Chapitre trois

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Thibault frotta ses yeux, et éloigna la boule de poils qui le collait. Non, à la réflexion, il ne pouvait pas appeler Flèche une boule de poils. Une boule de poils, c’est mignon, c’est petit et ça ne prend pas la moitié du lit.

« Pousse-toi de là ! T’as pas le droit de monter ici ! »

Flèche émit un gémissement dépité et tenta de l’apitoyer en penchant la tête sur le côté.

« File ! gronda Thibault, tu me tiens trop chaud et tu mets des poils partout. »

Le berger suisse sauta du lit et provoqua une ondulation du matelas. Il avait évidemment fallu que Thibault choisisse un chien de près de quarante kilos. En plus, à la base, il voulait un chat. Bon, il avait aussi eu un chat. Trois ans auparavant, pour fêter ses dix-huit ans et la remise à neuf de l’ancienne boulangerie du village avec son grand-père, Thibault était allé dans un refuge pour animaux. Il ne désirait rien de particulier, alors il s’était dit qu’il pourrait offrir plutôt que de recevoir.

Il pensait choisir un vieux matou, un qui n’était pas adoptable, et lui donner un coin chaud et agréable pour ses dernières années, il s’était retrouvé avec Oz, un jeune chat complètement barré qui ne tenait pas en place et Flèche, un chien qui se prenait pour un chat et tentait de s’incruster partout alors qu’il était beaucoup trop grand pour ça. Thibault attrapa son réveil. Il aimait l’objet avec son vieux cadran surmonté par deux cloches. Il l’avait toujours vu sur la table de nuit de son grand-père, même quand ce dernier avait cédé à la technologie et s’était acheté un portable. Sa grand-mère avait toujours promis qu’elle jetterait cet engin de torture quand son mari serait à la retraite. Elle l’avait seulement relégué au garage jusqu’à ce que Thibault le récupère. Il lut les aiguilles argentées agrémentées d’entrelacs discrets et lâcha un soupir. Deux heures cinquante, il se levait dans dix minutes. Oh tant pis, il prenait une minute, deux minutes, il prenait tout. La veille, il avait cuit les pizzas pour la fin de saison du club de foot et il s’était couché plus tard que ses vingt-deux heures habituelles. Il avait gagné peu d’argent et peu de mercis. Il n’en attendait pas, les gens avaient désormais cette attitude lointaine vis-à-vis de lui et aucun sourire, aucun engagement associatif n’avait réussi à le rapprocher des autres villageois. Il s’était fait une raison, il ne trouverait jamais sa place parmi les gens.

Le réveil sonna alors qu’il avait à peine refermé les yeux. Il se leva de suite en titubant de sommeil. Alors qu’il s’habillait, Flèche s’installa sur le lit, se croyant discret, et il fut vite rejoint par Oz, un chat au pelage brun dont la couleur contrastait avec les poils blancs de Flèche. Au début, les deux s’étaient regardés en ennemis jurés. Puis, au bout d’une semaine, ils avaient établi un périmètre pour chacun. Oz possédait le jardin à flanc de montagne, le vieux canapé déglingué du salon et le côté gauche du lit, et Flèche disposait du côté droit du lit, du tapis dans l’entrée et de l’impasse qui montait, là où il pouvait voir venir les gens, leur aboyer dessus et renifler leurs chaussettes quand il ne reniflait pas autre chose. Les deux faisaient croire à Thibault qu’il était encore l’heureux propriétaire de sa maison, mais à les voir roupiller de concert, il se sentait surtout exproprié, de son lit principalement.

* * *

Il venait de sortir sa deuxième fournée de pain et de découper des rectangles bien réguliers dans ses pâtes feuilletées pour ses plaques de millefeuilles quand on frappa à la vitrine. Thibault se déplaça jusqu’à voir la porte d’entrée. Il distingua une silhouette dans la frêle lueur de l’aube. D’une main, il tenta de faire partir, sans succès, la farine de ses cheveux et de son visage. Un des sacs s’était ouvert alors qu’il le transportait et il en était couvert de la tête aux pieds. La silhouette venait de disparaître, alors il attrapa ses clefs de la boutique pour ouvrir sans songer à être présentable. Mais il n’y avait plus personne dans la rue. Il tourna la tête juste à temps pour voir une silhouette passer le coin du mur et il la suivit. Quand il interpella la personne, il se rendit compte qu’il avait toujours son couteau à pâte feuilletée dans la main et il tenta de faire sa meilleure voix de commerçant :

« Vous désirez ?

– Heu… Survivre ? Ou si c’est pas possible, mourir rapidement et sans douleur. »

Thibault eut un sourire devant la blague. Enfin, il espérait que c’en était une. Il abaissa son couteau, mais pile à ce moment-là, Flèche débarqua à toute allure derrière le gars et lui planta son museau pile entre les fesses. Le pauvre gars sursauta et hurla bruyamment.

« Flèche ! Non ! Stop ! Laisse le monsieur ! »

L’odeur avait dû être à son goût, parce que son chien se mit à bondir autour de l’homme avec bonne humeur. Comme Flèche était immense, chacun de ses bonds l’amenait à frôler le visage de l’homme qui tentait de s’éloigner des coups de langue ravageuse. Thibault lâcha son couteau et attrapa son chien par son collier, le ramenant près de sa cuisse et l’obligeant à ne pas bouger. On l’avait prévenu que reprendre le dressage de Flèche, un chien déjà adulte, serait plus long. Il avait surtout la sensation que c’était mission impossible.

« Pardon, je suis désolé. Il est…

– Ouais, je sais, il est gentil, dit-il l’homme sur un ton grinçant.

– Non, il est con, mais… »

Dalil explosa de rire en voyant le sourire penaud apparaître sur le visage de son fantôme. Le boulanger réprimanda son chien et l’enferma derrière un portillon qui donnait sur un jardin tout en pente. Dalil se pencha et ramassa le couteau, puis quand l’homme revint, il lui tendit la lame.

« C’est sacrément grand !

– Plus c’est grand, mieux c’est.

– Ouais, on me le dit souvent, dans d’autres contextes. »

Les yeux maquillés de blanc s’écarquillèrent une seconde. Et pendant une toute petite seconde, ils s’abaissèrent en direction du pantalon de Dalil. Et l’homme se lécha les lèvres dans un réflexe extrêmement sensuel et totalement inconscient. Dalil retint un rire, c’était la façon la plus adorable de se trahir qu’il ait vu jusque-là.

« C’est pour couper la pâte feuilletée, expliqua le boulanger. Heu, les pates feuilletées sont très grandes et… heu… vous êtes ?

– Dalil. Et vous ?

– Non, je veux dire, vous désirez quelque chose ?

– Maintenant que ma survie est plus en jeu, je voudrais acheter du pain. »

Thibault tendit le bras et l’invita à le précéder jusqu’à la boutique. Il entra à sa suite et alluma la lumière. Jusque-là, il avait distingué un homme semblant assez jeune à la silhouette musclée. Une fois les spots éclairés, Thibault put enfin le détailler. Son cœur fit un bond et il se traita d’abruti. Il s’était toujours dit qu’il craquerait sur une personnalité plutôt qu’un physique. Mais l’homme devant lui semblait un tout inséparable de beauté et de caractère avec le sourire qui jouait sur ses lèvres et dans ses prunelles.

Sa peau était dorée, ses yeux noirs munis de longs cils s’étiraient sur ses tempes, ses cheveux étaient rasés au-dessus des oreilles et sur la nuque, mais s’éparpillaient en boucles brunes au sommet de son crâne. Une barbe de plusieurs jours soulignait le contour de sa mâchoire avec exactitude et piquetait sa lèvre supérieure, et son sourire était magnifique. Thibault se demanda s’il avait quitté son lit ou s’il était encore en train de rêver ? Une licorne avait-elle parachuté ce gars sur le village ce matin ? Pendant une seconde, il imagina une licorne en adjudant-chef.

Toi, le gars au corps indécent et au sourire ravageur, tu sautes là, et tu chopes le petit boulanger du village. Et tu ne reviens pas tant que la mission n’est pas accomplie, compris ?

Chef, oui, chef !

Et mets-lui des arcs-en-ciel dans sa vie !

Thibault se retint de rire et gagna la porte entre le fournil et la boutique. Il n’avait pas besoin de regarder pour savoir ce qui était prêt, mais il eut l’impression que ça lui donnait une contenance.

« Tout n’est pas encore cuit, mais j’ai déjà du pain au levain et du pain de campagnes, pour les pains spéciaux, il faut attendre un gros quart d’heure. »

Il tira les caisses près du passage et déposa différentes baguettes dans les corbeilles. Il sentait le regard de l’homme sur lui. Non, il ne le sentait pas, il l’espérait, c’était totalement différent. Il se retourna et vit que le client zieutait ses baguettes sans vraiment s’intéresser à lui. Il ne fallait pas trop en demander à sa licorne.

« Le pain au levain, je vous en prends cinq. Et vous avez des croissants ou des pains au chocolats ?

– Oui, bien sûr. »

Thibault se glissa dans son rôle. L’homme était charmant, mais pas pour lui. Il avait fait cette blague usuelle des gars tout prêts à se vanter de la taille de leur engin.

« Je vous en mets combien ?

– Cinq de chaque. »

Dalil sourit. Après une nouvelle nuit à se débattre avec sa conscience, il n’escomptait pas que sa journée soit différente de celle de la veille. Mais ce jeune homme avec ses yeux qui n’arrivaient pas à se détourner de lui constituait une belle distraction.

Dalil savait qu’il ne rentrait pas dans les critères d’une beauté parfaite, mais il aimait se dire que sous certains angles, il n’en était pas loin. Et il avait l’avantage de savoir se mettre en valeur, même habillé d’un pantalon de travail. Aujourd’hui, il avait choisi le pantalon rouge, d’abord pour des raisons pratiques, il était parfaitement visible sur les roches ou les broussailles, puis aussi pour des questions esthétiques, la forme était ajustée, dévoilait ses cuisses puissantes et moulait agréablement son entrejambe. Ses cheveux se mettaient en place juste en passant les doigts dedans, son coiffeur était un génie pour cela.

Au bout de quelques minutes, le boulanger déposa deux énormes sachets sur le comptoir et lui indiqua le prix. Tout en payant, Dalil chercha le regard du jeune homme et l’attrapa enfin. Sa première impression ne fut pas démentie, il était vraiment adorable, malgré la farine qui recouvrait son visage. Impossible de deviner la réelle couleur de ses cheveux, mais ses yeux étaient d’un vert clair brillant. En fait, il ressemblait à un Casper version gay, avec un nez retroussé et des grands yeux qui le fixaient comme si enfin, un humain le voyait. On aurait dit lui, à seize ans, luttant contre son désir pour les hommes, perdu et effrayé. Merde, Dalil se sentit trop con tout d’un coup, c’était un gamin, peut-être un apprenti même pas majeur, et il venait de parader devant lui pour le plaisir de le faire rougir.

« Merci, et bonne journée, fit le gamin en lui tendant les poches. »

Dalil les attrapa et il sentit les doigts du boulanger sous les siens. Il s’attendit à ce que le jeune homme les dégage de son toucher rapidement, mais à la place, son fantôme le fixa étrangement.

Thibault cligna des yeux, pour écarter la farine coincée au bord de ses cils. L’adjudant-chef-licorne hurlait dans son talkie :

Le contact est établi ! Je répète : Le contact est établi. Lancez les fusées, allumez-moi tout ça ! Et un peu plus de bleu dans l’arc-en-ciel, bande de mous du fion !

Il sentait la fraîcheur des doigts sur les siens et goutait cette différence de température avec un peu trop d’entrain. Il fallait qu’il arrête, c’était seulement un gars qui passait dans le coin et qu’il n’allait jamais revoir. Enfin, l’homme attrapa les sachets et les plaqua contre son torse.

« Vous êtes ouvert quels jours ? demanda-t-il.

– Tous les jours sauf le dimanche et le lundi, récita Thibault avec habitude. De 6h30 à 13h et de 16h à 19h.

– Ok, merci. Bonne journée. À bientôt. »

En un clin d’œil, l’homme avait disparu. La licorne cracha dans son talkie, indignée et prête à botter des culs :

Et la mission ? Mais reviens ici, troufion !

Thibault tenta de sortir de ses pensées rêveuses, sans succès. Il sortit ses pains aux céréales, ses baguettes au romarin et aux olives sans être réellement à ce qu’il faisait. Dalil. C’était ainsi qu’il avait dit qu’il s’appelait. Un prénom peu commun, sans doute d’origine maghrébine. Il possédait le même teint méditerranéen que sa mère, celui qu’il avait raté en prenant la peau blanche et piqueté de taches de rousseur de son père. Il aurait tellement aimé ressembler davantage à sa mère, mais il n’avait même pas ses yeux, il avait tout pris de son père.

Thibault soupira quand l’image de son client mystérieux repassa devant ses yeux. Il était surpris de l’avoir aussi bien enregistrée, mais après tout, il était doué pour ça, pour emplir son esprit de rêves. Un rêve de plus ou de moins, finalement, ça ne faisait que peu d’importance, il avait l’habitude de vivre plus dans sa tête que dans la réalité. Dalil était beau, souriant et il semblait avoir de l’humour, Thibault le laissait entrer dans ses rêves avec plaisir. Et puis, soudain, il se rendit compte qu’il lui avait demandé ses horaires d’ouverture.

Oh non, oh non, oh non. Parce que construire des rêves, il savait faire, mais se confronter à la réalité, il n’aimait pas du tout.

Bonsoir,

Et voilà pour le 2ème protagoniste !

J'espère qu'il vous a plu !

Oui, je sais, mes persos ont tendance à ne pas être tout seuls dans leur tête XD

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