Les Ennuis ne sont Jamais là où on les Attend
L’incident diplomatique aurait pu passer inaperçu. À vrai dire, il était si minime qu’en apprenant ce qui l’avait causé, Els n’en crut pas ses oreilles.
« Vous voulez dire que malgré toute la délicatesse dont j’ai fait preuve, le roi Carlos a trouvé nécessaire de se moquer de ce pauvre prince ? Il avait bu, en plus !
— Eh bien apparemment, lui aussi avait suffisamment bu pour que sa femme décide de faire chambre à part.
— Quel couple fusionnel ! Je savais que ce mariage forcé était une mauvaise idée.
— Que veux-tu, souffla Sigrid en secouant la tête, le roi d’Eisper a eu trop de filles, il attend toujours un héritier, leurs finances sont déplorables, donc il vend ses filles au plus offrant. Il se fiche bien du reste.
— Je n’ai jamais aimé cet homme.
— Je me souviens. Il n’est venu qu’une fois, il y a sept ou huit ans… Tu avais mis de la cendre dans ses chaussures, je crois.
— Je voulais savoir s’il n’avait vraiment qu’une seule paire de bas !
— Et il avait vraiment une seule paire de bas, murmura la princesse avec un sourire énigmatique qui surprit Els, qui l’encouragea à continuer. C’est sa fille qui me l’a dit. Il lui a demandé d’aller les porter aux lavandières. On a noué quelque liens la première fois qu’elle est venue, continua-t-elle, en réponse au regard interrogateur de son amie, depuis on correspond un peu. Elle me parle de tout ce qui ne va pas dans sa vie et de comment elle se venge. Et crois-moi, je ne voudrais en aucun cas être son ennemie, parce que ce n’est pas de la cendre qu’elle met dans ses chaussures.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait pour mériter ça ?
— Tu n’imagines même pas, fit la jeune fille en éclatant d’un rire mesquin. La dernière fois, c’était pour éviter qu’il ne déclenche un conflit avec leurs voisins plus au sud. Elle a aussi pimenté son thé pour lui donner des coliques lorsqu’il l’a menacée de représailles, et je crois que c’est quand elle a choisi de faire chambre à part qu’il lui a fallu ressortir à son pire stratagème.
— Je suis tout ouïe, Sigrid, tout ouïe !
— Vous vous souvenez de la terrible tempête qui a arraché le grand sapin du fond parc ? Eh bien, ce jour-là, elle avait fait mener tout le linge à la blanchisserie. Il était en train de sécher à l’extérieur lorsque le vent s’est levé. Sa Majesté a dû refaire tout son trousseau et les villageois plus bas se sont retrouvés avec des vêtements sur le bord de la route !
— Et une seule paire de bas ! »
Elles éclatèrent de rire un long moment, imaginant chausses, bas, chemises et pourpoints volant, emportés par la tempête, et le roi courant après, bien plus bas dans la vallée, tandis que la reine prenait son thé tranquillement à sa fenêtre dans sa chambre, à l’autre bout du palais.
Elles-mêmes prenaient le thé dans le parc, en une calme mais fraîche après-midi automnale. Les affaires internationales, bien que préoccupantes, ne nécessitaient pas pour autant que les Gémeaux s’en mêlent et elles se trouvaient déchargées de questions majeures à traiter. Elles en profitaient donc pour se détendre un peu, dans un kiosque de bois qui les protégeait des feuilles tourbillonnantes sans leur gâcher la vue sur la montagne aux couleurs solaires. Les sapins renouvelaient leur parure, leurs voisins viraient à l’orange, au jaune, au rouge, les sentiers étaient tapissés de glands, de champignons et de feuilles. C’était une vision apaisante, pleine d’espoir. L’espoir d’un cycle infini, d’un tout capable de mourir sans mourir, un idéal de dénuement et de vitalité. Les contempler ainsi relativisait nombre de leurs problèmes.
« Tu sais, je crois que mon rêve serait que cet instant dure toujours. »
Sigrid avait murmuré ces mots le regard perdu au loin, vers les cimes enneigées où se regroupaient déjà des nuages sombres. Els hocha discrètement la tête et avala une gorgée de thé. Elle comprenait ce sentiment.
Mais la réalité, c’était qu’une question lui brûlait les lèvres. Une question qu’elle n’avait jamais posée à personne, parce qu’elle n’avait pas vraiment d’importance à ses yeux, mais qui semblait en avoir aux yeux des autres. Elle avait souvent entendu les autres enfants en parler, rire, mais elle ne comprenait pas bien quelle importance pouvait avoir cette capacité.
« Tu as déjà rêvé ?
— Pas toi ?
— Non, jamais. J’en avais parlé à Maman, mais elle m’avait dit que c’était normal, qu’elle non plus ne rêvait presque jamais. Mais je ne vois pas quelle utilité on pourrait donner à ton rêve...
— Les rêves ne servent à rien, Els. Ils n’ont pas de sens. Ils sont chaotiques, brouillons, approximatifs tout du moins, mais jamais fiable. Un rêve est au mieux une tapisserie absurde qui se découd au réveil, et au pire une vague impression sans la moindre importance dans la mémoire.
— Donc… Je ne perds pas grand-chose ? »
Le regard de Sigrid se fit rieur, mais elle ne dit rien. Ni rêves, ni cauchemars, cela ressemblait bien à son amie. Elle l’enviait parfois, son étrange naïveté, sa logique incompréhensible et son enthousiasme à toute épreuve, mais savoir qu’elle n’avait jamais rêvé… Elle-même n’aurait échangé cette capacité contre aucune autre. Ses rêves étaient peut-être le seul endroit où elle pouvait goûter un peu de paix et de sérénité, malgré le chaos qui y régnait. Une île de repos dans une mer sans cesse agitée par un nouveau danger.
Els haussa les épaules. Pourquoi envier aux autres ce qu’elle ne possédait naturellement pas ? Et puis, s’ils ne servaient à rien, elle n’en voyait pas l’intérêt. Lire un livre lui paraissait plus utile que ces prétendues visions dont on ne se souvenait même pas. Au moins, on pouvait avoir l’air intelligent en société. À parler de rêves, au mieux on passait pour un fou, au pire pour une sorcière. Et elle ne tenait pas à être brûlée vive ou noyée. Les rêves étaient des rêves et rien de plus.
« Votre Altesse ! »
Elles sursautèrent de concert et se mirent immédiatement sur leurs gardes. Un serviteur traversait le parc en courant, cherchant presque désespérément la silhouette de la princesse dans la nature. Lorsqu’il les aperçut, il leur fit signe et elles se précipitèrent pour récupérer la missive qu’il leur tendait.
Sigrid pâlit violemment à la lecture de la lettre.
« Els…
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Le Roi Carlos est allé plus loin que je ne le pensais.
— Comment ça ? Il n’a quand-même pas déclaré la guerre à quelqu’un ?
— Presque. Il prend des sanctions diplomatiques contre l’Orcratie et demande à ce que son ambassadeur rentre.
— Il rompt les relations ? Pour une plaisanterie ?
— Il les accuse de crime de lèse-majesté. »
Il y eut un instant de silence, au cours duquel Els profita de sa petite taille pour se laisser tomber sur l’un des bancs qui bordait justement le chemin.
« Je vous demande pardon ?
— Ce serait allé plus loin que quelques rumeurs de couloir. Il y aurait eu des lettres, des déclarations, des scènes…
— C’est forcément un mensonge ! protesta-t-elle en se levant d’un bond. Les orcratiens sont des gens particulièrement droits et honnêtes. Ils peuvent manquer de tact, mais pas aller jusqu’à insulter un souverain allié !
— Leur fils n’est pas vraiment un modèle sur ce point.
— De là à commettre un crime de lèse-majesté… Je ne suis pas non plus la personne la plus protocolaire qui soit et pourtant je… »
Els ne put achever sa phrase. Elle se rassit et noya ses pensées dans un regard vide tourné vers le sol. Elle avait les lèvres serrées et ses poings se dissimulaient dans les plus de ses jupes. Sigrid soupira et s’installa à côté d’elle en lui prenant la main.
« Je sais ce que tu penses, déclara-t-elle d’un ton doux qui laissait transparaître une certaine chaleur. Mais tu n’es pas responsable. Tu ne pouvais pas répondre plus cordialement à une telle proposition et tu n’as aucune part dans les problèmes qui lient ces deux familles. Ce sont des querelles qui durent depuis des siècles, je pensais que leurs relations s’amélioraient mais ce n’est visiblement pas le cas. Le Roi Carlos surtout, prend des libertés inconcevables avec la vérité. Tes mots n’ont été qu’un déclencheur, un malheureux déclencheur qui ne peut être considéré comme relevant de ta responsabilité.
— Cependant, je…
— Mes parents vont avoir besoin de notre aide, la coupa-t-elle en se relevant. Nous ferions mieux d’aller les retrouver. »
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