Chapitre treize
Dalil débarqua à la boulangerie cinq minutes après la fermeture avec un sac de courses rempli à ras bord.
« J’ai pris de la salade, des tomates, de la mozza, du pâté végétal. J’espère que tu as du pain pour aller avec… »
Il s’arrêta en riant et leva le nez sur les rayons. Ils étaient presque vides, mais il restait un énorme pain de campagne à la croûte sombre recouverte d’une file pellicule de farine.
« J’ai rien dit, rigola Dalil. »
Thibault passa devant le comptoir et l’attira vers lui. Dalil s’inclina et déposa un baiser sur les lèvres tendues et la scène lui donna l’impression ténue d’un geste quotidien et habituel empli de douceur. Et c’est vrai qu’en quelques jours, ils s’étaient tous les deux accordés avec facilité sans réfléchir.
Il aimait aller chercher les lèvres de Thibault des siennes, il aimait la réponse hâtive qu’il en obtenait, le plus jeune rendant son baiser avec une envie de plus en plus affirmée. Dalil entoura sa taille de son bras et le plaqua contre lui, plongeant sa tête dans son cou et humant le parfum de farine et de levure qui émanait du boulanger.
« Si on continue, on ne va jamais faire cette balade à vélo. Pas que je m’en plaigne, je fais du sport toute la semaine, mais je connais un boulanger gringalet qui a bien besoin de voir la lumière du jour et de faire de l’exercice.
– Je connais un cordiste qui n’a jamais façonné une centaine de baguettes ni transporté des sacs de farine de près de vingt kilos.
– Non, mais j’ai soulevé un boulanger de près de soixante-quinze kilos contre le carrelage d’une douche. Ça compte ? »
Les joues de Thibault s’enflammèrent au rappel. Il avait été désespéré au point de supplier pour en obtenir plus et en même temps, il n’avait pu résister à cette jouissance à portée de doigts.
C’est le cas de le dire.
Alors non, stop ! Il était hors de question que cette licorne continue de s’incruster dans sa tête pour commenter ce genre de choses.
« Je t’ai perdu quelque part ? demanda Dalil.
– Contre le carrelage apparemment.
– Oh, je savais parfaitement où tu étais à ce moment-là. »
Thibault répondit d’un rire léger, s’éloigna et agita la main vers sa maison.
« Je te laisse commencer à préparer le repas. Je range et j’arrive. La porte d’entrée est fermée, mais tu peux passer par la terrasse, j’ai laissé ouvert.
– Tu ne fermes jamais ?
– Rarement quand je travaille à côté. »
Il n’aimait pas les portes closes, les pièces refermées sur elles-mêmes dont on ne peut s’échapper. Il se disait toujours des choses horribles derrière ces portes.
« On est en pleine cambrousse, se justifia-t-il. Je sais, on dit ça et puis un jour, on se fait cambrioler.
– Je plains les voleurs qui viendraient cambrioler chez toi. Leur butin : des serviettes délavées et des pots de confiture. »
Thibault sourit.
« Je n’aime pas m’encombrer.
– J’ai plus de choses dans mon van que toi dans toute ta maison.
– C’est bien possible. »
Dalil se pencha et saisit le sourire pensif de Thibault entre ses lèvres. Pas ordinaire, c’était encore le qualificatif qui lui venait en tête. Mais il ne savait pas si c’était dans le bon sens du terme. Pas ordinaire dans ce sens décalé, en inadéquation totale avec le monde, ou pas ordinaire dans le sens d’extraordinaire, libéré de toutes contraintes, tel un papillon dans un champ de fleurs. Cette particularité de la personnalité de Thibault ne cessait de l’intriguer et en même temps, de l’effrayer quelque peu.
Quelques minutes plus tard, Dalil finissait des dresser ses assiettes sous l’œil scrutateur de Oz et Flèche. Le premier se tenait perché sur la vieille armoire qui contenait toute la vaisselle et le second sur le tapis de l’entrée. Pensant qu’il ne l’avait vu, Thibault s’appuya sur le cadre de la porte-fenêtre pour le regarder cuisiner. Dalil gonfla les muscles et passa la main dans ses cheveux. Puis, il glissa la langue entre ses lèvres pour mimer une concentration extrême.
« Tout ça pour touiller une vinaigrette ? se marra Thibault, entre gêne et plaisir.
– Oh non, tout ça pour toi. »
Il releva les yeux et eut le plaisir de voir le jeune homme rougir, mais il resta à le contempler, un sourire léger dessiné sur ses lèvres. Thibault ne fixa pas uniquement son torse ou ses biceps, mais il planta les yeux dans les siens, puis détailla son visage et son expression.
« Oh, alors merci pour le show. »
Dalil rit à son tour, et pendant un instant, il se demanda ce qu’il serait prêt à faire pour garder ce regard sur lui.
« Je t’en prie. J’ai donné une poignée de croquettes à ton chat. Il était affamé et il miaulait non-stop en me tournant dans les jambes.
– Il n’était pas affamé, je l’ai nourri ce matin, tu t’es seulement fait avoir.
– L’enfoiré ! »
Dalil fixa le matou qui lui renvoya un regard surpris, et un poil dédaigneux.
« Est-ce qu’il me regarde en mode « j’ai rien fait » ? demanda-t-il.
– Non, il te regarde en mode « misérable et faible humain, tu es sous mon contrôles et tu l’ignores ».
– Au moins, ton chien, il prend un air honteux.
– Ouais, mais il a quand même fait la bêtise, ce qui revient au même. »
Dalil se marra.
« Je n’ai jamais eu d’animaux. C’est sympa. C’est prêt, on peut manger. »
Ils s’installèrent sur la terrasse et pendant quelques instants, il n’y eut que les tintements de leurs couverts entrecoupés par les ronflements des voitures venus du bas du village et par le souffle d’une brise légère entre les arbres.
« Pourquoi le pâté végétal ? demanda soudain Thibault.
– J’ai remarqué que tu ne cuisinais pas du tout de viande Et je savais pas trop quoi prendre. »
Thibault se recula. C’était la première fois que l’on faisait autant attention à lui, et il ne sut pas comment réagir.
« Ou c’est pour moi ? demanda Dalil. Il fallait pas t’embêter. Je vais pas mordre dans une côte de porc, mais le poulet ou la dinde, ça me va.
– Non, non, je ne mange pas de viande. C’est… »
Il ne savait pas comment l’expliquer. Mais il avait trouvé une échappatoire dans la montagne lors de son adolescence. Il s’était perdu dans les bois, dans les champs, le long des cours d’eau, et plus il se sentait appartenir à cette nature, moins il avait envie d’aller contre elle. Il n’était pas du genre à attraper les papillons, mais à attendre qu’ils se posent d’eux-mêmes.
« Hé, tu n’as pas à te justifier là-dessus ou à m’expliquer, coupa Dalil. Je suis pas comme l’autre abruti, je respecte tes choix et tes convictions. Et c’est pas mauvais, ça a un goût de pois chiche.
– Parce que ça en est, sans doute. »
Dalil attrapa la boite, lut les ingrédients et hocha la tête. Puis, il tartina deux autres tranches de pain pour leur repas improvisé.
« Merci, dit Thibault en attrapant la tartine. »
Il tourna la tête vers le paysage à flanc de montagne. Tout au fond de son jardin miniature, là où les fleurs des champs poussaient librement, quelques papillons venaient les butiner avec une légèreté qu’il était loin de ressentir. Dalil était en train de devenir plus proche de lui que la majorité des gens qu’il connaissait, ses grands-parents exceptés. Et le besoin de s’échapper lui revint brutalement, obsédant.
* * *
Thibault maudit son vélo, au début, ça allait, mais au bout de dix minutes, il avait ressenti un peu d’inconfort, au bout de trente, il se soulevait légèrement pour amoindrir le désagrément et bout d’une heure et demie, il devait bien l’admettre, il avait mal au cul.
On demande une évacuation d’urgence et un massage à un point stratégique ! Avec les deux mains, trouffion !
Et on oublie le côté torride au passage, merci bien, soupira Thibault. Il appuya les pieds sur les pédales et déporta son poids. Trop tard, une pierre sur le chemin, un cahot brutal et il retomba sur la selle en grimaçant. Cette dernière possédait un coussin plus fin que la culpabilité d’Oz après une arnaque à la croquette. Heureusement, ils étaient sur le chemin du retour.
Il observa Dalil en train de prendre de l’avance dans la ligne droite. Ce dernier se redressa, lâcha le guidon et tendit les bras à l’horizontal avec un équilibre parfait. Puis, il se tourna, le vit en train de traîner et mit pied à terre. Dalil reprit à moins vive allure quand Thibault fut à sa hauteur et lui jeta un regard inquiet.
« Ça va ? Pourquoi tu as ralenti ?
– J’observe la topographie du terrain pour éviter les plus grosses pierres. Ah, et j’ai mal au cul ! avoua Thibault avec une moue blessée. »
Dalil baissa les yeux sur le vieux vélo.
« C’est ta selle.
– Étant donné qu’elle semble être incrustée dans mon cul, je m’en doute ! »
Dalil se marra, ralentit et s’arrêta.
« Tu veux récupérer ton vélo ?
– Et on sera deux à avoir mal au cul ? Merveilleuse idée !
– Oh, j’ai souvent des merveilleuses idées à propos de cul, mais celle-là n’en fait pas partie. Allez, descends, on peut marcher un peu. »
Thibault descendit avec la grâce et l’élégance d’un bébé pingouin pour sa première virée sur la banquise, en basculant sur ses appuis laborieusement pour éviter de réveiller ses muscles fessiers. Dalil imbriqua les deux vélos l’un dans l’autre, et les poussa lentement.
« Tu sais, à propos de cul, commença Thibault, on peut… enfin… tu peux… tu vois, quoi !
– Je serais un enfoiré, je te ferais préciser, s’amusa Dalil en jetant un regard à ses joues bouillantes.
– Tu peux me sodomiser si tu en as envie, je ne suis pas contre. »
Dalil trébucha, manqua de tomber avec les vélos et se récupéra en quelques pas disgracieux dans un grincement de métal.
Mais ça va pas de traumatiser mes trouffions ! Ils sont parés à toute mission, mais faut pas pousser tatie dans les chardons !
« Ok, j’étais pas prêt, marmonna Dalil.
– À me le faire ?
– À te l’entendre dire. »
Ils avancèrent encore de quelques pas, puis Dalil s’arrêta et se tourna vers la berge en bas. Ici, le cours d’eau, régulé par les hommes, s’écoulait passivement. Thibault le rejoignit, soudain mal à l’aise. C’était une discussion à avoir sur l’oreiller, ou même, ce n’était pas une discussion à avoir du tout. Juste quelque chose à vivre et à ressentir. Mais en même temps, le sujet l’enquiquinait trop ces derniers temps, et il se trouva soulagé de l’aborder. Dalil sembla hésiter puis dit lentement :
« J’en ai eu envie dès le premier jour, et encore plus depuis on s’est embrassés. J’en ai envie à chaque fois.
– Alors pourquoi ?
– Je peux pas tout te prendre, avoua Dalil. »
Thibault lui attrapa les épaules et le tourna vers lui.
« Tu ne me prends rien ! On se donne des souvenirs, rappelle-toi ! Et les tiens doivent être suffisamment chauds pour me tenir tout l’hiver. Là, j’ai à peine de quoi me chauffer pour un demi-hiver, un quart d’hiver, un tout petit huitième d’hiver.
– Outch ! Moi qui y avais mis tant d’ardeur ! ricana Dalil. »
Il fixa Thibault et reprit lentement :
« Dis-moi seulement que tu as des bonnes raisons ? En plus de fantasmer là-dessus depuis des années ?
– Hé, je fantasme pas dessus ! »
Dalil éleva les sourcils et sourit, n’en croyant pas un mot. Thibault se sentit bouillir. Il avait envie de ce souvenir, il voulait vivre et garder ce souvenir comme tous les autres. Et ce n’était pas de la honte qu’il ressentait, tout au plus, un peu de embarras bien compréhensible.
« Ok, oui, avoua-t-il, je fantasme dessus, j’en ai envie, et j’en ai envie avec toi.
– Alors, ça me va, répondit Dalil avec une assurance tranquille. Mais déstresse, je vais pas te pousser tout de suite dans les fourrés, j’ai une certaine retenue tout de même ! »
Ils marchèrent dans un rythme lent, Dalil guidant les vélos à côté de lui jusqu’à quitter le chemin aménagé puis à regagner la route menant au village. Les premières maisons se firent voir et ils remontèrent en direction de la boulangerie. Thibault se sentait étourdi et comme enivré. Il allait faire l’amour avec Dalil. Oui, ils l’avaient déjà fait, et plusieurs fois, mais il n’y pouvait rien, il trouvait à cet acte, à l’idée qu’un autre homme pénètre son corps, une excitation particulière. Et à l’idée que ce soit Dalil, il se sentit brusquement en nage. Non, mais vraiment, ce fourré sur la gauche sur chemin avait l’air tout à fait honnête et confortable !
* * *
(je poste ce chapitre en deux parties, scribay bug...)
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