort pour en nain. Mais non, il fait bien la même taille que moi. Il descend les quelques marches en pierre qui nous sépare et attrape immédiatement ma valise, comme s’il avait peur que je lui arrache des mains. Chemise blanche habillée d’une veste et d’une cravate noire. J’imagine qu’il s’agit d’un serviteur lui aussi.

« Si monsieur veut-bien me suivre, Tatiana m’a demandé de vous guider vers votre chambre.

— Tatiana ? C’est elle la cheffe du cercle ?

— Monsieur, si je puis me permettre, Tatiana est votre hôte.

— Et quel est son nom ?

— Tatiana préfère qu’on l’appelle par son prénom, monsieur. »

Il prend les devants et remonte les marches, comme pour me dire de me taire après avoir esquivé mes deux questions.

L’intérieur n’est étonnamment pas du tout à l’image de l’extérieur. Là où je m’attendais à trouver des chandeliers en or et des lustres en cristal, je tombe des nues en apercevant la décoration bien plus minimaliste et moderne. Il y a des couloirs de part et d’autre couverts de tableaux, mais je ne prends pas le temps de tout observer en détail, obligé de suivre le pas rapide du majordome.

Ce dernier emprunte l’immense escalier qui remplit le hall d’entrée. À croire que cette pièce ne sert qu’à accéder à ces marches. J’écoute mes pas résonner dans l’immensité du lieu tout en zyeutant les murs. Ils sont couverts de papier peint noir aux motifs écarlates ou pourpres, bien loin des dorures sur fond blanc que l’on trouve généralement dans ce genre de lieu. Heureusement que les immenses fenêtres viennent apporter de la lumière à cet endroit obscur.

De toute manière, le lieu semble aménagé pour les réceptions de nuit à en juger par les immenses projecteurs disséminés un peu partout. Il y a aussi des néons accrochés au mur… Ce mélange entre décoration de bar et château pompeux me met plutôt mal à l’aise pour être honnête, mais je garde ma curiosité en laisse et finir par arriver en haut des marches.

Encore plus de couloirs. Cela me permet d’admirer le papier peint de plus près. Ce n’est tout de même pas tous les jours qu’on en voit un si particulier. Le fond est d’un noir profond, laissant penser qu’une âme malheureuse pourrait tomber dans le néant si elle s’appuyait par mégarde contre le mur. Quant aux motifs, ils sont répétés en boucle. Des traits fins d’une couleur rouge ou violette en fonction de l’angle et de la lumière. Ces traits s’entrelacent pour représenter… Je ne suis pas sûr à vrai dire. Mon subconscient me susurre bien une réponse, mais ça ne peut être ça. C’est probablement le symbole du cercle ! Ou celui de la famille qui possède ce château, tout simplement. Cela ne fait qu’épaissir l’aspect mystique du lieu.

Il y a énormément de portes, et vu à quel point elles sont rapprochées, je devine aisément qu’il s’agit de chambres. Le serviteur s’arrête devant l’une d’entre elles et me l’ouvre. Une fois de plus, pas de lit à baldaquin ni de peinture d’un tsar quelconque. C’est une chambre très simple, avec un bureau en chêne massif sur lequel repose une liseuse, une armoire qui fait probablement office de penderie et un lit des plus basique qui semble tout de même extrêmement confortable. Le strict minimum pour bien dormir.

« Les commodités se trouvent au fond du couloir monsieur. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, peu importe l’heure, vous avez un bipeur posé sur le bureau pour m’appeler. Je suis toujours disponible, sauf pendant les festivités bien évidemment. Tatiana m’a dit qu’elle viendra vous chercher elle-même dans une quinzaine de minutes. »

Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit qu’il ferme la porte, juste après avoir dit en cachant un sourire: « Et bon séjour parmi nous. »

À mon service, à mon service, c’est vite dit… S’il avait pu s’envoler par la fenêtre pour éviter de répondre à mes questions, je suis sûr qu’il l’aurait fait. Je soupire avant d’ouvrir ma valise.

Je peux voir par ma fenêtre l’entrée de la bâtisse ainsi que le village qui se tient derrière les immenses grilles métalliques. Les invités commencent à arriver à en juger par toutes les voitures qui se garent vers les habitations. Cependant, aucune autre ne rentre dans l’enceinte du château. Pour le moment.

Quelqu’un finit finalement par toquer. C’est nerveux que je m’approche de la porte, dans un silence bien surprenant de la part d’un plancher si vieux.

C’est sans réellement savoir à quoi m’attendre que j’ouvre. Mes yeux se posent sur cette femme et ma première réflexion est de me dire qu’elle est bien jeune pour posséder un château. On doit avoir le même âge, à quelques années près. Je réalise qu’elle aussi a ce je-ne-sais-quoi dans les yeux qui me fait vriller, à l’instar du chauffeur. Maintenant que j’y pense, je n’ai même pas fait attention si les gardes ou le majordome possédaient eux aussi cette particularité. Peut-être m’y suis-je simplement habitué après 2 jours avec Andrëi.

« Bonjour Dimitri. »

Son apparence me rappelle celles des membres que j’ai espionnés pendant des mois. En beaucoup moins vulgaire. Les côtés de son crâne sont rasés, tandis que les cheveux restant sur le dessus sont coiffés avec une élégance et un soin tout particulier. Leurs pointes sont d’un violet métallique magnifique, qui doit être profondément difficile à entretenir. Son regard, en plus d’avoir cette aura hypnotisante qui m’ensorcèle d’un battement de cil, est sublimé par un eye-liner qui lui donne des yeux de biche. La forme de son visage ainsi que son petit nez amènent également l’attention sur ses fines lèvres qui n’ont pas besoin d’artifice pour faire preuve d’un charme revigorant. Et cela même avant qu’elle se mette à sourire lorsqu’elle a fini de m’examiner.

« Bonjour Madame.

— Tatiana. Et puis ne dis pas Madame, on a le même âge ! Me vieillis pas comme ça. »

Ah oui on se tutoie directement ?

« Tu dois avoir faim ? Suis-moi. »

Son ton autoritaire, sans pour autant être sec, m’empêche de demander si j’ai une clé pour fermer ma chambre. Tant pis, puis de toute manière, l’endroit semble désert.

Nous reprenons de nouveau l’immense escalier lorsque sa voix se met à résonner dans le gigantesque hall.

« Et bien, tu n’as aucune question à me poser ? Ou bien notre cher détective en herbe a-t-il d’autres plans pour me faire parler ?

— Et bien, les questions viennent dans ma tête au fur et à mesure.

— Je vois. N’hésite pas dans ce cas. »

De retour dans le hall, nous empruntons l’un des couloirs. Et autant dire que les questions se bousculent immédiatement dans mon esprit en apercevant les tableaux. Pas de représentations de nobles inconnus, ni même de tableaux de chasse à court. On est sur un registre tout à fait différent et bien qu’il me surprenne sur le coup, je dois avouer qu’il ne m’étonne pas tant que ça.

Les techniques et médias utilisés sont très variés. Aquarelle, gouache, feutres, photographie et même collages. Mais les œuvres ont toutes un point en commun : l’absence de vêtements du modèle. Et on est bien loin de la nudité digne et vaillante de la Grèce antique. Non, les poses ici sont si suggestives qu’elles feraient passer Playboy pour une revue d’éducation.

Hommes, femmes et d’autres mélanges sont représentés. Cela me met franchement mal à l’aise, comme si je regardais de la pornographie en public. Je continue d’avancer jusqu’au fond du couloir où ce sont carrément des écrans qui sont encadrés. J’y aperçois des vidéos et des animations tourner en boucle, montrant très explicitement des personnes qui se languissent de plaisir. J’en détourne presque le regard, honteux d’observer ce genre de choses hors du cadre privé.

« C’est qui sur les tableaux ? » demandé-je, arrivant enfin à me contrôler suffisamment pour parler.

« Des membres du cercle. Principalement ma famille, puisque c’est à elle que le château appartient depuis toujours. Par exemple, c’est ma mère juste là. »

Elle me pointe du doigt une photographie aussi grande que les tableaux, où une femme d’une soixantaine d’années pose sur le dos, agrippant des draps noirs avec une certaine forme de violence. Et à en juger par son visage, je doute que ce plaisir soit simulé. Je manque de m’étouffer en réalisant qu’elle a une telle photo de sa mère dans son couloir.

« L’astuce c’est de prendre la photo au moment de l’orgasme. Ça capture un instant si pur et unique. Si beau et parfait. Il y a une expression française pour désigner l’orgasme : "La petite mort". Vous avez pourquoi ils l’appellent comme ça ?

— Pas du tout.

— Dans notre vie, il n’y a pas beaucoup de moments où notre esprit a le luxe de s’abandonner complètement. D’instants où nous sommes éveillés, mais où notre âme arrive à un tel degré de vide qu’elle s’en voit transportée, loin de notre corps. Cela arrive lorsque l’on meurt bien sûr, sans retour possible hélas. Mais cela se produit également quand notre enveloppe corporelle est submergée d’hormones et de plaisir, au point d’éjecter notre conscience dans une explosion qui la propulse au 7ème ciel.

— Il y a aussi la méditation. »

Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai dit ça. C’est sorti tout seul. Elle sourit de nouveau, fixant ses yeux dans les miens.

« C’est vrai. Mais le sexe n’est-il pas une forme de méditation ? »

On finit par arriver dans un endroit que j’imagine être une salle à manger. À l’image de tout ce château, elle est immense. Et la table ne déroge pas à la règle. On doit pouvoir y asseoir une bonne centaine de personnes, s’en est absurde. Cela me rappelle les banquets moyenâgeux avec les rois, les bardes et les acrobates.

La salle est tout en longueur. Les murs sont couverts de glaces et de tableaux bien moins provocateurs. J’aperçois d’énormes caissons d’enceintes ainsi qu’encore plus de projecteurs. Il y a également un grand nombre de canapés, certains ancien et pompeux, d’autres modernes et simplistes, ainsi que d’immenses coussins couvrant le sol ci et là.

« Désolé pour le désordre, mais la soirée de ce soir a besoin d’être préparée plusieurs heures en avance. On ne peut accueillir dignement autant de monde si l’on s’y prend au dernier moment. »

Je commence à comprendre dans quoi je me suis fourré, sans mauvais jeu de mots. Et je n’aime pas spécialement ça…

Je continue de suivre mon hôte jusqu’au bout de la table où sont posés deux couverts, l’un en face de l’autre. J’ai eu peur pendant un moment qu’elle nous ait placé chacun à une extrémité, un peu comme dans ces films parodiques où les personnages doivent hurler pour s’entendre. Elle tire ma chaise pour m’aider à m’asseoir. Je la remercie et nous nous installons.

« J’ai préféré que notre premier contact soit en tête à tête, j’espère que cela ne te pose pas de problème.

— Non, du tout. Mais maintenant que nous sommes assis, j’ai bel et bien beaucoup de questions à te poser. »

Tatiana tape des mains et deux personnes surgissent d’une porte avec des plateaux argentés dans les mains. Ils arrivent à notre niveau et posent deux verres ainsi qu’une bouteille de vodka dans un seau rempli d’eau froide. Une bouteille de Beluga plus précisément. Elle n’est pas particulièrement chère, mais c’est…

« Ta marque préférée. Ne sois pas surpris, tu te doutes qu’on t’observe depuis un moment. » répond Tatiana à mes pensées, vraisemblablement visibles au travers de mes pupilles.

Les serveurs apportent aussi quelques amuse-bouches. Des pirojkis, des blinis et divers zakouskis. Beaucoup de choix, mais en petite quantité. On est loin de l’opulence classique des riches et cela me convient très bien. Ils semblent privilégier la qualité à la quantité. Tatiana nous sert un shot et lève son verre.

« Nazdrovie. »

Je l’imite et elle entame immédiatement les amuse-bouche, là où je ne peux m’empêcher de faire sortir une première question de la mienne.

« Pourquoi m’avez-vo–… m’as tu invité ?

— Pas très malin de commencer par cette question.

— Pourquoi ?

— Car si je te réponds, ça ne va pas vraiment t’aider à comprendre. Tu ferais mieux de commencer par le début non ? »

Elle s’amuse avec moi. J’imagine qu’elle ne doit pas avoir ce genre de conversation tous les jours en même temps…

« Très bien… Pourquoi est-ce que quand je vois tes yeux ou ceux des autres membres, je me sens tout bizarre ? Et pourquoi est-ce qu’il n’y a que moi qui vous remarque ?

— Tu peux remonter bien plus loin !

— Mmhm… Dans ce cas, je dirai : vous êtes quoi au juste ?

— Là, tu tiens quelque chose. »

Elle sourit et me resserre un shot, avant de faire pareil de son côté.

« On n’a qu’à faire un jeu. C’est simple. Chaque fois que tu dis quelque chose de correct, je bois. Chaque fois que tu dis quelque chose de faux, tu bois. »

Je suis censé dire quoi moi ? Je ne suis plus vraiment un gros buveur, mais en même temps il était évident qu’elle n’allait pas me donner toutes les informations aussi facilement. Et pour ce que j’en sais, je peux très bien ne jamais ressortir vivant de cet endroit… Est-ce que j’ai réellement quelque chose à perdre ? Maintenant que je suis ici, hors de question de faire demi-tour, même si je dois me bourrer la gueule un samedi midi.

« Pas de soucis.

— Très bien ! Dans ce cas, je vais te retourner la question. À ton avis, monsieur le détective, que sommes-nous ? »

Je prends quelques secondes pour remettre mes idées en place, perdu dans l’énorme quantité d’informations que j’ai accumulée ces dernières années.

« Je dirai que vous êtes un groupe qui vénère des croyances païennes et ésotériques, comme la puissance de la nature. Visiblement vous avez aussi une attraction particulière pour la beauté du corps humain et pour… et bien, le sexe d’une manière générale. Vous êtes présents partout, dans le monde entier, sous la forme d’une sorte de société secrète présente depuis des siècles. »

Sans rien dire, toujours cachée derrière ce sourire de satisfaction, elle boit son verre cul sec avant de s’en resservir.

« Et je suis sûr que tu as une petite idée de qui nous vénérons, pas vrai ?

— J’ai bien une idée, mais–

— Alors, dis-le. »

Un silence s’introduit dans la conversation face à mon hésitation. Je n’ai pas spécialement envie d’insulter mon hôte, ni encore moins le cercle tout entier. Mais à en juger par toutes mes recherches et ce que j’ai pu voir jusqu’ici, je dirai qu’ils vénèrent…

« Satan. »

À en juger par la petite étincelle dans ses yeux qui me foudroie instantanément, je pense avoir la bonne réponse. Ce qui ne fait que renforcer ma surprise lorsqu’elle me dit :

« Nous devons boire tous les deux. »

Je m’exécute, sans comprendre. La chaleur de l’alcool contraste avec la température du breuvage, ce qui me vivifie un court instant. Tatiana reprend la conversation avant même que j’aie le temps de parler.

« Sais-tu ce que Satan signifie ?

— Plus exactement, non.

— Cela signifie "ennemi" en Hébreux. À la base, cela servait à désigner tout ce qui était de près ou de loin en désaccord avec Dieu. Un petit peu comme le mot « infidèle » dans l’Islam moderne. Mais la divinité à laquelle tu fais allusion est généralement reconnue comme l’archange Samaël qu’on a fini par appeler Lucifer. »

Je me tais devant ce cours d’histoire biblique. De toute évidence, si elle prend le temps de me faire un tel exposé, c’est que cela doit avoir une forme d’importance avec leur croyance…

« Tu n’es pas sans savoir que Lucifer est un ange déchu. Mais sais-tu pourquoi il a été chassé du paradis ?

— Certains textes parlent d’orgueil, d’autres de jalousie ou de rébellion… Mais je suis loin d’être un expert.

— Je vais te donner la seule vraie raison. L’amour de la beauté. »

L’apéritif terminé, les serveurs débarrassent la table avant de nous apporter l’entrée. Je n’y fais pas vraiment attention, trop préoccupé par l’histoire du cercle, qui semble remonter bien loin que je ne le pensais.

« Vois-tu, les anges n’avaient pas le droit de se mettre en couple avec des humains. Et encore moins de coucher avec eux. Et le premier à avoir désobéis à cette règle, c’est Samaël qui est tombé fou amoureux d’une création de Dieu. D’autres anges ont fini par succomber, eux aussi. Dieu les a donc chassés du paradis pour lui avoir désobéi. Tu avoueras qu’on est bien loin de l’image que l’église a essayé de lui donner.

— Ils avaient tout intérêt à diaboliser ceux qui désobéissaient à leu Dieu.

— Ils sont allés jusqu’à dire que c’était de sa faute si Adam et Ève avaient été chassés du jardin d’Eden. Bien que cela soit faux, il est vrai que Samaël s’était plutôt réjoui de la nouvelle. Il estimait que la vie humaine était sans intérêt si elle ne se terminait jamais, ou s’il n’y avait aucun obstacle.

— Laisse-moi récapituler. Vous vénérez Lucifer, qui est un ange déchu après avoir couché avec une humaine.

— Avec un humain, plus précisément.

— Et l’enfer dans tout ça ?

— Il n’existe pas. Enfin, pas sous sa définition actuelle. Tout comme Lucifer n’est pas Satan, son royaume n’est pas l’enfer. Mais après notre mort, nous n’irons pas au paradis, c’est un fait. Nous nous rendrons chez notre maître avec lequel nous vivrons différentes vies, toutes différentes les unes des autres.

— Une sorte de réincarnation ?

— Exactement, mais pas sur ce plan de l’existence.

— Mais concrètement, ça ne m’explique pas pourquoi je ressens cette… chose, lorsque je regarde vos yeux. Ni pourquoi je semble être le seul à vous remarquer.

— Si tu ressens cette chaleur dans nos yeux, c’est parce que nous descendons de Samaël et des autres anges qui sont venus sur terre. »

Ah oui. Je me doutais bien que leurs croyances seraient complètement folles. Mais de là à être persuadé qu’ils sont en partie ange, ça dépasse tous les délires apocalyptiques classiques. Après ça rejoint cette idée d’être des élus ou des messies que partagent toutes les sectes. Il faut tout de même un sacré égo pour croire une chose pareille.

« Soit. Et donc pourquoi est-ce que moi je suis capable de voir que vous êtes différents des autres humains ? Est-ce que ça veut dire que je suis moi aussi un "ange" ?

— Plus ou moins. Et c’est justement pour cela que nous vous avons fait venir. Vois-tu, notre groupe est immense. Au point d’être en mesure de créer des enfants saints depuis des milliers d’années. Cependant, il y a quelque temps, Samaël nous a expliqué s’inquiéter de l’avenir du Cercle. Il est partagé entre la volonté de garder le plus de sang angélique possible et celle d’éviter… les problèmes qu’ont les autres groupes similaires.

— L’inceste.

— Pour ne pas le citer, oui.

— Pourtant vous avez l’air étrangement proche de votre mère… »

Je réalise que j’ai peut-être légèrement pris la confiance. Mais ça n’a pas l’air de lui déplaire. C’est le genre de personne à aimer l’insolence et l’odeur de l’essence.

« Je suis capable de percevoir sa beauté sans pour autant avoir une quelconque envie derrière. Nous ne sommes pas complètement fous, contrairement à ce que tu peux penser pour le moment.

— Loin de moi l’idée d’insinuer de telles accusations. » Réponds-je avec un sourire narquois. Je crois que je me suis pris à son petit jeu.

« Je ne peux t’en vouloir. À ta place, je penserais sûrement la même chose.

Le fait est que Samaël t’a choisi. C’est pour cela que tu es le seul à nous voir tels que nous sommes réellement. Je ne connais pas exactement la raison. Mais je dirai que tu dois avoir une proportion de sang angélique tout de même plus haute que pour le reste de la population.

— Car tout le monde en a ?

— Une grande partie oui. Les anges sont descendus sur terre à une époque où il n’y avait que peu de familles. Et même si dès le début, il y a eu une volonté de garder ce sang, la philosophie de vie du cercle faisait que nos membres avaient tendance à faire des enfants un peu partout, surtout à l’époque.

— Donc pour résumer, il y a environ 10 000 ans, un homme à moitié ange s’est tapé mon ancêtre, puis il est parti acheter du lait pour ne pas avoir à s’occuper du gosse c’est ça ?

— Pas forcément 10 000 ans. Ça a pu arriver plus récemment dans ton arbre généalogique. Tu es sûr de vraiment ressembler à ton père ?

— A donc maintenant ma mère est une salope. Génial.»

Il y a un blanc. On se fixe celui que nous avons dans les yeux, comme pour vérifier mutuellement qu’on n’a pas offensé l’autre. Lorsqu’on arrive à la même conclusion, on rigole un petit coup, pour détendre l’atmosphère qui devenait trop sérieuse. On mange un petit peu et avant même que je m’en rende compte, on est passé au plat principal. Je suis tellement happé par ce qu’elle me dit… Sans parler de ses yeux qui m’hypnotisent.

« Peut-être a-t-il choisi d’autres personnes. Honnêtement, on n’en sait rien. Il est assez mystérieux, on ne connait pas tous ses plans. Surtout qu’il adore nous surprendre. Le fait est que tu es le premier que nous avons repéré.

— Et donc quoi ? Je suis censé rejoindre vos immenses orgies, faire des enfants avec un membre du cercle et vivre jusqu’à la fin de mes jours avec vous ?

— Tu as la fâcheuse habitude de tourner les choses sous un mauvais angle. Notre proposition, c’est de te faire rentrer dans le Cercle, avec tous les avantages que cela apporte. Puisque tu serais le premier au monde à l’intégrer depuis l’extérieur, je ne suis pas sûre de savoir comment cela se passe… Mais l’intérêt pour nous, ce serait que tu ais un ou plusieurs enfants avec un membre de notre communauté. Mais n’oublie pas que rien ne t’empêche de continuer ta vie normale ! Beaucoup de membres ont des vies tout à fait banales. C’est juste qu’ils ont une philosophie de vie très différente de leurs voisins, ainsi qu’une vie sexuelle généralement très débridée.

— J’ai peut-être plus de "sang angélique" comme tu dis, mais pourquoi Asmaël m’aurait choisi moi, plutôt que quelqu’un d’autre ?

— Tu n’as pas d’attaches. Tes amis sont juste des collègues de travail, pas de copine, une famille éloignée, un travail que tu fais sans grande conviction. Et cela avant même que tu commences ta petite aventure policière.

— Donc non seulement ma mère est une salope, mais en plus j’ai loupé ma vie, ouch.

— Tu sais bien que ce n’est absolument pas ce que je veux dire. Tu es juste plus enclin à… changer drastiquement ta vie. Si jamais après ce week-end tu souhaites revenir chez toi, nous n’y verrons aucun inconvénient et Andrëi se fera un plaisir de te ramener. »

J’essaye d’assimiler toutes les informations, mais au final, une question reste :

« Tu parles comme si tu voyais ton Dieu tous les soirs au dîner. Si tu veux me convaincre que Lucifer existe et que je suis le descendant d’un ange, je pense que tu sais qu’il va me falloir un peu plus qu’un joli château et une belle histoire.

— Tu as tout à fait raison, c’est pour ça qu’on t’a proposé de venir ce week-end en particulier. Tu es invité aux festivités ce soir, juste en tant que spectateur bien sûr.

— Hé bien c’est parfait, j’ai hâte de voir ce que vous me concoctez… À part une orgie.

— Je te promets qu’il s’agit de quelque chose de bien plus profond… sans mauvais jeu de mots.

— D’ailleurs, tu dois boire.

— De quoi ?

— J’ai dit qu’il me faudrait plus que des paroles pour me convaincre. Et tu as dit que j’avais raison. »

Elle me dévisage avec une malice que je n’avais jamais vue auparavant. J’ai l’impression d’être face à un guépard qui a enfin trouvé une proie plus rapide que lui. Sans tarder, elle boit cul sec, et nous enchaînons le repas en discutant de nos vies respectives, pour faire plus ample connaissance.

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