Chapitre vingt-deux
« Chantal râle parce que tes vacances tombent en même temps que le boulanger du bourg. »
Tout en l’informant des derniers potins, sa grand-mère attrapa le linge sec dans la panière et commença à le plier. Il l’empêcha de le faire avec un air qui voulait dire « mamie, j’ai vingt-et-un-an, ne touche pas mes caleçons, s’il te plaît, merci » et elle fit deux pas en arrière.
« Qu’est-ce qu’elle s’en fiche, elle ne va jamais au boulanger du bourg, commenta Thibault.
– Oui, mais si elle voulait y aller, parce que tu es fermé, elle ne peut pas. Et c’est scandaleux, d’après elle.
– Plus que moi avec une personne un peu trop bronzée à son goût et munie d’un pénis ?
– Oh, ce doit être juste après dans son échelle de scandales.
– Je voulais pas te le dire, Mamie, mais tu devrais vraiment faire attention à tes fréquentations. »
Maryse fit la grimace, Chantal était une plaie à éviter, et continua à errer dans son salon.
« Pas de nouvelles de Dalil ?
– Il va bien, il travaille.
– À quel endroit ? »
Thibault haussa les épaules. La dernière fois que Dalil avait parlé de son travail, c’était quand il nettoyait des silos. Mais cela faisait déjà plus d’une semaine. Et il ne savait pas combien de temps ce contrat durait. Parfois, c’était pour une journée, le temps d’une intervention, et d’autres fois, de longs mois.
« Pas loin de chez lui, je crois.
– Tu prévoies d’y aller ?
– Quoi ? Non ! »
Maryse cessa de chercher à ranger sa maison et s’arrêta pour le regarder.
« Ce n’est pas pour ça que tu prends des vacances ? »
Thibault secoua la tête.
« Non, non. Et puis, je ne sais même pas où il habite.
– Hmm… Je suppose que tu n’as pas non plus son numéro de téléphone pour lui demander ? »
Elle n’avait pas raté le fait qu’il était accroché à son téléphone ces derniers temps, alors qu’il avait plutôt été du genre à l’oublier au fond d’une poche.
« Non, on s’envoie des pigeons voyageurs, répondit-il avec un sourire candide.
– S’ils sont aussi bien dressés qu’Oz et Flèche, ils ne risquent pas d’arriver à bon port. »
Thibault se mit à rire et sa grand-mère aussi. Et elle attrapa un de ses tee-shirts pour le plier à sa manière, celle de Thibault n’étant apparemment pas la bonne.
« Tu lui as dit ce que tu ressentais ? »
Il aurait encore pu répondre par une pirouette. Mais ça faisait des semaines que sa grand-mère le veillait, qu’elle surveillait ses sourires, et ses petites réactions à chaque message. Et qu’elle l’obligeait à laver ses rideaux et son tapis de salle de bains tous les quinze jours. Ok, il savait que ces trucs se lavaient, mais sa théorie, c’était que tant qu’ils ne vous sautaient pas dessus en hurlant, c'est qu'ils n'étaient pas si sales que ça.
« Je lui ai dit qu’il pouvait repasser me voir, s’il en avait envie, un jour.
– Je pense que même la mer n’est pas aussi vague, fit sa grand-mère avec une louche de raillerie. »
Il devait bien avoir hérité cette capacité quelque part. Maryse souffla, lui arracha des mains un caleçon pour le plier en trois, pas en deux, de façon à bien centrer les petits boutons, ce qui devait être ce qui manquait dans la vie de Thibault, à coup sûr, bien plus qu’un cordiste sexy.
« Mon chéri, c’est un homme ! énonça sa grand-mère comme une révélation.
– Ce qui peut expliquer le pénis.
– Si tu utilises le mot pénis pour me choquer et clore la discussion, c’est raté. Je prononce le mot pénis depuis très longtemps !
– Je peux utiliser des synonymes.
– Je suis sûre que j’en connais plus que toi ! »
Thibault se marra et attendit sagement que sa grand-mère lui apporte la bonne parole.
« Les hommes ont besoin qu’on leur dise quoi faire, confia-t-elle. »
Il ouvrit la bouche pour rétorquer et elle continua :
« De façon claire et concise. On oublie l’à-peu-près si on veut avoir des résultats. Tu penses que j’ai eu ton grand-père en lui disant de m’inviter « un jour » ? Je lui ai dit la date, l’heure et je lui ai appris à se servir d’une montre !
– Donc, je dis à Dalil quoi faire. Et moi ? Qui me dit quoi… oh ! comprit Thibault sous le regard de sa grand-mère.
– Voilà. Alors, tu vas l’appeler et dire que tu as quelques jours de vacances à lui consacrer. Maintenant.
– Je peux pas faire ça ! Il travaille et…
– Pénis ! »
Il ouvrit la bouche, effaré.
« Quoi ?
– Verge !
– Mamie ! Mais qu’est-ce que…
– Phallus ! Je tente de te choquer et de clore la discussion au cas où tu te demandes ! »
Thibault ne cacha plus son sourire.
« Je me demande pas, je suis trop occupé à être sous le choc.
– Assez pour appeler Dalil et lui dire que tu arrives demain ?
– Non ! Mais s’il te plaît, pas d’autres synonymes ! fit-il en levant les mains pour quémander un cessez-le-feu. »
Il baissa la tête et ses doigts froissèrent le tee-shirt qu’il était en train de plier. Il avait sa vie, Dalil avait la sienne. Qu’est-ce qu’ils pourraient réellement construire à plus de cinq cent kilomètres de distance ? Et est-ce que Dalil voulait seulement construire quelque chose avec lui ? Ou avait-il seulement profité de la découverte d’un trésor, comme il l’avait appelé, pour partir ensuite vers un autre. Mais il y avait ces messages qui ne cessaient pas, qui voulaient dire quelque chose. Et Thibault aurait voulu avoir un dictionnaire des synonymes pour comprendre quoi.
Sa grand-mère jeta un vêtement entre ses mains et il ouvrit les yeux sous la surprise. En général, il entassait le linge propre sur le dessus du panier, retournait parfois le tout pour dénicher un vêtement précis. Il n’avait pas vu le fond du panier depuis une éternité. Et il ne s’était pas interrogé plus que cela sur le tissu bleu marine, parce qu’il avait un tee-shirt d’une couleur similaire. Mais celui-ci se révéla être un tee-shirt de foot avec le prénom de Dalil floqué sur le dos. Il se rappelait s’être un peu moqué du cordiste la première fois qu’il l’avait vu avec. Et de la réponse de ce dernier.
S’il te dérange, tu sais ce qu’il te reste à faire.
Et maintenant, que lui restait-il à faire ? Trouver du courage. Ou une licorne adjudant-chef prête à entraîner un civil d’arrache-pied et à le parachuter pour une mission de la dernière chance ?
« Je sais pas si c’est ce qu’il veut, murmura-t-il.
– Et tu ne le sauras jamais si tu ne lui demandes pas, conclut sa grand-mère. »
* * *
Il lui avait fallu moins d’une demi-heure pour faire son sac. Et deux heures pour envoyer un message à Dalil. Il avait hésité à prendre la route de suite et à l’appeler une fois sur place. Mais il n’avait même pas une adresse, et après avoir googlé ses nom et prénom, rien n’était sorti. Il préféra jouer la sécurité. Son cœur s’agitait et frémissait dans sa poitrine. Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient quittés, il appela Dalil, mit le haut-parleur et laissa la sonnerie résonner dans sa chambre.
« Thibault ?
– Hé ! Comment ça va ?
– Attends deux minutes. »
Il entendit des cliquetis, puis un énorme bruit de métal, et la voix de Dalil reprit :
« Pardon, je suis là.
– Je peux te rappeler plus tard si tu veux.
– Non, c’est bon, juste mon van qui me fait des frayeurs. Et toi ?
– Pas de frayeurs de mon côté, sauf si tu comptes ma grand-mère. »
Il entendit le rire de Dalil.
« Ta grand-mère compte définitivement dans les choses effrayantes. Encore les échecs ?
– Non, les synonymes du mot pénis. »
Cette fois, Dalil explosa de rire et Thibault sourit à son tour.
« Hé, j’ai retrouvé un tee-shirt à toi. Je pensais te le renvoyer.
– Tu peux le garder et le porter en pensant à moi.
– C’est un tee-shirt de foot, je risque surtout de le brûler.
– Mais qu’est-ce que vous avez tous contre les tee-shirts de foot, ce sont des tee-shirts comme les autres, ils ont le droit d’être portés ! plaida Dalil.
– Je peux le donner à mâchouiller à Flèche.
– Je t’envoie mon adresse ! s’écria Dalil sous la menace, non sans émettre un rire amusé. »
Le téléphone vibra entre les mains de Thibault et le début d’un message apparut en haut de l’écran.
« C’est reçu.
– Super, merci.
– De rien. »
L’écho des rires disparut et le silence se fit inconfortable. Voilà pourquoi ils s’en étaient tenus aux messages. Thibault réfléchit à la façon d’aborder le sujet.
J’ai une semaine de vacances, je pourrais venir te voir ? S’il n’y a pas déjà un gars dans ton lit ?
Et si Dalil lui répondait qu’il y avait déjà un gars dans son lit, dans son univers ? Ou il pouvait le constater de visu en débarquant chez lui sans prévenir.
« Alors, les silos ? C’est fini ? Tu souffles un peu ? demanda-t-il, singeant une voix légère.
– C’est fini, mais je ne souffle pas. J’ai postulé pour un job à La Rochelle.
– Et c’est moi qui arrête jamais ? »
Dalil répondit d’un petit rire et enchaîna :
« Je n’ai pas trop le choix, il faut que je travaille maintenant tant que les conditions météos sont bonnes. En hiver, c’est plus difficile de trouver des contrats.
– La Rochelle, ça a l’air plutôt sympa.
– Oui, et j’ai jamais fait d’intervention en bord de mer. Ça fera une corde de plus à mon baudrier. »
Thibault inspira tout doucement pour ne pas laisser entendre son hésitation.
« Tu pars bientôt ?
– Si c’est bon, je pars demain. »
Thibault regarda son sac encore ouvert sur le lit. Quel con ! Une petite danse de sa licorne et il se voyait débarquer chez Dalil. Quelques messages et il s’imaginait qu’ils étaient en train de vivre quelque chose. Il en avait marre de rêver. Il voulait la réalité, la chaleur de l’été. Il voulait Dalil.
« Oh, tu m’enverras des photos ?
– Des photos pour te faire saliver ? Sans problème. »
Malgré lui, Thibault se mit à sourire. Il fixa son sac, ses vêtements, et glissé dans une poche, le tee-shirt de Dalil qu’il s’était fait une mission de ramener à son propriétaire. Sa licorne manifesta sa désapprobation.
Ne jamais confier les missions délicates à des civils, ils ont tendance à tout foirer.
Oui, ben, c’était pas sa faute si ce foutu troufion était pas fichu de rester en place !
« Thib ? murmura Dalil.
– Oui ?
– Ça fait du bien de t’entendre. Enfin, pas du bien qui suggère que je vais t’envoyer une photo pour compléter ta collection, hein ? »
Thibault laissa un rire s’échapper de ses lèvres.
« Dommage ! Non ! Non, ne m’envoie rien ! se reprit-il en s’esclaffant. »
Pendant quelques secondes, ils rirent de concert et s’apaisèrent.
« Dalil ?
– Hmm ?
– Je veux des promesses, plein de promesses. »
Puis il oublia l’à-peu-près.
« Je veux te revoir.
– Ok.
– Ok ? Quand ? »
Thibault voulait lui donner la date, l’heure et lui apprendre à se servir d’un calendrier !
« Bientôt, laisse-moi juste…
– Envoyer des photos de mouettes ? »
Dalil éclata de rire.
« Un truc comme ça. Je vais revenir te voir, Thib.
La voix de Dalil devint douce et chaude. Et il ajouta dans un chuchotement :
« Promis. »
* * *
Dalil tournait dans son appartement en empilant ses affaires sur la table. Il voyageait léger et au pire, il pouvait toujours acheter sur place si jamais il avait oublié quelque chose. Cette fois, il ne ressentait pas cette urgence à partir à cause de Ryan, mais pour autant, il se sentait tiraillé par l’envie d’ailleurs. Il aimait son appartement, il le trouvait pratique, fonctionnel, mais il ne lui avait jamais insufflé d’âme. La maison de Thibault avait beau être simple et décorée avec minimalisme, la vie transpirait à travers les vieilles pierres. Non, il n’avait pas envie d’ailleurs, il avait envie d’un endroit et d’un seul.
Dalil soupira et passa la main dans ses cheveux. Il ne savait pas combien de temps allait durer son boulot à La Rochelle, souvent, son contrat était prolongé de semaine en semaine pour s’adapter à l’avancée des travaux. Il avait toujours fait avec cette incertitude, mais cette fois, la promesse faite à Thibault le démangeait.
La sonnette l’interrompit dans ses préparatifs et il entrouvrit la porte.
« Juliette ? »
Ils se voyaient encore, mais pas aussi souvent qu’avant. Dalil rampait pour le pardon et Juliette le faisait languir. Au moins, elle ne lui balançait plus de vinaigre à la figure, ce qui constituait un énorme progrès. Elle lui avait jeté des chips et des gâteaux dans la gueule, ceci dit.
« Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
– J’ai plus d’eau chaude.
– Merde.
– Et plus de chauffage non plus, parce qu’apparemment, les deux vont de pair.
– C’est souvent le cas avec une chaudière au gaz.
– T’es censé compatir, pas me sortir des banalités.
– Pardon, je peux pas tout faire, je rampe déjà pour ton pardon. »
Juliette le frappa à l’arrière du genou du bout du pied.
« Pas assez, si tu veux mon avis. Compassion ! ordonna-t-elle.
– Re-merde ? proposa Dalil. »
Il ouvrit la porte en grand et tira la valise de Juliette dans l’entrée. Il lui prit le sac de courses qu’elle tenait dans les mains et retint un sourire à la vue des gâteaux, des biscuits apéro et des pots de cornichons.
« Je déteste cet appartement, continua-t-elle, il y a des gens qui habitent chez moi sans que je le sache, parce que je les entends parler comme s’ils étaient à deux centimètres de moi.
– Ou peut-être que tu as pris cet appartement un peu trop rapidement ?
– Ou peut-être que tu devrais aller te faire foutre ? »
Dalil ne put s’empêcher de lâcher un rire. Juliette le fusilla du regard, mais il était prêt à jurer qu’il avait vu les commissures de ses lèvres se relever.
« Je te manque toujours ? questionna-t-elle en haussant les sourcils comme pour le défier de répondre par l’affirmative.
– Toujours.
– Tant mieux, parce que tu m’as sur le dos pour les prochains jours.
– Tu partages tes cornichons ?
– Absolument pas. »
Elle avança et observa le bazar sur la table de la cuisine.
« Tu repars ?
– Ouais, demain, sur la côte Atlantique. Tu n’auras pas à me supporter trop longtemps. »
Elle ne répondit pas, mais elle cogna volontairement son épaule quand elle alla s’installer sur le canapé.
* * *
Il cherchait le sommeil quand la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement.
« Ton canapé est une pure torture ! s’écria Juliette en lui balançant un oreiller dans la figure. »
Progrès flagrant, pensa Dalil en surveillant quand même ses mains au cas où sa meilleure amie aurait encore une arme en sa possession. Mais elle tenait seulement son téléphone qu’elle posa sur le chevet opposé au sien.
« Je sais, répondit-il.
– T’as accepté de dormir dessus pendant des jours !
– J’aurais accepté une planche avec des clous pour me faire pardonner.
– C’est ça, ouais.
– Des petits clous. Et pas longtemps. »
Juliette pinça les lèvres pour ne pas rire et souleva la couette pour s’installer à ses côtés. Dalil se décala et soupira, les yeux fixés sur le plafond, ressentant les vides et les trop-pleins de son être. Il savait que Juliette ne dormait pas, cela s’entendait à son souffle rapide, cela se sentait à la tension émanent d’elle. Il en avait marre d’être désolé. Il l’était, oui, profondément, mais ce ne devait pas être un état permanent. Il ne pouvait pas rester ainsi, à se sentir aussi mal.
« J’ai cessé d’aimer Ryan, annonça-t-il. »
Il sentit le frottement du bras de Juliette sur le drap, comme si elle se retenait de le toucher ou de le frapper.
« Peut-être que j’ai cessé de l’aimer il y a des années, continua-t-il, mais je ne voulais pas laisser partir ce sentiment. Même s’il s’est servi de moi, même si ce n’était pas ce que j’espérais, je ne pouvais pas l’abandonner, parce qu’il ne l’avait pas fait à l’époque.
– Je suis soulagée, confia Juliette subitement. »
Il sentit qu’elle était tournée vers lui et que sa tête reposait non loin de son épaule. Il pouvait sentir son souffle sur sa peau.
« Ça m’a pris plusieurs jours pour m’en rendre compte, mais quand je m’en suis aperçue, c’était comme si on m’ôtait une tension de l’estomac, des épaules, de la tête, de partout. J’en avais marre d’attendre des attentions, d’espérer des marques d’amour. J’en pouvais plus de ces conneries, de réparer notre couple comme je répare des gens à l’hôpital, dans la même indifférence. J’étais là, à continuer, à l’aimer et c’était si difficile de le faire. Ça ne devrait pas l’être, non ? Ce qui est dur, c’est tous les aléas de la vie, pas l’amour. L’amour, ça devrait être simple, évident. »
Dalil acquiesça en silence, puis sa voix s’engourdit un peu quand il répondit :
« Peut-être. »
L’image de Thibault passa dans son esprit. Juliette cogna dans son épaule.
« Oh mon dieu, Lil ! Tu rampes tellement que tu te moques même plus de mes discours à l’eau de rose !
– Hé ! Tu n’as pas dit que des bêtises non plus !
– Si, l’amour, c’est multiple, il peut être simple, mais il est bien aussi quand il est complexe, positivement complexe, tu sais, quand il nous interroge et nous change, nous pousse et nous questionne, quand il nous accepte et nous révèle. »
Dalil sourit en sentant Juliette s’enflammer à ses côtés, puis elle retomba dans le lit, complètement immobile.
« Avec Ryan, ce n’était plus ni simple ni complexe, c’était difficile et douloureux.
– Je sais, dit-il. »
Il les avait vus sombrer petit à petit. Il tendit la main sur le côté, le bruit du froissement du drap emplissant l’espace entre eux jusqu’à ce que les doigts de Juliette se referment sur les siens.
« Juliette, je t’aime toujours. C’est pas complexe entre nous, c’est compliqué, et ça fait un peu mal aussi, reconnut-il. Mais je t’aime toujours, et tu me manques.
– Tu me manques aussi, crétin. De vous deux, c’est toi qui me manques, Lil. »
Il serra le bout de ses doigts entre les siens.
« Est-ce que ça veut dire que je peux cesser de ramper ?
– Non, j’aime trop t’avoir à mes pieds. »
Il éclata de rire et la pièce s’illumina quand une notification apparut sur son téléphone. Il s’écarta de Juliette, tendit la main et attrapa son portable. Il grogna en voyant l’auteur du post.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Juliette.
– Ce stupide danois avec ses photos idylliques ! »
Mads était une sorte de critique-influenceur-branleur et il postait des images de ses voyages. Souvent, il se mettait en scène, lui et son physique avenant de blondinet, attirant les likes et les commentaires enthousiastes. Et non, Dalil n’était pas du tout jaloux !
« Montre ! fit Juliette en se calant contre son épaule. À défaut de vacances, je peux au moins voyager par procuration. »
Dalil sourit et ouvrit la page sur une nouvelle image d’une jetée en bord de mer avec un ponton amenant à l’eau dans une courbe aérienne.
« Oh, c’est beau, c’est où ? »
Dalil fit défiler la description.
« Mexique, répondit-il.
– Je veux aller là-bas ! exigea Juliette.
– Quand tu seras grande ! »
Elle ricana et il passa à la photo suivante sur laquelle Mads se mettait en scène, un cocktail passant du bleu irisé au rouge cerise à main, devant l’azur de la mer.
« Moi, je veux ça ! dit-il.
– Moi aussi ! répondit Juliette.
– Ce cocktail a l’air dément !
– Quel cocktail ? »
Dalil avisa le regard de sa meilleure amie, puis ricana. Il comprenait pourquoi Mads avait autant de succès.
« Ok, abdos ou pecs ?
– Je suis pas aussi superficielle, j’ai évidemment vu en premier lieu son sourire et son air intelligent. »
Elle marqua une pause et précisa :
« Les pecs.
– Bon choix, répondit Dalil. »
Il continua à surfer sur la page et s’arrêta sur une photo. Mais cette fois, il reconnaissait l’endroit, même avec la prise de vue particulière de Mads, et la description le fit chavirer un bref instant.
Summer Memory.
Un souvenir, c’était ce qu’il était en train de devenir. Un instant dans la tête de Thibault. Il acceptait d’être effacé de la vie de Ryan, mais pas de celle de Thibault.
« Wow, c’est beau ! s’exclama Juliette en poussant son menton pointu dans son épaule.
– Ouais, murmura Dalil en tapotant l’écran du téléphone de son index. Ici, tu peux suivre le cours d’eau et monter pendant plusieurs centaines de mètres. Faut faire gaffe parce que les pierres sont recouvertes d’algues. Et l’eau est glacée, même quand il fait quarante degrés à l’ombre. Mais c’est pas ce qu’il y a de plus beau là-bas.
– Pecs ou abdos ? demanda Juliette avec un petit sourire. »
Dalil étouffa un rire.
« Taches de rousseur, répondit-il.
– Hmm… Je te les laisse, je préfère le blondinet et ses pecs. »
Elle se tourna vers lui, observa son visage éclairé par le téléphone.
« Lil ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien, juste ce gars que j’ai rencontré cet été.
– Tu rencontres toujours des gars.
– C’était différent. »
Et il sut à son regard qu’elle avait bien compris.
« Ok, pourquoi je sens que tu as fui, la queue entre les jambes ?
– Déjà, c’est là qu’est ma queue, et je n’ai pas fui. Mon contrat s’est terminé et je suis rentré. »
Juliette lui lança un « hum » peu convaincu.
« Prénom, âge, matricule ! demanda-t-elle.
– Thibault, vingt-et-un an, boulanger, cheveux roux, yeux verts, s’amuse à me faire marcher et rougit tellement vite que c’en est presque trop facile. »
Dalil s’emballa.
« Il est génial, Ju ! Il est tout timide au début, et puis il se révèle être un vrai petit con, drôle et provocant, et il a ce rire… ce putain de rire. »
Il resta figé quelques secondes dans l’attente de ce son et déchanta quand il n’y eut qu’un bref écho dans sa mémoire.
« T’as besoin de revoir ta géographie. Les Alpes et l’océan Atlantique ? Pas du tout dans la même direction, énonça Juliette.
– Je sais, merci.
– T’es un crétin, tu le sais aussi ? »
Il poussa sa chance.
« Mais je te manque.
– Un tout petit peu, répondit-elle en rapprochant son pouce et son index, et beaucoup moins les jours où tu es idiot, comme maintenant. »
Il reporta son regard sur la photo de la rivière, celle dans laquelle Dalil et Thibault avaient crapahuté, là où le plus jeune s’était laissé aller à ses souvenirs. Il sentait encore le corps de Thibault plaqué contre le sien, et lui essayant de créer des bons souvenirs auxquels se raccrocher.
Il ne voulait pas être oublié. Et il voulait Thibault. Parce que ce qu’il ressentait, là, à l’intérieur, c’était un manque de la taille de l’univers.
« Et si demain, tu te décides à être moins idiot, tu pourrais préférer la montagne à la mer.
– Je peux pas, on m’attend pour un boulot. Si je les plante, je vais me faire blacklister par cette boite.
– Dis que ta sœur vient d’accoucher en urgence ou que ton chien a mangé tes clés ! »
Il ricana doucement.
« Si seulement c’était aussi simple !
– Là, c’est toi qui rends tout compliqué ! Il te manque ? »
Dalil soupira et laissa son crâne épouser la forme de l’oreiller. Il n’arrivait pas à entendre ce son rauque et cristallin, il cherchait à l’attraper, mais sa mémoire faisait défiler une bande-son mal enregistrée. Juliette glissa son doigt entre ses côtes et appuya.
« Si tu réponds non, je te noie dans un bocal de vinaigre ! »
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