La Maison des Anciens

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Linden n’avait pas fini sa phrase que déjà le ventre d’Els répondait à sa place. Sans attendre, il se mit aux fourneaux. Les œufs frais du jour, le lait tiré et la miche de pain fraîche, quelques fruits secs et quelques céréales et le jeune homme revenait avec une assiette pleine qu’Els soupçonnait être bien trop remplie pour leurs moyens. Elle ne fit cependant pas la fine bouche et, après l’avoir remercié et avalé une cuillère, elle fut obligée de constater qu’il était doué.

« C’est bon ? »

Elle hocha la tête et avala une deuxième cuillère, puis une troisième, encore et encore, jusqu’à finir son assiette, sous le regard de son hôte, qui s’empourpra légèrement lorsqu’il la vit prendre autant de plaisir à manger son maigre repas.

Elle n’avait pas à se forcer pour lui faire plaisir. Il n’avait ni le talent, ni la formation des maîtres cuisiniers du palais royal, ni la diversité de leurs ingrédients, ni…

« C’est vraiment bon tu sais. »

Il releva la tête vers elle et la vit qui le regardait avec un sourire sincère. Il voulut détourner le regard mais le sourire qu’elle lui adressa le força à rester assis. Elle croisa son regard et ne put rater son teint écarlate. Elle s’empressa d’enchaîner, comme si elle n’avait rien vu.

« Tu pourrais entrer aux cuisines du château avec un talent comme ça, tu sais ? C’est dommage que tu habites aussi loin, parce que je suis sûre que Sigrid adorerait ! On ne dirait pas comme ça, mais c’est une gourmande, elle se retient pour ne pas passer pour un ogre, mais les cuisines lui envoient toujours un plateau avec les restes du banquet dans sa chambre !

— Tu parles bien de la princesse Sigrid ? demanda-t-il avec un regard presque effrayé. Tu crois que je pourrais préparer à manger pour la royauté ? Déjà, il faudrait que je quitte la région, que je traverse les montagnes, que je sois pris, non non, c’est bien trop loin. Et puis je ne vais pas laisser mes parents derrière moi. Ils ont besoin de mon aide, ils ne s’en sortiront pas seuls, et ils n’ont pas l’intention de quitter la maison, encore moins pour monter à la capitale. C’est trop dangereux et on n’y gagnerait rien, cultiver à flanc de montagne et élever des chèvres, ce n’est pas du tout notre domaine, et je vois mal nos poules prendre l’air à flanc de falaise. Et puis vivre avec la noblesse ? Je ne suis pas sûr que ce soit fait pour nous. On est des gens rustiques, mal élevés, sans manières, nous ferions tâche. Au milieu de tout ce luxe, de tout ce faste, on ne serait que des parvenus… Et puis ici, nous avons des choses à protéger, des habitudes, des liens… Je suis bien chez moi. Je ne compte pas quitter la maison de mes parents, c’est tout. »

Els ne savait pas vraiment comment réagir. Elle avait espéré, très vite, un peu trop vite. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, et elle comprenait ses réticences. Si sa mère l’attendait… Elle-même ne savait pas si elle aurait quitté son pays, si elle était rentrée au manoir. Mais la question ne se posait pas. Elle avait proposé, peut-être un peu bêtement, mais elle avait eu sa réponse. Elle s’en contenterait. C’était là sa décision.

« Tiens, v’z’êtes là les jeunes ! »

Les deux parents, voûtés mais rayonnants, aux joues rouges et au teint plein de santé, riaient encore tranquillement de leurs activités matinales. Ils étaient d’une belle stature, modestement habillés mais avec des corps vigoureux, stables, peut-être douloureux, à cause de l’humidité, mais en pleine santé. Leurs bottes cachaient leur usure sous la boue et les coutures presque défaites du haut de la vieille femme disparaissaient sous l’épaisseur d’un châle grossièrement tricoté.

« Ça sent bon, mon fils, qu’es’tu nous as préparé d’beau ? demanda-t-elle en refermant la porte.

— Papa, maman, vous êtes rentrés tôt !

— Y fait froid, tu sais ! On allait pas rester toute la journée à g’ler comme nos blés !

— La récolte va survire vous pensez ?

— Oh, celle d’avant a vu pire ! Ou c’tait celle d’avant ?

— Oh, p’têt, enfin j’m’inquiète pas, mon p’tit, ça non ! s’esclaffa son mari en se mettant à table. Et vous, ma p’tiote, ça va mieux ? Vous avez eu suffisamment chaud cette nuit ? Le lit était pas trop dur ?

— Oui, merci beaucoup pour votre accueil ! Je m’excuse pour mon attitude d’hier, vous avez été si gentils, alors si je peux faire quoi que ce soit pour rembourser ma dette…

— Faites plus attention à vos animaux, c’tout c’que j’ai à vous dire. Pourquoi pousser une si belle bête dans une tempête de neige ? Si c’est pour vous blesser toutes les deux…

— Je… Vous avez raison, je n’ai pas fait suffisamment attention à elle. J’aurais dû. J’aurais dû me rendre compte que ce n’était pas un temps pour sortir.

— M’enfin vous êtes saines et sauves, toutes les deux ! L’plus important, c’est qu’vous ayez réussi à v’s’en sortir. Et puis v’s’êtes tombée sur la bonne maison ! Mon fils adore les animaux, il a appris à les soigner tout seul, l’médecin du coin lui-même a r’connu qu’il avait pas grand-chose à lui envier sur l’sujet ! Faut dire qu’il a lui-même pas vraiment étudié l’sujet, mais il s’en est toujours sorti avec les bêtes ! V’pouvez lui faire confiance, tout va bien s’passer, vous pourrez r’partir sans problème d’ici.

— Et je vous en remercie vraiment, vraiment, si je peux faire quoi que ce soit pour vous… Surtout n’hésitez pas, je me dois de vous rembourser ma dette.

— V’s’en faites pas pour ça, c’normal ma p’tiote. C’not’ devoir, en tant qu’humains. L’entraide, tout ça, c’est not’mode de vie v’savez. Sans l’reste du village, eh, on s’rait pas là nous ! C’pour ça, on vient en aide quand on peut, v’là tout !

— Vous êtes sûrs que vous n’avez besoin de rien ?

— Eh… Y a p’têt què’qu’chose qu’vous pourriez faire, mais… V’z’en faîtes pas pour ça, mam’zelle, vraiment. Non non non, pensez pas à ça. »

Linden servit le petit-déjeuner à l’ensemble de la tablée, à l’exception d’Els, qui les observa en souriant, un peu gênée. Ils mangeaient tranquillement, à leur rythme, bavardant tranquillement, de la neige, du futur, des récoltes et du bosquet d’arbres à côté de la maison, qui ferait sans doute de splendides fleurs au printemps. Des conversations détachées du grand monde, sans risques, sans complots, sans réflexions profondes au point qu’on en oublie son assiette. Un matin calme, paisible, un matin normal, sans doute. Semblable à ceux du passé, à ceux qu’elle passait avec sa mère, son père, avec les gens du domaine. Et puis elle réalisa que ces matins-là avaient toujours eu quelque chose d’étrange. Parce qu’ils ne parlaient que des affaires d’enfants. Des fleurs, des leçons et des jeux. Du lendemain, oui, mais jamais plus loin. Chez elle, on ne parlait jamais du monde des adultes aussi tôt dans la journée.

À moins d’être si près du pouvoir que vous jouez votre tête au petit-déjeuner.

Els se leva brusquement et s’excusa.

Il fallait qu’elle prenne l’air.

Elle récupéra son manteau, ouvrit la porte, laissa rentrer une poule sans la remarquer et s’éloigna.

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