Chapitre quatre
« Alors ?
– Ok, fit Val. J’aime les trucs durs, j’adore avoir des trucs durs plein la bouche. C’est bon, je peux sauver mon hétérosexualité maintenant ? Je l’entends agoniser d’ici. »
Dalil éclata de rire et mordit dans son sandwich à la dinde et à la moutarde. Ils étaient plusieurs à ne pas manger de porc et le petit frigo de la baraque de chantier était rempli en conséquence. Rien qu’à la vue des baguettes ce matin, il s’était attendu à du bon pain, mais pas du tout à ce goût savoureux. Ça craquait puis fondait sous la dent, un vrai délice. Et Dalil voulait désormais goûter le pain recouvert de sésame qu’il avait vu sur le site internet. Mince, demain, c’était le week-end et il n’avait pas besoin d’acheter tout un stock de baguettes pour l’équipe.
« À quoi tu penses ? demanda Valentin en agitant sa main sous ses yeux.
– À ce que je vais faire ce week-end.
– Ah oui, c’est vrai, tu rentres pas chez toi. »
Dalil confirma d’un signe de tête. Ses collègues étaient d’âge divers dans leur petit groupe, et l’équipe était entièrement composée d’hommes, il y avait encore peu de femmes cordistes. Tous rentraient chez eux les week-ends, malgré la distance. Il attrapa son téléphone.
« Je vais voir ce qui peut se visiter dans le coin.
– Si jamais tu t’ennuies, je fais du parquet chez moi.
– Merci, mais je suis sûr de pas m’ennuyer à ce point.
– Ouais, je m’en doutais. »
Dalil remercia son collègue d’un sourire. Il avait l’habitude de partir, de voyager, de se retrouver dans des coins inconnus, souvent seul et quelques rares fois avec Ryan. En fait, ces dernières années, il se rendit compte que Ryan avait attendu qu’il postule sur certains jobs pour en demander d’autres. Comme si Ryan avait voulu éviter de se retrouver avec lui. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait dans la tête de son meilleur pote, comment il avait pu passer de cette mise à distance à ces baises secrètes quasi-quotidiennes. Une digue avait cédé entre eux, et ils s’étaient retrouvés dans cette recherche de plaisir coupable. Et cette recherche effrénée charriait la tromperie et la douleur.
Et le dégoût, il voyait encore la façon dont Ryan le fixait juste après avoir pris son pied. Entre mépris et haine, comme s’il lui en voulait de l’avoir fait jouir ainsi alors que deux minutes avant, il ahanait et suppliait pour que Dalil le baise plus vite, plus fort. Dalil ne comprenait pas comment son meilleur pote pouvait avoir autant d’homophobie intériorisée après avoir passé son adolescence près de lui.
Il ne comprenait pas pourquoi, alors que Dalil s’était confié à lui, Ryan n’en avait jamais fait autant. Les peurs deviennent moins terrifiantes quand on les partage, quand on les affronte à plusieurs. Merde, il lui en voulait de leur avoir volé ce qui aurait pu être une belle histoire entre eux. Pas forcément une histoire d’amour, mais au moins une vraie histoire d’amitié et pas ce mensonge dans lequel ils étaient désormais enfermés.
Malgré sa colère, Dalil ressentait une peine immense pour Ryan. Il n’avait jamais rien vu, il n’avait pas vu la fracture béante dans l’esprit de son pote, les peurs et les doutes, le désir brut et la honte si lourde, et tout ça, confinés dans le petit espace de son cerveau pendant trop de temps. Bordel, il n’en pouvait plus d’avoir la tête emplie de questions et le cœur de douleur.
Dalil reprit le boulot après leur pause repas, et pendant quelques heures, malgré la fatigue et ses muscles qui tiraient, il apprécia de se sentir à mi-chemin entre ciel et terre. Il était bien ainsi, suspendu, à ne plus penser à rien. Il avait la sensation d’avoir retrouvé sa vie d’avant, quand Ryan restait un interdit, que Juliette partageait ses confidences sur ses rencontres et que le reste du monde était un possible.
Sa vie d’avant consistait à explorer les lieux et à découvrir des gens. Des yeux verts surpris dans un visage recouvert de farine apparurent dans son esprit. Il pouvait trouver des milliers de raisons de s’arrêter à la boulangerie. Acheter un millefeuille par exemple !
* * *
« Thibault ?
– Hmmm ?
– Tu ne devrais pas laisser ce chien dormir sur ton lit, il salit tous tes draps ! »
Il ouvrit un œil de l’immense hamac dans lequel il était allongé. C’était sa première sieste de la saison dans le jardin et Maryse, sa grand-mère, venait de l’écourter en débarquant sans prévenir comme à son habitude.
« Je sais, mais… mais qu’est-ce que tu fais avec mes draps, mamie ?
– Je vais les laver ! »
Thibault s’extirpa du hamac, bondit vers elle et lui prit les draps chiffonnés des mains. Elle le laissa faire, mais y alla quand même de son petit commentaire :
« Ce n’est pas parce que tu es un garçon et que tu aimes les garçons qu’il faut croire que tous les hommes adorent se rouler dans la fange. Certains hommes bien éduqués apprécient de se coucher dans des draps propres !
– Mamie !
– Quoi, c’est vrai !
– Mes draps sont propres ! »
Sa grand-mère eut une grimace.
« Et ils sentent le chien. »
Thibault évita de plonger le nez dans les draps. Il ne pouvait pas vraiment dire le contraire.
« D’accord, t’as gagné ! Je vais les laver.
– Ajoute aussi les rideaux de ton salon, ils sont drôlement sales. Et le tapis de la salle de bain aussi. Il est de quelle couleur à l’origine ? Bleu ou gris ?
– Blanc. »
Le regard de sa grand-mère ressemblait à un jugement sans appel. Il n’était qu’un petit garçon crasseux qu’il fallait débarbouiller consciencieusement. Heureusement, elle ne l’avait pas vu ce matin avec de la farine de partout, même s’il était d’un blanc immaculé.
« Ok, je vais le faire. C’était ce que tu avais en tête depuis le début, avoue. »
Elle sourit discrètement, puis elle le suivit dans la maison pour voir quel endroit avait échappé à l’aspirateur. Thibault adorait sa grand-mère, mais le concept d’intimité restait pour elle ce qu’il était : un concept. Pour se faire pardonner ses intrusions, elle lui apportait chaque fois des immenses plats remplis de nourriture. Franchement, il pouvait laver ses draps, ses rideaux et son tapis deux fois par jour en échange de la tarte aux légumes d’été qu’elle avait déposée sur la table de la cuisine. Il avait beau avoir obtenu son CAP de boulangerie et réussi une spécialisation dans le tourage des pains et des viennoiseries, quand il mangeait les plats de sa grand-mère, il avait l’impression que seule la pratique pouvait produire un goût aussi familier.
Quand il revint, ayant sagement lancé la machine, elle observait son jardin.
« Tu devrais couper les gourmands de tes tomates pendant qu’il fait encore beau. Si tu le fais juste avant la pluie, elles vont attraper la maladie.
– Je le ferai.
– N’attends pas trop, insista-t-elle. »
Elle leva la tête comme si un grain se préparait. Mais le ciel était parfaitement dégagé, même s’ils n’en voyaient que la moitié à l’ombre de la montagne.
« Tu ne réouvres pas cette après-midi ? demanda-t-elle ensuite. Tu vas être en retard.
– Je sais, je leur dirai qu’une une vieille dame maniaque m’a obligé à laver mes draps. »
Sa grand-mère maugréa et il réussit à la mettre dehors. Elle habitait de l’autre côté du village et s’en plaignait quotidiennement. Évidemment, elle ne pouvait même pas surveiller ce que faisait son petit-fils en tirant ses rideaux.
Il ouvrit la boulangerie, mais avec l’école qui venait de finir quelques jours plus tôt, aucune enfant ne se rua dans sa boutique pour acheter un goûter. Heureusement, il avait réduit la quantité à l’approche du week-end. Entre deux clients, il passa dans le fournil pour préparer ses ingrédients pour mardi matin. Il pourrait se lever un peu plus tard et lancer le pétrin sans tarder. Pendant trois heures, il se demanda si sa vie allait toujours être aussi calme, pas qu’il s’en plaignait, mais parfois, il aurait voulu un peu… un peu d’aventure, comme un homme avec des yeux magnifiques et un sourire rieur apparaissant à l’aube. Un homme qui apparaissait aussi très bien dans le soleil brûlant de fin d’après-midi. Thibault se figea quand son client poussa la porte en ornant ses lèvres d’un sourire sûr de lui.
Ok, mon gars, on vise la cible, le petit boulanger, là, et on passe pas à côté une deuxième fois, il s’agirait d’être professionnel !
Mince, la licorne-adjudant-chef était de retour. Et elle semblait diriger son beau brun d’une main de fer. Ce dernier braqua ses yeux sombres dans les siens. Thibault tenta de soutenir le regard et lança :
« Bonjoir ! Heu, bonsour ! »
Ok, la cible est un crétin, je répète, la cible est un crétin !
Cela ne sembla pas vraiment arrêter son gars qui sourit plus largement.
« Bonsoir.
– Vous désirez ? »
Dalil s’amusa du jeune homme tout tendu devant lui. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas eu quelqu’un qui réagissait à son charme et qui le montrait avec autant d’évidence et d’innocence. Il longea la banque de gâteaux sans vraiment la regarder.
« Je voulais un millefeuille. Un grand, précisa-t-il avec un sourire.
– Je… je n’en ai plus. Comme je suis fermé demain, je n’ai pas beaucoup de stock et… enfin, si vous voulez être sûr d’avoir un gâteau précis le samedi, il vaut mieux passer plus tôt ou commander. Même si j’imagine que vous êtes juste de passage et que…
– Je suis là pour l’été. »
Puis Dalil précisa en détachant soigneusement tous les mots :
« Pour tout l’été. »
Thibault avala lentement sa salive. Oh mince, le plan de la licorne se déroulait sans accroc, ce gars le draguait ou s’il ne le faisait pas exprès, il le faisait sacrément bien.
« Il me reste des éclairs si vous voulez.
– Hmm… pourquoi pas. C’est ta boulangerie ?
– Heu, oui. »
Il fut surpris par le passage au tutoiement, mais le sourire de Dalil était contagieux.
« Tu sembles bien trop jeune pour avoir ta propre boulangerie.
– J’ai vingt-et-un ans ! s’indigna Thibault.
– Ok. »
Le sourire de Dalil s’élargit encore et Thibault cligna des yeux en comprenant qu’il s’était fait avoir.
« Tu voulais savoir mon âge ! accusa-t-il.
–Peut-être bien. »
Dalil s’amusa de la réaction du jeune homme, puis s’arrêta pour regarder des diplômes encadrés accrochés au mur et saisit le prénom identique sur la certification d’aptitude professionnelle et dans le cadre à côté, le titre de maître artisan.
« Et je crois que je connais ton prénom maintenant. Thibault, j’aime bien. Qu’est-ce que tu fais demain ?
– La grasse mat. »
Dalil explosa de rire et Thibault sourit d’un air gêné. Il avait répondu sans réfléchir. Mais c’était réellement son programme. Même si sa grasse matinée excédait rarement les dix heures.
« Ok, la grasse mat, répéta Dalil d’une voix qui donnait l’impression qu’il allait partager le lit de Thibault. Et après ta grasse mat, tu fais quelque chose ?
– Je rate jamais le journal de 13h.
– Ça a l’air palpitant ! »
Ils échangèrent un rire de concert.
« Et éducatif aussi. J’ai appris que je devais boire de l’eau quand il fait chaud et porter des vêtements légers. Moi qui avais sorti la combi de ski. »
Dalil lui adressa un sourire amusé, puis continua :
« Si ça te dérange pas de changer ton emploi du temps, ça te dirait de me montrer les coins sympas par ici ?
– Qu’est-ce que tu recherches ? Des balades, des musées, des endroits où se baigner ?
– Un peu tout ça. »
Thibault sortit de derrière la banque et attrapa les dépliants touristiques qu’il gardait sur une étagère.
« Je peux te donner ça, il y a les incontournables à visiter et… »
Il se figea quand il sentit un souffle tout près de son oreille.
« Merci, mais je cherche pas une brochure, mais un guide en chair et en os. »
Bien joué, mon gars ! Un petit souffle dans l’oreille et la cible est prête à être cueillie.
Thibault se retourna lentement. Dalil se trouvait à une vingtaine de centimètres de lui et le fixait sans détourner son regard. Il n’avait pas l’habitude qu’on le regarde ainsi. Il avait l’habitude qu’on détourne le regard, qu’on l’ignore.
« Moi ? murmura-t-il.
– Ouais, toi. Ça te dit ?
– Je… Heu… Oui. Mais tu ne m’as toujours pas dit ce que tu voulais faire.
– Surprends-moi. Fais-moi découvrir ta région ! Demain ? Treize heures ? Ici ? »
Thibault avait l’impression d’une avalanche d’informations et il n’était pas sûr d’en saisir une seule. Et Dalil n’avait toujours pas détourné les yeux des siens.
« Ok.
– Super ! À demain !
– Mais… heu… tu voulais pas un dessert ? »
Dalil monta la main jusqu’au visage de Thibault et ses doigts s’enroulèrent autour d’une mèche cuivrée pour la repousser en arrière. Thibault loucha sur les doigts près de son visage, puis ramena les yeux sur le visage de Dalil. Ça devrait être interdit des gars avec autant de confiance ! Le brun se rapprocha encore et murmura :
« Peut-être une autre fois, un autre dessert. »
Dalil se recula, lui adressa un clin d’œil absolument sans équivoque suivi d’un sourire indécent. Dans sa tête, Thibault vit l’adjudant-chef licorne s’installer confortablement à son bureau et allumer le cigare de la victoire.
Objectif atteint ! La cible a le cœur en sucre et les jambes en marmelade. Et le…
Thibault dégagea cette foutue licorne de son esprit avant qu’elle ne mentionne une autre partie de son corps. Il n’avait pas l’habitude, c’est tout, c’était seulement ça, un manque d’habitude. C’est pour ça qu’il réagissait aussi fortement. Un seul regard un peu prolongé, un toucher éphémère, un petit clin d’œil et il avait l’impression qu’un feu s’était allumé dans son corps, un feu dont l’origine se situait dans son pantalon. S’il avait un doute auparavant, désormais, c’était une certitude, son centre opérationnel n’était absolument pas son cerveau.
« À demain alors, fit Dalil. »
Thibault le regarda sortir, puis il se précipita sur le pas de la porte.
« C’était super beauf le coup du dessert ! fit-il remarquer. »
Dalil pivota sur lui-même. Le soleil frappait son dos et nimbait sa silhouette d’un halo dorée. Thibault ne pouvait pas distinguer ses traits, mais il avait déjà dans la tête la courbe douce et moqueuse de ses lèvres.
« Mais super efficace, reconnais-moi au moins ça ! »
Thibault entendit le rire et se mit à sourire en retour. Une demi-heure plus tard, il avait tout rangé et il éteignit les dernières lumières. Son regard se perdit sur ses diplômes. Il avait mis une éternité à les accrocher. Et il n’était toujours pas prêt à inscrire ses nom et prénom en petites lettres en relief sur la devanture de la boulangerie comme le faisait certains artisans. Parfois, son existence lui pesait et il lui prenait l’envie de ne pas réellement être là, mais pas à cet instant précis. Il abaissa le rideau, ferma la porte puis gagna le portillon du jardin. Flèche fut aussitôt à ses côtés, bondissant en couinant de bonheur.
« Flèche, calme-toi, assis ! Non, pas sur mes pieds ! »
Thibault éclata d’un rire sonore, puis plaqua ses mains sur sa bouche devant ce son incongru. Il reconnut le sentiment qui s’était emparé de lui, il était heureux. Ou tout du moins joyeux. Il ne voulait pas l’admettre totalement, parce qu’il avait un peu peur que ce bonheur soit de courte durée. Il s’accroupit, attrapa la tête de Flèche entre ses mains et lui aplatit les oreilles sous ses caresses. Le chien glapit de joie et fit tout son possible pour rester assis tout en frétillant de l’arrière-train.
« On va se balader ? »
Flèche ne tint plus et bondit en jappant.
« Ok, j’ai compris. »
Il repoussa le portillon dans l’autre sens, et le chien passa comme une flèche devant lui, avant de revenir en sens inverse. Thibault avait bien essayé de le tenir en laisse, mais il avait fini deux fois saucissonné par cet abruti, avec les bras en compote à force de tenter de le retenir. Alors, maintenant, il comptait davantage sur le dressage pour que son chien se comporte bien. Et même si c’était pas gagné, il avait quand même fait quelques avancées significatives.
Par habitude, il bifurqua sur le sentier montant à flanc de montagne. Les arbres s’inclinaient, y gardant la fraîcheur. Thibault adorait ces endroits où les bruits humains se faisaient diffus. Il perçut encore les camions roulant sur la nationale en contrebas, un coup de klaxon soudain, mais pour le reste, il n’y avait plus que les sons de la nature dans un bourdonnement si particulier.
Il monta encore et le vrombissement s’amplifia. Les grillons se réveillèrent et emplirent l’espace de leur chant bruyant. Au bout d’une petite heure de promenade, Thibault siffla Flèche qui revint vers lui sous la forme d’une tache blanche se mouvant dans la semi-obscurité. Ses mains trouvèrent immédiatement la fourrure pour le caresser et Thibault sentit son anxiété revenir. Le bonheur fugace qu’il avait ressenti avec Dalil s’émiettait déjà.
Et des questions envahirent son esprit. Où allait-il bien pouvoir l’emmener ? Qu’est-ce que Dalil aimerait ? Et voulait-il vraiment un dessert ? Oh bon dieu, il détestait la réalité avec toutes ses possibilités !
Bonjour,
bon, ça y est, on avance un peu plus franchement ^^
J'espère que vous appréciez !
Merci et passez un bon week-end !
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