5. Clément
Trois jours se sont passés. Trois longs jours, dans la même ambiance tendue et étranges, accompagnée de des mêmes phrases polies adressées trois ou quatre fois par jour. Je commence sérieusement à me dire que nous n’aurions pas du venir.
Nous aurions peut-être dû décliner l’offre des parents de notre ami. Peut-être même que Constance n’aurait pas dû nous prévenir, dès le départ. Nous aurions continué chacun de notre côté, à baisser les yeux en se croisant, s’ignorer le reste du temps. Au final, n’était-ce pas mieux pour tout le monde ?
Non, tu le sais très bien, imbécile.
Je n’allais pas bien. Je ne vais pas bien. Je me voile la face, je fais du mal à Mia par la même occasion. Mais comment peuvent-ils s’en douter ? Tout ce qu’ils voient, c’est sûrement un mec au visage fermé, toujours accompagné d’une fille qui semble folle amoureuse de lui. Mais je croyais qu’ils verraient au-delà de la façade. Parce qu’ils savaient le faire, avant. Parce qu’ils le faisaient toujours.
Mais j’ai conscience que vu nos rapports, ils ne peuvent plus me déchiffrer, et je me sers de cela comme d’une excuse pour rejeter la faute sur eux. Encore maintenant, je fuis la réalité en me convainquant qu’affronter nos différents, ou même simplement vivre dans cette gêne est pire que ma vie actuelle. Mais ce n’est pas le cas. J’ai besoin de les atteindre et de les retrouver. Mais comment faire ? Constance a toujours l’air absent, et au lycée, elle me fusille du regard chaque fois qu’elle me voit. Alexis est toujours entouré de gens différents, et je pense qu’il est rarement complètement sobre. Roxane, elle, a radicalement changé pour devenir ce que nous détestions, bien qu’elle ait l’air faible, ces temps-ci.
Nous sommes nous éloignés à un point de non-retour ?
J’ai probablement été trop naïf de croire que notre groupe se relèverait, et se remettrait à marcher normalement : il nous manque une jambe.
Je presse mes paumes de mains sur mes paupières, mauvaise habitudes qui, avant, me valait les réprimandes de Constance. Ce souvenir me donne un pincement au cœur : je finis toujours par revenir au point de départ, retomber sur un souvenir, un moment passé avec eux gravé dans mon esprit. En soupirant, je repense à Constance, son point de vue clair et rationnel sur le monde, sa manière de tout faire pour nous protéger. Nous prenions un malin plaisir à ne pas l’écouter, à aller à l’encontre de ce qu’elle nous disait, rien que pour l’embêter. J’aimais voir ses sourcils blonds se froncer dans ces moments-là : je savais qu’elle avait toujours raison, mais son air contrarié me plaisait.
Et si, quand tu nous avais envoyé ce message, nous ne t’avions pas écoutée, Constance ? Si nous n’avions pas répondu, serait-il plus facile de passer à autre chose, d’oublier ?
Je secoue la tête et soupire. J’ai l’impression que, chaque fois que j’essaie d’aller mieux, je vais un peu plus mal. J’ai l’impression d’enchaîner erreur sur erreur et d’être incapable de savoir ce qui est réellement bon pour moi. Pour nous.
Allongé sur le lit de Sam, que je n’arrive définitivement pas à considérer comme le mien, j’essaie de me remémorer chaque erreur faite cette année, dans l’ordre chronologique.
La première, c’est de m’être dit que la meilleure solution pour m’aérer l’esprit était de ne pas les contacter, de les éviter quelques jours pour ne plus penser à la mort de notre ami. La deuxième, c’est d’avoir laissé ces quelques jours devenir des semaines, ignorant mon envie viscérale de leur envoyer un message. La troisième, c’est d’avoir laissé Mia s’approcher de moi, et laisser croire à tout le monde que ça m’allait très bien, que j’allais mieux. La quatrième, c’est sûrement le jour où, pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu Constance sourire à quelqu’un au bout d’un couloir, et qu’au lieu de m’en réjouir, j’ai fait en sorte qu’elle me regarde au moment où j’embrassais Mia, juste pour voir les coins de sa bouche s’affaisser, juste pour savoir qu’elle n’allait pas mieux que moi, qu’elle n’avait pas oublié. La cinquième, c’est d’avoir fait perdurer ce numéro, jusqu’à ce que je me rende compte que j’étais le seul à jouer, et qu’ils étaient bel et bien passés à autre chose.
Je crois donc que c’est au bout de la cinquième erreur que je me suis rendu compte de la première, et que j’ai voulu faire marche arrière.
Alors j’ai enchaîné la sixième, en acceptant de les revoir, dans l’espoir de tout arranger, puis la septième, quand je suis resté muet face aux accusations de Constance, chez elle. La huitième, quand j’ai vu en ces vacances le moyen de tout arranger, peu importent ce qu’eux en pensaient et les dégâts que ca pourrait causer. La neuvième, celle de n’avoir rien avoué à Constance à propos de Mia, trop lâche pour affronter la déception que j’aurais sûrement lue dans son regard en lui faisant part de ma conduite.
Et enfin, la dixième, celle d’avoir – encore – continué à les ignorer, malgré leur souffrance apparente, sûrement causée par leur présence ici.
Je médite un moment sur ce dernier point, les yeux rivés au plafond. Hier, je suis tombé sur Roxane, sur la salle de bain. Furtivement, alors qu’elle s’habillait. En une seconde, j’ai pu voir son corps maigre, elle qui était plutôt ronde, avant. Les côtes et les clavicules apparentes, les cuisses assez fines pour être entourées de ses mains, elles aussi étonnement maigres. Je savais qu’elle avait minci, mais pas à ce point. Pas au point de paraître malade. Je me suis alors rendu compte que je n’étais sûrement pas le seul à aller mal.
Mais encore, une fois, je n’ai rien fait. J’ai refermé la porte en m’excusant, perturbé par cette vision, mais incapable de lui en parler. J’aurais aimé le faire, lui dire qu’elle n’ait pas seule et que nous pouvons nous en sortir, ensemble, mais je n’y arrive pas.
Serait-ce une nouvelle erreur de sauter le pas, avec elle comme avec les deux autres ?
Tout ça ressemble à une putain de blague.
Ne trouvant aucune réponse à mes questions, je frappe le matelas, frustré. Qu’est-ce que je suis censé faire ? Pourquoi ai-je l’impression de ne plus être capable de rien, depuis que nous nous sommes éloignés ? Pourquoi ne font-ils rien, eux ?
C’est à moi d’agir, ou rien n’avancera jamais. C’est à moi de faire un premier pas, ou bien nous rentrerons de ces vacances dans le même désespoir qu’à l’arrivée.
Je me lève du lit précipitamment et sors de ma chambre avant de changer d’avis. Le puits de lumière, au plafond, laisse voir les étoiles qui parsèment le ciel noir, et j’évite de penser à l’heure tardive quand je frappe doucement à la porte de Constance, les mains moites.
_ Hmm ?
_ C’est moi, dis-je en entrant.
Elle est assise sur une chaise, en face de son bureau, un genou replié alors qu’elle mordille un crayon de bois, les cheveux attachés en une petite queue de cheval blonde au dessus de la nuque.
Elle fronce les sourcils et me détaille de la tête aux pieds, comme si me voir dans sa chambre avait quelque chose d’iréel.
_ Qu’est-ce-que tu viens faire ici ?
Je m’aperçois que, moi-même, je n’en suis pas certain. Suis-je venu lui raconter mes erreurs ? Lui parler de Mia, des messages qu’elle a lus ? Des Cinq, de cette amitié qui me manque horriblement ?
Je me pince les lèvres – un tic que je lui ai volé il y a longtemps – et me dandine d’un pied sur l’autre, gêné.
_ Je ne sais pas trop, qu’est-ce que tu lis ? dis-je en désignant le bouquin qu’elle tient dans un main d’un coup de tête.
_ Tu t’intéresses à ce que je fais, maintenant ? Je t’ai posé une question, réponds moi : qu’est-ce que tu fais là ?
Son ton est dur, elle est sur la défensive. J’ai l’impression qu’elle se prépare au pire, et ça me touche de m’apercevoir qu’elle me pense capable de lui faire du mal. Je revois son air fermé, au lycée, quand j’ai embrassé ma petite-amie devant elle, et ma conscience me susurre :
Tu lui as déjà fait du mal. Bien sûr qu’elle te pense capable de recommencer.
Je glisse les mains dans mes poches, mal à l’aise.
_ Je suis venu… m’excuser.
_ Pourquoi ?
Elle a soudain l’air plus intéressé, et lâche son, qui vient rouler sur le bois clair de son bureau, heurtant un carnet bleu. Un carnet que je connais bien. Je ne lui réponds pas, les yeux rivés sur le journal. Elle tourne la tête, cherchant l’objet de mon attention, et sa bouche s’ouvre sous la surprise. Avant qu’elle ne dise quoi que ce soit, je lance d’une voix sourde :
_ Où est-ce que t’as trouvé ça ?
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