Ils arrivèrent avec le soleil déclinant aux abords d’un grand portail décoré de grandes fleurs métalliques dont la dorure contrastait sauvagement avec la noirceur qui recouvrait le reste des motifs. Les gardes devant eux s’interposèrent, croisant leurs lances, mais Els ne se laissa pas impressionner. Elle détacha ses cheveux, rabattit le pan de sa cape qui dissimulait l’insigne de la garde personnelle de la Princesse et leva une main, dans un salut rituel, avant de décliner son identité.

« Els Mae Hillisea, fille d’Eliott Hillisea, Baron du Royaume d’Algrand. Je suis ici sur ordre de la Princesse Sigrid, je dois voir le Roi Arsène de toute urgence. »

Les deux gardes échangèrent un regard, l’un d’eux vérifia une missive que l’on lui avait remise, avant de faire un signe à son collègue, qui quitta son poste le temps de prévenir le messager le plus proche et de revenir à son poste barrer la route aux visiteurs non annoncés. Heureusement pour ces derniers, le chef de la sécurité du palais n’était pas difficile à trouver et arriva sur les lieux bien plus vite qu’Els ne l’avait espéré.

Il n’avait pas l’air plus agréable qu’elle l’avait espéré, cependant. Ni de bonne humeur. Ni même compréhensif. Ou tolérant, d’ailleurs. Et son ton tranchait aussi bien que la lame qu’il portait au côté.

« Vous étiez attendue la semaine dernière, mademoiselle. Où est votre escorte ? Où est maître Jorgen ?

— Nous avons été attaqués par des bandits, résuma-t-elle d’un ton poli mais assuré, les mains sagement posées sur ses rênes, au bord de sa selle. Mon escorte a dû faire demi-tour pour soigner ses blessures et j’ai continué seule. »

Il la toisa, fit le tour de sa monture, vérifia que son arme correspondait bien à la description qu’il en avait, que l’animal n’était pas un de ces canassons de travail qu’utilisaient les fermiers, il inspecta d’un œil expert la broche qu’elle lui présenta et qui arborait effectivement les armoiries de la princesse Sigrid. Arrivé de nouveau en face d’elle, il fronça les sourcils et se pencha sur le côté, les bras croisés.

« Imaginons que je vous croie. Et lui, dans ce cas ?

— Linden Boisrenart est mon suivant, déclara-t-elle le plus naturellement du monde.

— Personne ne nous a prévenus que vous veniez avec un suivant.

— Personne ne pouvait savoir, commandant, objecta-t-elle en secouant la tête, le visage soudain grave. Il s’est mis à mon service après m’avoir sauvé la vie sur la route. Vous ne m’en voudriez pas d’avoir gardé à mes côtés une personne à laquelle je dois la vie, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non, mademoiselle Hillisea. Mais vous comprenez notre méfiance…

— Évidemment, commandant, je la comprends et je la respecte, fit-elle en inclinant religieusement la tête, une main sur le cœur.

— Allons, allons, balbutia-t-il, les joues roses, une future baronne ne devrait pas s’incliner devant de modestes titres militaires…

— Je ne fais que vous donner le respect que vous méritez en tant que chef de la garde du Roi, notamment en ces temps troublés, se défendit-elle avec un sourire aussi charmant que faussement sincère. Comment se porte-t-il, d’ailleurs ?

— Sa Majesté se porte… eh bien… »

Il hésita. Il soupira, tenta d’éviter son regard, mais il n’y parvint pas. Elle se doutait de sa situation. Même s’il lui mentait, elle savait. La situation n’échappait pas qu’à son contrôle, et il se doutait qu’elle n’était pas là en vacances. Aussi se permit-il de mentir, plus pour garder la face que par nécessité.

« Sa Majesté se porte comme un charme, mademoiselle, déclara-t-il sobrement. Comme toujours.

— Je vous remercie pour vos bons soins, commandant, sourit-elle alors avec compassion. Je compte sur vous pour assurer notre sécurité encore quelque temps.

— Je ne devrais pas dire ça, mais… J’espère que vous parviendrez à mettre un terme à cette crise, mademoiselle. En tant que soldat… »

Il ne termina pas sa phrase, mais pour Els, c’était déjà suffisant. Ils étaient d’accord. Ils voulaient la même chose. Même si la suite ne devait pas se passer comme prévu, au moins, la garde serait de son côté. Ce n’était pas rien, même si le coup d’état militaire n’était pas dans ses plans. Elle lui accorda un dernier sourire sincère.

« Je ferai de mon mieux, commandant. Croyez-moi, je veux la même chose que vous.

— Chef, les interpella un des gardes, tandis qu’un jeune messager s’éloignait en direction du château. Nous avons fini de vérifier son identité. Le personnel de maison a été informé, et Sa Majesté a accepté de la recevoir dans son salon après le dîner.

— Alors je vous souhaite la bienvenue au Château d’Enkidi, mademoiselle Hillisea. »

Els hocha la tête et talonna sa monture, qui franchit le haut portail d’un pas fatigué, suivie de près par un Linden dont le regard s’arrêtait sur chaque détail du parc qui s’ouvrait devant eux.

Le château d’Enkidi profitait, selon les dires de la famille royale, d’un environnement bien plus avantageux que celui de la capitale, du moins en ce qui concernait l’esthétisme des lieux. C’était ce que croyait Els, et par conséquent ce qu’elle avait dit à Linden. Cependant, il existait une raison pour laquelle ce château n’était habité généralement qu’à la saison chaude, et celle-ci sautait aux yeux en cette fin de soirée hivernale, surtout pour Linden, qui n’en menait pas vraiment large.

Les montagnes qui l’encadraient formaient comme une mâchoire aux dents pointues, blanchies par la jeunesse de l’hiver et dont la teinte argentée se mêlait aux teintes rosâtres du jour sur le point de s’achever. Leurs ombres se projetaient sur le sol en d’interminables lames d’obscurités qui vous entouraient de toutes parts, dissimulant dans les pans de leurs capes les silhouettes humanoïdes des buissons, les arbres rachitiques et quelques chiens de garde accompagnés de leur binôme humain et d’une torche.

Le château en lui-même n’avait rien d’extraordinaire, à part sa fontaine à l’effigie de la Paix, dont même la branche d’olivier paraissait menaçante ce soir-là, dans la lumière vacillante du flambeau qu’elle portait à la hauteur de ses yeux. Si d’habitude elle accueillait les visiteurs en leur rappelant qu’ils ne devaient pas perdre de vue l’objectif éternel de paix et de concorde, aux yeux d’Els, elle la priait de venir la sauver de cet enfer où ni flambeau ni rameau d’olivier ne parvenaient à guider les habitants de ces murs vers la raison.