Les Vents du Nord

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Si Els avait parlé à quelqu’un sans doute l’aurait-on mise en garde. Les nuages noirs à l’horizon n’auguraient rien de bon. La couche neigeuse sur les routes s’était encore épaissie. Le froid mordait désormais jusqu’aux os. Elle avait les joues pâles, le nez enfoncé dans son écharpe, les épaules alourdies par la neige, les muscles proches de la tétanie, son cheval frémissait et ralentissait de plus en plus. Leurs membres à toutes deux tremblaient et devaient lutter pour rester chauds.

Il lui fallut un long moment pour s’en apercevoir. Un si long moment qu’une fois qu’elle ouvrit les yeux, elle ne put plus les refermer. Ses cils enneigés, givrés, la rappelèrent à la réalité. Immédiatement, elle descendit de cheval, tomba et se rendit compte qu’elle ne sentait plus ses pieds, que le sol était loin sous la neige et qu’elle n’arrivait pas à se relever à cause du vent.

Elle avait cru que la journée serait en tout point identique aux précédentes.

Elle n’avait pas prévu la tempête de neige qui s’abattait désormais sur le Bois des Sylphes. Et elle n’avait pas non plus prévu qu’elle plongerait à ce point dans une transe stupide où elle allait continuer à s’avancer en plein milieu d’une zone dangereuse, seule et loin de toute civilisation.

Elle devait avancer, oui, mais pas au péril de sa vie. La nation était en danger, mais si elle ne survivait pas, alors personne ne pourrait sauver Algrand. Personne ne pourrait sauver Sigrid. Et dans sa position, si elle ne se sauvait pas toute seule, tout était perdu.

Els flatta l’épaule de sa monture, qui s’ébroua pour faire tomber la neige et s’avança de quelques pas. En s’accrochant à son étrier, elle se releva et fit quelques pas vers l’avant. Elle regarda autour d’elle, cherchant un refuge, un endroit épargné par la neige, si ce n’était par le froid. Une maison, une chaumière, une écurie… N’importe quoi, pourvu qu’elle trouve deux murs qui pouvaient la protéger.

Mais ce qui n’avait été qu’un voile de neige, blanchissant légèrement l’horizon, était devenu un véritable mur que son regard n’arrivait pas à transpercer. Les ombres des arbres dessinaient autant de murs, et elle se forçait à avancer, sans savoir où était la route ou vers quoi elle se dirigeait, évitant au dernier moment les troncs qui finissaient par se dessiner sur l’étouffante pureté glaciale. La neige entravait sa vue, sa respiration, ses pas, son corps tout entier lui hurlait de s’arrêter, de se reposer, son âme-même semblait être comme prise dans la glace.

Trop froid. Il faisait trop froid. Il faisait trop blanc. Elle s’inquiétait pour elle-même, elle s’inquiétait pour les autres, elle s’inquiétait pour le monde et le monde semblait tout faire pour l’inquiéter. Elle avançait sans vraiment savoir vers où, et elle savait qu’elle allait peut-être s’écrouler. Sûrement. Ni elle ni sa monture n’étaient capables de traverser de bout en bout le Bois des Sylphes sans être terrassées par la fatigue. Et pour ce qu’elle savait, peut-être étaient-elles simplement en train de tourner en rond.

Et puis, au milieu des sifflements du vent, de la tornade de flocons, elle entraperçut une forme sombre, qui se détachait derrière les troncs d’arbres, les plus proches. Avec un soupir, elle s’approcha encore, jusqu’à distinguer une maisonnette éclairée et des écuries chaudes. Sans lui laisser le temps de réagir, sa jument rentra d’elle-même se mettre à l’abri, et Els s’effonda à côté d’elle, le temps de récupérer un peu de chaleur et de la desseller.

« Il y a quelqu’un ? »

Els ne réagit pas. Quelque chose, dans le vacarme ambiant, lui rappelait une voix. Une voix qu’elle connaissait. Oui, une voix qu’elle reconnaissait. Trop aiguë, trop stridente, comme perdue au milieu d’autres hurlements, d’autres gémissements. De ses propres sanglots. Comme une tempête, une autre tempête, intérieure, guidée par cette voix, cette voix sur laquelle elle ne mettait pas de nom. Une voix qui la plongeait cette fois-ci au cœur d’un lac gelé, comme un cygne piégé dans la glace qui aura beau étendre ses ailes, se débattre…

« Il y a quelqu’un ? »

À la réflexion, ce n’était pas une voix qu’elle reconnaissait. Elle tourna son visage. À quelques mètres d’elle, sous les branches d’un épais sapin, un jeune homme la regardait. Il lui fit signe. La neige craquait sous ses pas, le gémissement du vent toujours omniprésent dans sa tête se doubla d’une gifle glaciale. La violence du choc fit tinter ses oreilles.

« Qu’est-ce que vous faites dans les parages ? lui cria le jeune homme par-dessus la tempête.

— Je…

— Vous ne pouvez pas rester dehors ! Rentrez, on va vous héberger le temps que ça passe ! »

Et malgré le vent et la neige qui tourbillonnaient, Els et son hôte rentrèrent dans la petite maison, havre de chaleur et de douceur dans cette tempête sifflante, soufflante et suffocante. Là, autour de l’âtre qui brûlait d’un bon feu, se tenaient un couple âgé, dans leurs vêtements usés mais dignes, qui levèrent la tête en voyant rentrer une étrangère.

Le vieil homme qui était assis auprès du feu se redressa et lui fit une place à côté de lui sur le banc.

« V’nez, d’moiselle, v’nez vous réchauffer, commença-t-il avec une voix douce mais énergique. Linden, va chercher des draps secs, la pauv’doi’êt’gelée. T’nez, la soupe est bientôt prête, ça d’vrait vous r’mett’sur pieds.

— On est pas bien riches, renchérit sa femme en servant un bol de soupe qu’elle lui tendit, mais on vous servira d’mieux qu’on pourra. C’te tempête est vachement violente, vous pourrez pas r’partir avant plusieurs jours, d’toute façon. R’gardez-vous, vous d’vez êt’épuisée, vous d’vez v’nir de loin ! Buvez, buvez, mon fils s’occupera bien d’vot’monture. »

Els se laissa tomber sur le banc. Elle empoigna la cuillère et la porta à sa bouche. Elle avala, sans se rendre compte qu’elle se brûlait. Et lorsque son bol fut vide, la maîtresse de maison la mena jusqu’à une chambre en lui assurant qu’elle pouvait se changer et aller se reposer, qu’ils ne laisseraient jamais quelqu’un dormir par terre chez eux.

Pour toute réponse, la jeune femme eut un maigre frisson et un regard vide, cerné, creusé qui semblait perdu, lointain. Derrière elle, la porte se referma et elle s’effondra sur le lit, se glissa sous les draps et s’endormit.

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