16 juin 1771
J’avertis ma femme de la soirée organisée chez Mona de la Convilia. Elle ne relève pas mon information, elle hausse juste les sourcils. Le visage fermé, elle continue à décortiquer la peau d’une orange.
« Qu’as-tu ? Es-tu envieuse de cette femme ? »
« Absolument pas, Répond Elisabeth un peu trop vite à mon goût. »
« J’envoie donc un billet pour les prévenir de notre présence. »
« Fais donc cela. »
Amusé, je rédige un mot que je donne directement au majordome. Nerveuse, la jeune femme enfonce ses ongles dans la chair orange et s’éclabousse le visage avec du jus. Je me retiens de rire.
« Axel, ça n’est pas drôle ! Retourne en tes appartements, je suis épuisée de tes âneries. »
Durant la journée, je la taquine sur son geste maladroit. Elle finit par rire, lassée de bouder.
Nous décidons des vêtements à porter. Je fais remarquer que Mona et son époux sont des gens simples, pas très extravagants. Elisabeth ne l’entend pas de cette oreille : elle me chasse de sa chambre.
Je m’habille, demande à ce que la calèche soit prête. Nous prenons la route du domaine.
Nous parcourons de petites routes forestières. En voyant le château de la Fakir, Elisabeth s’exclame :
« Mon Dieu, qu’est-ce donc que cet endroit ! Nous devrions avoir tout ça. »
Sa mine se fait boudeuse.
Les grandes tours du château apparaissent, majestueuses et couvertes d’un toit en pointe. Devant le palais, une vingtaine de voitures stationnées devant de grands escaliers aux rampes de pierre sculptée. Des personnalités sortent, ébahies par l’immensité du lieu. Nous nous stationnons, donnons notre voiture à un domestique vêtu d’une tenue très burlesque.
« Tiens, quel est ce drôle de personnage ? demande Elisabeth assez outré. »
L’entrée est gigantesque. Nous marchons sur le palier de marbre blanc, passons sous une imposante arche. Mona de Convilia n’a pas fait les choses à moitié et je suis époustouflé par la beauté des lieux. A la place de grandes tables froides et luxueuses, des banquettes à même le sol aux coussins colorés, des tables basses aux petits pieds très mignons. Le plafond est recouvert de guirlandes de fleurs aux gros pétales, des espèces que je ne connais pas. Nous faisons des pieds et des mains pour retrouver les propriétaires du palais. Curieux, les convives s’arrêtent en plein milieu du passage, lèvent la tête, s’exclament, murmurent des remarques. Toute nouvelle à Canever, la mystérieuse Mona fait déjà sensation et son mari n’a pas fini de se faire des relations.
Nous les retrouvons devant une fontaine déversant des liquides de couleurs différentes. Armé de son verre, on se sert, on trempe les lèvres, on grimace ou on s’extasie du goût.
Mona est divinement vêtue d’une longue robe aux manches bouffantes qui sculpte sa silhouette. Rien à voir avec les vêtements de ma femme si lourds et si encombrants, et qui ne valent en rien ceux de Madame de la Convilia. Ses yeux sont soulignés de noir, elle a laissé ses lèvres au naturel. Un doux parfum fleuri émane de son cou ambré. En nous voyant, elle sourit.
« Monsieur et Madame de la Guillère, quelle joie de vous voir en mon royaume ! Les gens ont fait des heures de route pour admirer ce que je leur ai préparé. »
Puis dubitative, elle se tourne vers Elisabeth dont elle serre poliment la main. C’est une véritable bataille de regards. Amusé de la voir mal à l’aise, je l’observe s’éloigner pour rejoindre des amies. Je parlemente un peu avec Monsieur de la Fakir puis, Mona de Convilia me prend le bras pour me faire visiter le reste de la maisonnée.
« Vous m’avez fait beaucoup cogiter cette nuit, Murmure-je. Je ne sais que penser de votre réaction. »
« Pas ici. »
« Je vous en supplie… »
« Pas ici, répète-t-elle fermement. »
En silence, nous nous dirigeons vers l’extérieur. Les jardins sont à peine commencés mais une multitude de plantes demeure à des emplacements minutieusement choisis.
« J’ai fait venir des fleurs de chez moi, dit Mona en montrant les plants du doigt. Nous allons les disposer pour en faire un havre de paix. »
« Un havre de paix ? Vous sentez-vous en insécurité ? »
« J’ai besoin de me sentir chez moi. »
Elle n’en dit pas plus. Loin des regards indiscrets, elle me fixe intensément.
« Tout ce que vous m’avez dit hier étaient les dires d’un homme malade. Je ne sais point si ce sont les mêmes aujourd’hui. Ce que je sais, c’est que je ne peux trahir mon époux avec une liaison qui ne mènerait à rien. »
Ses mots me fissurent le cœur. Elle parle froidement.
« Mais, dit-elle avec un petit sourire. Voulez-vous bien que nous restions amis ? Ce serait délicieux de continuer à nous fréquenter, je vous trouve fort cultivé et mon mari vous trouve à son goût aussi. Vous ferez partie de notre cercle d’amis, voulez-vous ? Non, je vous en prie, ne pleurez point, il est plus aisé que nous restions comme ça. »
Elle s’approche de moi et me serre les deux mains. Je suis triste, détruit, elle refuse mes sentiments. Ses beaux yeux étincèlent d’une lueur sincèrement désolée.
« Je vous trouverai une autre dame. Mes amies ne sont pas aussi sottes que vous ne le pensez. »
Nous revenons à l’intérieur lorsqu’un petit groupe de femmes vient à notre encontre. Ravie, Mona me le présente et je ne retiens qu’un nom, celui de Natacha de Lèverie. C’est une belle brune souriante, cependant un peu plus discrète que les autres. Nous échangeons un sourire et je lui prends le bras.
Elle parle en choisissant bien ses mots.
« Mona de la Convilia est une femme exceptionnelle, qu’en pensez-vous ? Elle se plaira bien dans cet univers, les gens sont déjà à ces pieds. »
« Les hommes aussi, Dis-je en serrant les dents. »
« Oh ! Vous n’êtes pas le premier à l’observer. Elle possède le charme oriental. »
J’apprends que Natacha de Lèverie est une femme mariée à un vieillard stérile et coincé dans un fauteuil. Libérée d’une lente vie enfermée en ses appartements, elle décide de sortir et de faire connaissance avec de nouvelles personnalités caneveroises. Elle a trouvé son bonheur. J’ai trouvé le mien. C’est une femme très ouverte d’esprit, avec la joie de vivre et le rire facile. Nous débattons dehors, livrés à l’air tiède de la soirée, devant un beau coucher de soleil. Elle prétend que les paysages sont la meilleure source d’inspiration et que les émotions servent à décrire des scènes plus émouvantes. J’approuve ce qu’elle dit.
La discussion bifurque vers nos vies personnelles. Mais je ne tiens pas à décrire le calvaire que je vis avec mon épouse actuelle. Comme toute dame sensible, elle comprend que quelque chose se trame. Je la remercie silencieusement de ne pas insister.
Elisabeth me récupère deux heures plus tard, m’entraîne par le bras. J’échange un dernier commentaire avec Natacha de Lèverie qui accepte que l’on se revoit.
Nous retournons au domaine. Il est tard. Une fois cloîtré dans mes appartements, j’entends de longs grincements, des voix plaintives. Méfiant, je descends les escaliers et m’arrête subitement. Dans le couloir, se tient une scène surréaliste. Ma femme est tombée dans les bras d’un domestique. Je retourne dans ma chambre, m’assoit à mon bureau et commence un nouvel écrit : La Garce et le Maître chanteur.
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