27 mai 1771
Une journée belle et ensoleillée pour un événement digne de funérailles. J’ai le sentiment d’enterrer ma propre existence. J'éveille dans ma chambre. Pour la dernière fois. Je vais quitter le nid conjugal pour un domaine chaleureux avec ma future épouse. Ma mère m’en a vaguement parlé. C’est une jeune fille que j’ai connu lorsque nous étions encore des enfants. Je ne sais que penser. J’ai la boule au ventre. Mes jambes sont lourdes. Ma tête tourne. La domestique chargée de mes soins me retient, me demande si je vais bien. Elle rit, joyeuse. Elle comprend que c’est le stress de l’union avec cette femme. Elle est sotte. Je m'habille pour aller déjeuner avec mes parents. La table est dressée pour au moins une cinquantaine de personnes et déjà attablé, mon père m’accueille avec un petit sourire crispé. Je suis écrivain comme lui mais beaucoup moins reconnu. Je fis mes débuts dans les salons littéraires et accompagnai mon père à des conférences données à des dîners mondains. Ayant amassé une fortune considérable, il avait conquis ma mère, une fille de notaire. Un écrivain amoureux d’une femme plus aisée avait fait scandale mais mon grand-père maternel, pourvu d’une âme particulièrement sensible, avait accepté ce jeune débutant en écriture.
Je dois afficher la mine d’un homme qui se marie. Mon père me coule un long regard. Il sait ce que je pense de cette décision. Si je devais me marier, je choisirai moi-même la personne. C’est ainsi.
Ma mère arrive, vêtue d’une longue robe crème et parfumée à outrance. Elle roucoule, me dit de ne point m’inquiéter. Je ne m’inquiète pas, j’ai peur. Peur de ne plus avoir de libertés, peur d’un mariage raté.
A 10 heures, j’enfile ma tenue. Du noir. Un costume noir. Nous partons quelques minutes plus tard en direction du centre de Canever. Je respire mes derniers instants d’homme libre. Je laisse place à un autre moi, à un autre Axel de la Guillère. Plus sombre, plus froid. Ma mère assise à mes côtés discute d’une voix étrangement aiguë. Est-elle émue de me laisser m’envoler vers un domaine inconnu ? Mon père semble plus impassible, plus serein. Confier son fils à une autre famille ne le dérange pas, c’est une affaire comme une autre. Je baisse les yeux jusqu’à notre arrivée dans le centre de Canever. J’aime cette ville pour ses bois, ses endroits isolés où j’aime abreuver sa solitude. Néanmoins, je n’affectionne pas le paraître et les divertissements où les plus riches s’y pressent. C’est apparemment là que j’ai rencontré cette fille que j’épouse aujourd’hui.
Les soubresauts de la calèche sur les pavés de pierre m’arrachènt à mes pensées. Je lève les yeux. Une longue lignée de personnes richement vêtues m’observe. Ces vautours guettent chacun de mes mouvements, chacun de mes gestes afin de saisir une émotion suspecte. Qu’ai-je à vous devoir piètres gens ? Vous vous délectez de mon malheur, vous fantasmez sur l’avenir de notre couple. Me trompera-t-elle ? La tromperai-je ? J’ai envie de les étrangler. Ce sont des imbéciles. Je serre les dents. Je ne dois pas céder. L’église se dresse, fière dans sa parure de pierre et son clocher doré. La calèche fait un demi-tour et se gare à quelques mètres des imposantes marches. Mes jambes tremblent. Je ne dois rien laisser paraître, rien.
Je salue la foule attroupée autour de la calèche. On chuchote, on murmure, on complote. Provoquez-vous vils bourgeois et bientôt vos âmes rejoindront le Styx. Je lève les yeux. Elle est là. Vêtue de blanc, le visage poudré. Trop chic, trop outrageante. Presque provoquante. Fait-elle signe à un amant dissimilé dans la masse d’invités ? Son sourire m’écœure. Nos regards se croisent. Dans le sien, une sorte de joie enfantine difficilement contenue par les tremblements sur son visage. Dans le mien, aucune émotion, une lueur de dégoût. J’arrive à sa hauteur. Elle est plus petite que moi et malheureusement je la reconnais. Elisabeth de la Cambrière.
Je lui prends maladroitement ses mains blanches, presque pâles. On dirait la peau du lait sur le feu. Et Dieu sait que je n’aime pas le lait. J’ai l’impression d’en avoir un bol devant moi. Je réprime une grimace. Nos yeux se rencontrent, nous faisons semblant de s’échanger quelques paroles. Sa voix me hérisse, comment peut-on avoir enfanter un être pareil ? Je n’écoute plus. Pressé d’en finir, je prends son bras afin de rentrer dans l’église. Les gens parlent. Les cloches résonnent dans le bâtiment. La marche semble longue, épuisante.
Je dois jurer fidélité à ma future épouse et devant Dieu. Mais Dieu n’est personne pour moi, pas même une divinité. Ce n’est qu’une personnalité inventée pour endoctriner les esprits faibles. Je me fais violence. Fais-le Axel, pour Papa et Maman.
Nous sortons. Sous les regards de tous. Le mariage est un sombre divertissement dont on se délecte. C’est une scène de théâtre où les spectateurs vous harcèlent de questions afin de connaître quel rôle vous jouez vraiment. Mes beaux-parents sont toujours là. Tout le temps. Ils ne quittent pas leur fille. Je serre la main grasse du père Cambrière. Je le redoute. D’une voix forte et assurée, il me questionne sur ma profession. J’aperçois les mines renfermées lorsque j’annonce que je suis auteur. Les caisses du royaume de la Cambrière ne se remplieront donc pas beaucoup. Son gros sourcil se soulève lentement, signe de son agacement. Il me dit que je ferais mieux d’intégrer l’entreprise familiale et d’étudier le droit aussi vite que possible. Elisabeth glousse, s’accroche à mon bras en sautillant comme une petite fille.
Madame de la Cambrière, une grande femme maigre, un fantôme flottant dans une robe pareille à des haillons, semble épuisée par l’événement, comme si elle avait été heureuse à la place de sa fille. Elle n’est pas bien âgée mais ses membres flasques pendent comme des lambeaux. Une femme laide donnant naissance à une belle jeune fille me semble totalement surréaliste.
Après de lourds remerciements, nous remontons dans la calèche que les parents nous prête pour l'occasion. Mon regard supplie les miens alors que le cheval est mis au trot. Papa demeure de pierre, Maman retient ses larmes. Je leur tourne le dos. Je ne leur pardonnerai jamais.
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