5. Roxane

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C’est étrange comme les choses sont différentes, le soir tombé. Toute cette année, la nuit a pour moi été synonyme de tristesse, de pleurs, de cauchemars et d’insomnies, mais aussi, en quelque sorte, de liberté. La nuit, je ne me cache pas, je ne joue plus un rôle.

Ici aussi, la nuit me libère. Loin des silences pesants, regards furtifs et de la tension de la journée, je retrouve un peu ma vie d’avant. D’avant cette année, avant la mort de Sam. Avant notre séparation, à moi et les Cinq. La nuit, je peux me glisser dans la chambre d’Alex – qui est presque devenue la mienne en secret – sans qu’il ne pose de questions, et parler.

Nous parlons de Sam comme s’il était vivant, nous rions en silence, nous nous rapprochons, comme avant. Mais quand le soleil se lève, je repars dans ma chambre sans bruit, de peur que Constance ou Clément ne me voient, et j’enfile à nouveau mon masque. Je n’ouvre quasiment pas la bouche de la journée, et j’attends une nouvelle fois que le soleil se couche. Je rêverais que ces nuits soient partagées à quatre, pour qu’elles deviennent des journées, comme elles l’étaient avant. Mais j’ai l’impression qu’une bulle imaginaire entoure Clem et Constance, et que seuls eux sont capables de la percer. La relation qui les liait avant la mort de Sam était plus qu’une simple amitié, tout le monde le sait, et j’ai l’impression que tant qu’ils ne s’expliquent pas clairement tous les deux, je ne peux pas les approcher. Ou peut-être que je me sers de cette excuse pour leur mentir, encore, et à attendre au lieu d’agir.

_ A quoi tu penses ? chuchote Alex en relevant les yeux du petit écran de son appareil photo.

Il n’y a qu’à lui que je ne mens pas. Enfin, la nuit, bien sûr, parce que le jour, nous redevenons des inconnus. Je soupire, la tête posée sur son épaule, et lève la main pour passer à la photo suivante et éviter le sujet. Sur l’écran apparaissent alors des flammes, dans tous leurs détails, contrastant sur un ciel noir, la photo est belle, comme toutes celles que j’ai pu voir à présent, mais je n’ai pas le temps de l’observer plus précisément : Alexis pose l’appareil à côté de lui et tire sur une mèche de mes cheveux pour me rappeler de lui répondre.

_ T’endors pas maintenant, Rox, il est encore tôt.

Je relève la tête, les yeux grands ouverts, pour lui prouver que pour rien au monde je n’écourterais ces petits moments paisibles qui me laissent entrevoir ma vie d’avant.

_ Je réfléchis.

_ Et à quoi donc ?

_ Tu penses que tout cela aurait été différent si Clem n’avait pas eu Mia ? Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il serait resté aussi proche de Constance, et que nous n’aurions pas à attendre la nuit, en ce moment, pour nous parler.

Il soupire et s’allonge sur le dos, faisant grincer le lit. Je l’imite et roule sur le côté, une main sous la joue, pour le regarder réfléchir à ma question. La fenêtre ouverte nous baigne dans une lumière claire, et ainsi éclairés, son visage et pâle et ses cheveux presque blancs. J’ai soudain envie d’y passer la main, de voir le contraste de ma peau mâte sur la sienne. Je ne réprime pas cette envie, consciente qu’il ne dira rien, que l’obscurité efface toute gêne et toute retenue. Il sourit quand mes doigts effleurent son crâne pour s’emmêler dans ses mèches décoiffées, caressant ses racines plus sombres, et me répond enfin :

_ Je pense qu’on aurait tous pu réagir autrement. Je ne dis pas que j’aurais fait pareil que lui mais, connaissant Clément, il a du se sentir trahi quand Constance n’a plus donné de signe de vie et cherché réconfort autre part… Je sais pas, c’est peut-être sa faute à lui, mais peut-être à elle aussi. Peut-être à nous tous, même. Mais bon, on ne fait que réfléchir à ce qu’on a fait, et pas ce qu’on devrait faire, alors…

Le silence revient et je médite ses paroles, cette dernière phrase me vise-t-elle ? L’idée m’attriste, mais Alexis la détrompe bien vite en ajoutant :

_ C’était pas un reproche, je fais pareil.

_ Tu deviens très philosophe, le soir.

Il sourit en se frottant les yeux, et les miens tombent sur le cendrier sur l’appui de fenêtre.

Il est peut-être simplement défoncé.

Je ne fais aucune remarque, consciente que le mettre mal à l’aise ou le blesser maintenant serait idiot, même si je meurs d’envie qu’il se rende compte de ce qu’il fait, et qu’il arrête de me rassurer sans y croire lui-même.

_ J’étais persuadée que ça finirait par revenir à la normale, dis-je en sentant une boule se former au creux de mon ventre. Je pensais que ce n’étaot qu’une phase du deuil, que ça passerait…

Ma voix s’éteint, et j’ai peur de me mettre à pleurer. Alexis se rapproche de moi et je me blottis contre lui, respirant profondément. Même si j’ai eu quelques nausées pendant ces trois jours, je n’ai pas encore vomi, et je pense qu’Alex y est pour quelque chose. J’ai l’impression de retrouver un semblant de normalité, de me retrouver un peu en le retrouvant. En me caressant l’épaule, il chuchote :

_ A chaque fois que mon frère rentre des cours, il me parle du tien, et j’ai limite envie d’intégrer leur groupe d’amis et de retourner en primaire pour me rapprocher un tout petit peu de toi… de notre vie d’avant.

Je souris franchement à cet aveu, le nez dans son t-shirt, respirant son parfum que je connais si bien, lié à une odeur d’herbe que je tente d’oublier. Son frère est le mien sont aussi proches que nous l’étions à leur âge, et il m’arrive de retrouver Alexis dans les traits du meilleur ami de mon frère.

_ Quand le tien vient chez moi pour voir Thomas, je me demande s’il se teindra les cheveux en blond platine pour embêter votre mère ou… S’il se tatouera en chinois en étant défoncé.

_ Ca m’étonnerait !

Alors que je m’apprête à lui raconter d’autres anecdotes, un éclat de voix me parvient, de l’autre côté du couloir. Alexis semble l’entendre et se détache de moi pour se redresser.

_ J’ai rêvé ? dit-il tout bas.

Je secoue la tête, et c’est alors qu’une deuxième voix – celle de Constance, c’est sûr – se fait entendre, l’air énervé. Un bruit de porte qui claque résonne dans la maison, et la notre s’ouvre en grand presque aussitôt. Constance apparaît dans le chambranle, en colère, Clément sur les talons. Quand il nous voit, il fronce les sourcils, ses yeux étonnés allant et venant de moi à Alex.

_ Tu vois ! crie Constance. Je ne suis pas la seule à cacher des choses. Et je sais que toi aussi tu en caches.

Clément ouvre la bouche, les poings serrés alors qu’il s’apprête à répliquer quelque chose, mais je le devance, prenant la parole avant lui :

_ Qu’est-ce que vous faites ici ?

_ Et toi, qu’est-ce-que tu fais là ?

Elle me regarde intensément, le visage peint d’une colère mêlée de déception, et je me sens soudainement honteuse.

_ Je…

_ Hé ho, elle n’est pas toute seule, je suis là moi aussi, si elle est ici c’est que je l’ai laissée entrer.

_ Oh, c’est vrai alors le problème est résolu. Ca explique que vous passiez vos nuits à deux alors qu’on n’a même pas le droit à un regard.

Elle secoue la tête et passe sa langue sur ses lèvres dans un geste nerveux, avant de continuer :

_ Sérieux, pourquoi ?

_ A cause de tout ce qui s’est passé avant, Constance ! répond Alexis, se redressant pour de bon.

_ Ce n’est pas seulement moi ! réplique-t-elle, les yeux brillants. Arrêtez de me regarder comme si je pouvais tout arranger, c’est… c’est trop pour moi ! Ca nous est arrivé à nous tous, et ce n’est pas à moi de tout réparer, je n’y arrive plus.

Un silence tombe, et elle baisse les yeux en soupirant.

_ Il parlait de toi et Clément, pas de…

Alexis me donne un petit coup, et je me tais. Il a raison, elle vient de s’ouvrir à nous, ce n’est pas le moment de la bloquer.

_ Comment ça ?

Sa voix est plus faible, mes elle me regarde avec assurance, et je décide de me lancer, en ayant assez avec les non-dits :

_ J’ai beau t’en vouloir, je lui en veux aussi pour ce qu’il t’a fait. Ca t’a brisée, qu’il soit avec Mia, on l’a tous remarqué… sauf lui.

Je plante mon regard dans celui de Clément, qui déglutit et baisse les yeux.

_ Il n’y a aucun rapport avec tout ça, réplique-t-elle en faisant un geste vague de la main entre nous.

_ Bien sûr que si, on ne pourra jamais repartir sur les mêmes bases sans que vous vous soyez expliqué là-dessus.

Elle ouvre la bouche, mais finit par la fermer, sûrement à court d’arguments. Je me lève du lit, gênée d’être là, comme si j’étais réellement fautive et Clément allume la lumière. Mes yeux s’habituent lentement à la soudaine luminosité, et quand je finis par y voir clair, mes yeux se posent sur l’objet qu’il tient dans la main, et que je n’avais pas reconnu jusque là.

Le carnet de Sam.

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