Chapitre un

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Dalil bascula la tête en arrière et son regard attrapa le ciel un instant, puis il baissa le crâne, l'exposant au soleil ardent et ses yeux tentèrent de se fixer sur la vision grise et mouvante des immeubles. Il avait l'impression de parcourir du regard l'horizon d'un désert, ondoyant sous le soleil. Parfois, il aimait sa ville. Mais il la détestait quand elle était étouffée sous la chaleur de l'été. Le mois de juillet n'avait même pas encore commencé, mais déjà, ses lunettes de protection étaient embuées à cause de la sueur et son corps se paraît d'une lourdeur moite.

Il se pencha et attrapa la bouteille d'eau dans la poche avant de sa veste. Il poussa un soupir en la trouvant quasiment vide, et but les dernières gouttes qu'elle contenait. Puis, il la replaça dans sa poche sans avoir amoindrie sa soif. Il en avait pour quelques heures encore à gratter la façade de l'immeuble pour préparer la pose de peinture. Il sentait le poids de son casque sur le crâne, et son harnais de sécurité lui sciait les cuisses malgré les protections. Il prit une minute pour mieux répartir son poids, faisant brinquebaler les seaux accrochés sur son harnais, mais le soulagement fut de courte durée. Et il n'avait aucune solution pour la chaleur.

Ils avaient commencé trop tard. Le contremaître du chantier avait tenu à leur apprendre leur boulot, et Dalil préférait largement un gars qui vérifie que chacun est accroché en sécurité plutôt qu'un chef qui pousse à la faute pour aller plus vite. Mais il n'empêche qu'ils avaient pris une heure de retard et il se retrouvait, suspendu au bout d'une corde, à nettoyer ce mur en plein cagnard.

Il pensa à toutes les offres d'emploi qu'il avait vu défiler ces derniers temps. Dans son domaine, si on n'avait pas peur de se déplacer, le boulot ne manquait pas. Dalil aimait ce côté-là, il appréciait de prendre son van transformé en camping-car de fortune et d'aller découvrir une région à l'autre bout de la France pour quelques mois, surtout s'il pouvait se mettre au frais. Mais cet été, il avait décidé de rester et d'accepter des missions d'intérim. Et merde, il savait trop bien pourquoi, ce n'était pas nécessaire de se voiler la face. Il était resté pour un gars. Et plus le temps passait, plus il se rendait compte de la merde dans laquelle il était. Ce n'était pas une erreur quelconque qu'on pouvait effacer avec des mots d'excuse, c'était une trahison dont la culpabilité le rongeait.

Il laissa ses yeux se diriger vers le ciel encore une fois. Bleu, immense, vide. Dalil espéra un brin de vent, quelque chose. Un petit souffle qui lui ordonne de partir loin et de ne jamais revenir. Mais il travailla jusqu'au début de l'après-midi sous ce soleil de plomb sans qu'une brise ne vienne soulager son inconfort et sa conscience.

* * *

Juliette agita les mains dans leur direction. Puis, comme ni Dalil ni Ryan ne faisaient mine de la voir, elle se plaça devant l'écran de télé.

« J'y vais ! Pas la peine de vous dire d'être sages, vous comptez pas bouger du canapé, j'imagine ?

– Non, m'dame ! répondit Dalil en se penchant pour voir l'écran derrière elle. »

Il était sur le point de mettre un but et de recoller au score, Ryan fit de même de l'autre côté pour tenter de le contrer, mais Juliette se déplaça pour lui bloquer la vue. Lâchant un soupir, Ryan mit le jeu en pause et la regarda enfin, laissant jouer un sourire séducteur sur son visage.

« Vas-y, ma chérie, tes copines vont t'attendre, t'inquiète pas pour nous, on gère.

– Tu gères tellement bien que tu t'es cassé la gueule dans la salle de bains !

– C'est cette foutue béquille qui s'est prise dans le tapis ! se défendit Ryan avec un air bougon adorable. »

Il maugréa en désignant sa jambe surélevée sur la table basse. Un mois auparavant, un de ses mousquetons avait lâché et Ryan avait chuté de plusieurs mètres avant que sa corde de sécurité ne l'arrête. Il avait cogné rudement la façade et en était ressorti avec une jambe cassée. Une chance que Dalil l'ait emmerdé le matin même pour mettre sa deuxième corde de sécurité, malgré les récriminations de leur contremaître disant que ça leur faisait perdre du temps. Il se souvenait avec clarté du doigt d'honneur énervé de Ryan, ce petit enfoiré n'admettrait jamais que l'insistance de Dalil à respecter les règles lui avait probablement sauvé la vie. Juliette se tourna vers Dalil et il se redressa, ses doigts se desserrant sur la manette. Il se sentit mal à l'aise sous le regard de sa meilleure amie. Il connaissait cette expression inquiète depuis le collège.

« Dalil, je te fais confiance ? Tu l'empêches de faire des conneries ? »

Il déglutit au mot utilisé, puis Ryan lui flanqua un coup d'épaule et répondit à sa place :

« Ouais, c'est bon, il va me surveiller. C'est quoi déjà les règles ? Pas d'alcool, pas de filles, pas de drogues... j'ai oublié quoi ?

– Pas de jeux !

– Sans moi, j'ai pas signé pour ça ! fit Dalil en se levant d'un bond. »

Tous trois rigolèrent de concert. Même morts, il faudrait arracher leurs manettes de console à leurs doigts recroquevillés. Juliette se pencha pour embrasser Ryan, et Dalil détourna le regard, embarrassé devant cette démonstration d'affection. Il n'avait jamais pu les regarder, mais dernièrement, un relent d'amertume remonta sur ses lèvres chaque fois qu'il devait contempler cette scène. Il avait l'impression de regarder un mauvais téléfilm, de chercher l'alchimie entre deux acteurs sans la trouver. Peut-être était-ce ainsi pour tous les couples au bout d'un certain temps, tout s'éteint ou s'enlaidit. Tout s'abîme dans les mensonges.

Sa meilleure amie vint l'enlacer à son tour. Dalil se demanda comment il arrivait encore à répondre à son étreinte. Elle faisait une tête de moins que lui et il avait envie de s'incliner, de coller sa tête contre son épaule et de la supplier de le pardonner.

« Merci d'être venu, chuchota-t-elle.

– Tu me connais, toujours prêt à me sacrifier, surtout si le sacrifice comprend des bières et une console.

– Merci pour ton abnégation. Une heure de plus à l'écouter se plaindre et je l'étouffais avec son oreiller.

– Je t'ai entendu ! râla Ryan.

– Je sais !

– C'est de la préméditation et j'ai un témoin !

– Laissez-moi en dehors de vos histoires ! clama Dalil. Vous croyez qu'ils vont soupçonner qui les flics, les deux p'tits blancs ou le bronzé ? »

Ils éclatèrent d'un rire de connivence un peu amer. Avec les années, Dalil ne comptait plus les discriminations dues à son origine maghrébine, les contrôles d'identité nombreux, les refus de le laisser entrer en boite de nuit. Ses amis oubliaient sitôt l'évènement terminé, mais pour Dalil, la lassitude face à ces situations demeurait et s'amplifiait. Il n'y avait bien que dans le travail où les gars comme lui étaient acceptés. Juliette quitta les bras de Dalil, lui laissant le cœur rongé de remords, et elle sortit de l'appartement pour rejoindre ses amies à une soirée.

« Lil, reviens-là que je te foute ta raclée ! l'appela Ryan en tapotant le canapé à côté de lui. »

Il obéit et s'installa sans un mot. Ils n'avaient jamais parlé avec Ryan, ils s'étaient contentés du trio bière, console et foot, abordant rarement des sujets personnels. Ce soir ne ferait pas exception. Ryan relança la partie, et avec une lenteur calculée, s'inclina petit à petit vers Dalil, laissant d'abord leurs épaules entrer en contact, puis leurs cuisses. Les doigts de Dalil ripèrent sur la manette plusieurs fois et il se prit trois buts de plus sans réagir. Il n'avait plus envie de jouer. Ni à la console, ni au petit jeu de Ryan.

Son regard se perdit sur la jambe plâtrée de Ryan, de la cheville au genou, puis il monta sur sa cuisse nue et s'arrêta sur le short aux couleurs de l'équipe de foot locale. Ryan saisit son regard et eut un sourire suffisant, il lui attrapa la main et la guida sur son entrejambe. Ils n'allaient pas en parler, ils n'allaient jamais en parler. Les mots que Dalil retenait étaient en train de l'étouffer. Il ne savait même quels étaient ces mots, mais il savait qu'il avait besoin de le dire.

Dalil voulut retirer sa main, mais son ami la retint et lui fit opérer un mouvement de va-et-vient, lui faisant sentir son excitation. Rapidement, les yeux de Ryan s'étrécirent pour le fixer. Il y a un mois, Dalil s'était enflammé sous ce regard presque félin, ces yeux bleus désireux, maintenant, il se demandait s'il n'y avait pas eu que du calcul et de l'avidité. Ryan attrapa lui la nuque, sa main se fit moite et chaude sur sa peau et Dalil ne put réprimer un soupir d'envie. Ryan eut un sourire à ce son et attira son visage vers son entrejambe sans aucune douceur. Agitant la tête, Dalil résista au mouvement et se dégagea de la poigne.

« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a encore ? râla Ryan.

– On peut pas continuer comme ça.

– Continuer quoi ? Arrête de te prendre la tête, c'est rien ! »

Si c'était rien, alors pourquoi Dalil n'arrivait pas à effacer la culpabilité qui le hantait ? Pourquoi n'arrivait-il plus à regarder Juliette sans se sentir comme la pire des merdes ? Si c'était rien, pourquoi son cœur était-il piqué de toutes parts à chaque fois qu'ils couchaient ensemble ?

Dalil aimait Ryan depuis des années. Il l'avait aimé avant même de savoir qu'il préférait les garçons, avant que Juliette lui confie qu'elle l'aimait « bien » dans ce langage à mots de couverts d'adolescent. Il l'avait aimé en silence, ce sentiment fluctuant au fil du temps, mais restant là, comme un secret à garder. Ces derniers temps, il s'était rendu compte qu'il aimait davantage le souvenir de Ryan que Ryan lui-même. Il aimait ce meilleur ami avec qui il avait tout vécu ou presque, du collège au lycée jusqu'aux galères de chantiers. Il l'avait aimé. Mais il n'était plus trop sûr d'aimer l'homme qui servait de lui depuis son accident.

Bordel, Dalil était un tel connard, voilà qu'il se cherchait des excuses. Il était très loin d'être innocent dans l'histoire. Il resserra ses doigts sur le membre dur et il adora la sensation. Il adorait que Ryan bande pour lui, il en avait rêvé toute son adolescence.

Alors, la première fois que Ryan l'avait touché, Dalil avait perdu la tête. Il avait voulu tout oublier et il avait réussi. Pendant un moment, il avait oublié que Juliette était sa meilleure amie, que Ryan était l'autre partie de leur trio inséparable et que tous les deux formaient un merveilleux couple. Enfin, ça, c'était sa version idéalisée. En réalité, Ryan se montrait souvent immature et ne s'investissait pas beaucoup dans le quotidien. Mais Dalil avait toujours préféré les voir comme un couple idéal. Tout plutôt que d'admettre que lui et Juliette aimaient depuis des années un gars qui avait toutes les caractéristiques d'un gros con.

Il avait tout oublié, tout ce qui lui importait, c'était la main de Ryan agrippée dans son dos qui l'attirait vers lui, la façon dont son meilleur ami écartait les jambes pour lui faire une place contre lui et son balancement quand ils étaient enfin entrés en contact. Ryan avait envie de lui et c'était tout ce qui comptait. Et aujourd'hui encore, le sexe pulsant dans sa main lui intimait de tout oublier. Oublier ce tiraillement entre désir et culpabilité. Dalil avait passé des années à rêver de son meilleur ami, et d'autres années encore à les regarder, lui et Juliette.

Dalil avait continué à aimer Ryan en secret lors de sa lente réalisation de son homosexualité jusqu'à ses premières relations emplies d'incertitude et de gêne. Et jamais un seul instant, il n'avait imaginé que son meilleur ami l'utiliserait un jour comme un exutoire sans se poser la moindre question. Ryan avait envie de baiser ce jour-là, et Dalil était disponible. Depuis quand Ryan aimait-il les hommes et pourquoi ne lui en avait-il jamais parlé ? Depuis quand avait-il deviné que Dalil ferait n'importe quoi pour lui ? Et à quel point allait-il profiter de lui ?

Il fixa son meilleur ami, avachi dans le canapé, ses hanches surélevées, son sexe exigeant d'être satisfait et ses poings serrés de frustration.

« Si c'est ce que tu avais en tête quand tu m'as dit de venir passer la soirée avec toi, c'était pas la peine, murmura Dalil.

– Oh arrête, tu savais très bien ce que je te proposais.

– Je croyais qu'un jour, ça allait changer, qu'on allait finir par en discuter. »

Ryan se redressa dans le canapé et il grimaça en déplaçant l'appui de sa jambe.

« Tu vas pas recommencer. Je suis pas homo.

– Ouais, t'aimes juste avoir ma queue dans ton cul.

– Ta gueule, Lil ! Ferme ta gueule ! »

La voix de Ryan était rauque et agressive. Mais Dalil n'avait pas peur. Il était seulement épuisé. Depuis un mois, ses pensées ne s'arrêtaient pas. Il avait aimé, espéré, il avait douté, culpabilisé.

« Je sais que c'est difficile, je suis passé par là, tu sais, mais...

– Je ne suis pas gay ! répéta Ryan.

– T'es peut-être pas gay, t'es peut-être bi, et c'est ok aussi, mais c'est pas en niant la réalité que tu vas le savoir. »

Ryan attrapa la manette, lança une partie solo et monta le son. Dalil se déplaça jusqu'à la télé et l'éteignit. Un regard bleu rageur réagit à son geste.

« Je comprends pas, Ryan. Mes parents font une prière à chaque fois qu'ils me voient, c'est à peine s'ils parlent de moi à la famille, alors que les tiens seraient prêts à t'accompagner à la gay pride. Et c'est toi qui restes dans le placard !

– Je veux pas de cette vie-là ! rétorqua Ryan. Je veux être un mec normal.

– Parce que je le suis pas ? lâcha Dalil, indigné.

– Prends pas ce ton, tu sais très bien de que je veux dire ! »

Ryan eut le sourire le plus malheureux du monde. Et à ce moment-là, Dalil avait seulement envie de dire : ok, c'est pas grave si t'y arrives pas encore, on peut oublier et juste... juste se faire du bien entre potes. Parce que Ryan n'acceptait aucun mot caractérisant leur relation du plus doux au plus vulgaire. Alors, chaque fois, ils oubliaient. C'est ce qu'ils avaient déjà fait une dizaine de jours auparavant. La même discussion, la même dispute presque mot pour mot, jusqu'à la réconciliation sur le canapé, dans des ahanements obscènes.

« Allez, on s'en fout de tout ça, viens, fit Ryan en ouvrant les cuisses. S'il te plaît, j'ai envie que tu... que tu...

– Que je quoi ?

– Arrête, Lil !

– Que je te suce ? T'es même pas capable de le dire, bon sang ! »

Dalil hésita un petit moment devant le visage ravagé de peur de son meilleur ami, puis il secoua la tête. Il avait passé trop de temps dans le placard pour y retourner. Ses parents toléraient son homosexualité, mais c'était exactement ce qu'ils faisaient, le tolérer. Ils lui permettaient de vivre sa vie comme il l'entendait, mais ils désapprouvaient toujours en leur for intérieur qui il était.

« Je vais rentrer, marmonna-t-il. »

Je vais partir, songea-t-il en récupérant ses affaires et en se dirigeant vers la porte

« Putain, t'es chiant, rallume au moins la télé, bordel ! Lil ! Dalil ! »

Ryan l'invectiva, mais Dalil ne l'écouta pas, il avait l'habitude de ses sautes d'humeur, de sa façon de manier les insultes puis les excuses. Il referma la porte sous les hurlements de son meilleur pote. Nul doute qu'en trois minutes, Ryan aurait appelé Juliette, lui demandant de revenir sans se soucier de lui pourrir sa soirée.

Le cœur lourd, déchiré entre sa culpabilité et sa colère, Dalil descendit les escaliers et gagna la rue. Ironie du sort, il passa devant un immeuble sur lequel il avait travaillé quelques mois auparavant avec Ryan. Quand tout était encore simple et sans équivoque. Quand ce qu'il ressentait pour son meilleur ami restait ce secret inavoué. Il voulait revenir à cette époque, à ces moments où Ryan et lui passaient leurs soirées ensemble quand Juliette était de garde à l'hôpital. Mais il revenait sans cesse sur ce moment où ils avaient couché ensemble pour la première fois. Il se rappellerait toujours de ce geste sans subtilité de Ryan, de sa main qui attrapait la sienne et l'amenait sur son sexe, ce même geste qu'il avait reproduit aujourd'hui. Ryan ne faisait même pas l'effort de séduire, il attendait uniquement qu'on cède à ses besoins.

Avançant jusqu'au coin de la rue, Dalil choisit de s'affaler à la terrasse d'un café. Une fois une bière devant lui, il attrapa son téléphone et consulta les offres d'emploi. Dans son domaine, il y avait toujours du boulot, pour peu qu'on n'ait pas peur de parcourir quelques centaines de kilomètres. Il cliqua sur plusieurs annonces, et répondit en ligne à une dizaine en envoyant son CV à chacune. Il accepterait la première proposition pour l'été. Il devait se tirer de là ou il retomberait dans les bras de Ryan. Il devait partir avant de haïr son meilleur pote et de se détester jusqu'au plus profond de son être.

Le lendemain matin, son téléphone sonna et il répondit qu'il pouvait commencer dans une semaine, sans souci. Il situait à peine le coin de France où il devait aller, quelque part dans la montagne, mais il s'en fichait royalement. S'en aller, c'était tout ce qui comptait.

Mais il savait qu'il ne s'en allait pas, il fuyait, sa culpabilité intacte et la douleur sourde qui harcelait son cœur toujours présente. Il les emmènerait où qu'il aille.

Voilà, j'espère que cette rencontre avec Dalil s'est bien passée, vous savez combien j'aime ces persos humains qui font des erreurs et qui se blessent en les faisant.

Pour la publication, j'essaierai de poster une fois par semaine.

A bientôt.

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