2. Alexis
La porte s’ouvre sur Constance, qui nous sourit timidement :
_ Vous… Vous pouviez entrer sans frapper. »
Ah oui, Constance ? Tu penses vraiment que nous aurions pu entrer chez toi sans prévenir ? Comme si tout allait bien ? Comme si nous étions encore cinq ?
Elle nous fait entrer, sa main aux doigts vernis d’un noir écaillé agrippée si fort à la poignée que ses jointures en sont blanchies. Je m’assieds sur le canapé, me convaincant que si j’agis comme avant, la gêne et le chagrin se dissiperont, mais mon regard retombe sur Roxane en face de moi, et ils reviennent en force. J’ai toujours trouvée Roxane jolie. Elle a un visage doux, de beaux traits, et un sourire qui l’illumine des pieds à la tête. J’ai toujours aimé son rire, son regard heureux et son enthousiasme à commander des sorbets aux fruits sur la plage, en été. Mais là, je ne la reconnais plus. Elle a minci, beaucoup, et, je ne sais pas si c’est le maquillage qui joue, mais je n’ai plus vu cet air joyeux qui la caractérisait tant depuis trop longtemps. Ses yeux rencontrent les miens, et je détourne le regard, incapable de me souvenir depuis combien de temps je la fixe. Je regarde mes mains, posées de part et d’autre de mes cuisses, sur le tissu gris du canapé. Ce dernier est différent, depuis l’année dernière. Quoi d’autre a changé ? J’ai peur de la réponse, mais je la connais déjà : tout. Mal à l’aise dans ce silence, je relève le regard vers Constance, qui fixe – comme moi il y a quelques secondes – la nouvelle silhouette de Roxane. Elle la regarde comme si c’était la première fois qu’elle la voyait, comme si elle venait seulement de se rendre compte des changements que nous avons tous subi, et je me rappelle soudain à quel point elle m’évitait dans les couloirs, à quel point je ne le voyais jamais, au lycée. Roxane se dandine, gênée d’être si longuement scrutée, et Constance semble se ressaisir, disant d’une voix hésitante :
_ Tu as… maigri.
_ Ne m’en félicite pas, s’il te plaît, rétorque aussitôt notre amie.
_ Pourquoi est-ce que je te féliciterais ?
Je fronce les sourcils. Pourquoi ? Roxane est sûrement fière de faire partie des filles fines et admirées du lycée, si Constance ne sait plus remarquer ce genre de choses, c’est qu’elle aussi a bien changé : c’était celle de nous cinq qui en savait toujours le plus, sur nous comme sur le reste.
_ Au lycée, ils le font, dit Roxane avec une sorte d’amertume dans la voix. « Regardez comme la grosse Roxane a minci. Bravo, Roxane, tu dois être fière. »
_ Tu n’as jamais été grosse, Rox.
Ma phrase sort avec plus de force que je ne le voulais, et le surnom qui l’achève m’arrache une grimace. Roxane n’avait jamais complexé sur son poids, malgré ce que les petits chieurs de nos années collège lui rabâchaient souvent, et je ne supporte pas qu’elle puisse parler ainsi d’elle-même. Tournant lentement son regard vers moi, elle murmure :
_ Arrêtes, Alex. Tu sais très bien que les autres ne pensaient pas comme toi. Comme vous.
_ Alors pourquoi tu traînes avec ces… gens ?
Nous nous tournons tous les trois vers la porte d’entrée, devant laquelle se tient Clément, le front plissé, semblant vraiment attendre une réponse.
_ Sérieux, ils sont horribles.
_ Mais ils sont là, eux.
La fin de sa phrase est prononcée si bas que je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu. Pense-t-elle vraiment que ce sont nous – moi – qui l’avons abandonnée ? Cependant, Constance semble avoir entendu la même chose que moi. S’agitant soudainement, elle lance :
_ Eux ?! Ils étaient là ? Ils te trouvent seulement intéressante parce que… Parce que tu as changé. Regarde-toi ! Tu es devenue l’une des leurs, hypocrite, fausse et… différente. Tu nous colle ta vie parfaite et normale comme si rien ne te manquait ! Pire, comme si tu avais tout oublié !
_ Je n’ai rien oublié ! hurle Roxane.
Elle ne semble se rendre compte de la force de sa voix qu’une fois avoir parlé, et son visage se contorsionne, comme si elle avait mal. Elle pose une main, aux doigts vernis et bagués, sur son ventre, et une larme coule lentement sur sa joue, y laissant une trace noire.
_ Je n’ai rien oublié, dit-elle, bien plus doucement. Je ne l’oublierai jamais, mais j’étais toute seule.
Elle me regarde, puis Clément, ayant l’air de chercher du soutien, et elle continue :
_ C’était trop dur de vous regarder sans y penser.
Je sais de quoi – de qui – elle parle, mais je ne sais pas si je dois la croire, ou croire les centaines de jours ou je l’ai vue s’afficher, souriante et fausse, avec ses nouveaux amis.
_ Sa mère nous attend, lança Constance d’une voix faible. Elle n’arrêtait pas de me demander de vous appeler, pour qu’on se retrouve ensemble, chez eux. Comme avant. J’ai fini par accepter, si vous le voulez.
Comme avant. Ces deux mots semblent être le slogan de la journée, bien que rien ne s’y rapproche. J’ai envie de lui demander pourquoi elle ne nous en a pas parlé, pourquoi ils s’obstinent tous à s’enfermer, à nous tenir les uns loin des autres. Mais il y a eu assez de cris pour aujourd’hui, et surtout, surtout, je connais déjà la réponse.
Alors je me contente de les suivre, sans un mot, la noirceur envahissant un peu plus mon esprit à chaque seconde de silence. La respiration hachée, je pense au joint dans ma poche, à la sensation d’engourdissement qu’il me procurerait, au chagrin qui partirait si je le fumais, là, tout de suite. Mais, une fois de dehors, quand je vois la maison voisine, je chasse cette idée de mon esprit. Qui suis-je devenu ? Je fixe le dos de Constance, avisant sa nuque désormais visible, dénudée de ses cheveux, et reformule ma question : Qui sommes-nous devenus ?
Nous ne sommes plus que quatre, et cela a tout changé. Mais j’ai l’impression d’être le seul à m’en apercevoir, et cela me met dans une colère incompréhensible. Je ne sais pas vraiment ce que je leur reproche, mais je n’arrive pas à l’effacer. Peut-être que ça vient du fait que Roxane ne me regarde plus avec ses yeux rieurs et sont sourire contagieux, ou bien de Clément, qui nous a zappé si facilement pour traîner avec une fille à qui il n’avait jamais adressé la parole, ou encore de Constance, qui avait le don de nous réunir à chaque petite – et rares – disputes, et qui cette fois n’a rien tenté, s’effaçant comme si cela lui importait peu.
Quand Clément frappe à la porte, j’essaie de sourire, mais je crois que j’ai plutôt l’air de grimacer, alors j’abandonne pour me pincer les lèvres. Je jette un œil aux autres, histoire de savoir si je fais tâche parmi les visages souriants, mais eux aussi reste fermés. Pire encore, Roxane a les joues encore rouges, et la trace d’une de ses larmes sur la joue gauche, signe de ses pleurs face aux mots de Constance. Roxane n’est pas du genre à s’énerver, ni à pleurer, tout comme Constance n’est pas du genre à balancer des accusations sur un ton si agressif. Enfin, je devrais sûrement mettre tout ça à l’imparfait, puisque je ne la connais plus aussi bien depuis un an. Chassant cette idée de mon esprit, j’essuie du pouce la joue de Roxane, et elle sursaute malgré ma douceur. Elle se tourne vers moi, l’air troublé, et je me maudis de me comporter comme si tout allait bien alors qu’ils ont tous tellement changé. Avant que je ne puisse m’excuser, la porte s’ouvre :
_ Oh ! Les enfants ! Ca fait si longtemps que je ne vous ai pas vus ensemble ! Vous tombez bien, j’ai fait des crêpes, entrez !
Elle dit tout ça sur un ton joyeux, malgré l’air sombre que nous affichons tous, alors je tente un vrai sourire, la regardant dans les yeux.
Des yeux qui ressemblent au siens. Des yeux que je connais bien.
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