Lorsque les yeux d’Els aperçurent la porte principale et les deux servants qui les y attendaient, son cœur se serra. Ils avaient l’air fatigués, tendus, désabusés. Ils avaient beau être au service de la famille royale depuis plus longtemps qu’elle-même, on lisait sur leurs visages un désespoir inhabituel. En réalité, le simple fait de les voir éprouver une émotion perturbait grandement la jeune femme, qui mit immédiatement pied à terre et se dirigea vers eux.

« Mademoiselle Els ! s’écrièrent-ils tous deux en lui prenant les mains. Nous étions si inquiets ! Que vous est-il arrivé ? Pourquoi avez-vous autant de retard ?

— Hernand, Meredith, je suis désolée de vous avoir inquiétés, vraiment. Mais avant tout, j’ai des affaires à régler avec Sa Majesté. Est-ce que vous pouvez conduire mon suivant à ses appartements, nous sommes…

— Je ne devais pas rester avec toi ? l’interrompit Linden, dont le cœur avait raté un battement.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, lui confia-t-elle après un silence, les yeux baissés. Je ne sais pas comment Sa Majesté réagira, je préférerais préparer le terrain…

— Mademoiselle, si je peux me permettre, commença la gouvernante avant de se taire, rougissante.

— Parle librement, je t’écoute.

— Sa Majesté a déjà été prévenue que vous étiez accompagnée par un jeune inconnu. Elle ne sera pas surprise. Votre suivant peut vous accompagner. »

Els se tut un instant, pencha la tête vers l’avant, les sourcils froncés. Elle jeta un regard à son compagnon, qui se rapprocha d’elle et hocha la tête, prêt à la suivre. Il lui faisait confiance.

« Vous avez raison, Meredith, soupira-t-elle finalement, avant de recomposer son visage. Si vous voulez bien nous y conduire de suite, nous vous suivons. Ah, une dernière précision, Linden. Je ne t’ai pas parlé du protocole parce que je déteste ça, mais pars du principe que chaque geste que je fais, tu dois le reproduire, plus ou moins. Je te ferai signe, de toute façon je ne pense pas que dans son état actuel, Sa Majesté soit vraiment à cheval sur les manières. »

Le jeune homme hocha la tête et regarda les deux serviteurs s’enfoncer dans le couloir à peine éclairé, tandis que leurs deux montures étaient guidées vers un endroit où elles pourraient se reposer. Elles avaient fait leur devoir, c’était désormais à eux de leur rendre la pareille.

Ils franchirent un couloir interminable, grimpèrent des escaliers dont les marches semblaient avoir été avalées par l’obscurité, avant de franchir d’autres espaces, bien plus grands, bien plus froids, et dont on ne pouvait surtout remarquer que le manque de chaleur et d’éclairage. Ces ailes, leur expliqua Hernand, tandis que sa collègue ouvrait une porte dont la serrure rouillée, n’avaient pas été entretenues depuis bien longtemps à cause d’une ancienne histoire de fantôme, dont la rumeur persistait depuis plusieurs décennies, à la suite de la mort d’un conseiller de la Reine Amélia, l’arrière-grand-mère de la princesse. Il aurait annoncé, quelques heures avant sa mort, que ces couloirs verraient la mort et la renaissance du royaume en des temps à venir, mais qu’en les attendant, l’esprit du château protégerait ces lieux de toute influence néfaste. Et depuis cette époque, des incidents inexplicables auraient lieu les uns après les autres, entraînant l’abandon de cette aile. Seuls quelques servants ont suffisamment d’audace pour y passer, et le reste des habitants des lieux ignore son existence.

La porte se déverrouilla enfin, et ils purent retrouver des couloirs plus vivants, où la lumière ne semblait plus être un luxe. Après quelques coins et d’autres escaliers tapissés, ils furent annoncés et purent entrer dans la chambre du Roi d’Algrand, qui les attendait en contemplant une immense tapisserie représentant une scène de chasse au cerf. En posant ses yeux dessus, Els frissonna et faillit en oublier de s’incliner, faisant sursauter Linden qui s’empressa de l’imiter.

« Els ? l’interpella le roi en se tournant vers elle, les yeux cernés de noir et les sourcils disparaissant presque au milieu des innombrables rides qui sillonnaient son front.

— Oui, Votre Majesté.

— Où est Sigrid ? »

La jeune héritière ne marqua qu’un instant de surprise, qui aurait échappé à Linden s’il ne l’avait pas vue se raidir.

« Elle n’est pas venue avec moi, déclara-t-elle lentement, incertaine. Je croyais qu’elle vous avait prévenu ?

— Ah ! Oui. Oui, répéta-t-il, en se détournant, faisant désormais face à la fenêtre, les mains dans le dos. Elle m’a prévenu. Je le savais. Évidemment, je le savais. Je sais tout. Tu voulais me parler ?

— Oui, Majesté. Je dois vous faire part d’une information que votre épouse, votre fille et moi-même pensons être capitale. Vous n’ignorez sans doute pas, commença-t-elle lentement, en surveillant les gestes de son interlocuteur, que depuis plusieurs générations, la famille Hillisea est au service du Royaume et qu’elle participe, à sa manière, à la prospérité du pays.

— Je ne l’ignore pas, répéta-t-il en hochant la tête, ses mains serrées dans le dos. Je le sais. Pertinemment. Ta mère avec ma femme, ta grand-mère avec sa mère, et ton arrière-grand-mère avec… Enfin oui, bien sûr, évidemment, je le sais. Continuez.

— J’imagine que vous n’ignorez pas non plus pourquoi nous avons cette place privilégiée ?

— Bien sûr que non. Je sais tout. Je suis le Roi.

— Vous savez donc que nos rêves ne sont pas à prendre à la légère, reprit-elle avec un peu plus d’assurance, ses mains humblement placées sur le devant de ce qui aurait été ses jupes en temps normal. Moi-même, je ne l’ai découvert que très récemment, mais tout me semble si clair que je pense que l’ignorer ferait prendre un risque considérable à l’ensemble du pays. À vrai dire, en observer les recommandations n’aurait aucun impact, que ma prémonition soit vraie ou fausse, c’est pourquoi j’espère que vous m’accorderez cette simple faveur. Pourriez-vous vous abstenir de chasser avant le retour du printemps ? Mon rêve mentionne une partie de chasse à l’issue tragique pour le royaume, et si elle devait avoir lieu avant la fin de l’hiver, la guerre serait à nos portes et vous savez comme moi qu’un tel évènement signerait la fin du Royaume d’Algrand. Je ne souhaite pas prendre ce risque, et je suis certaine que vous non plus. C’est pourquoi j’ai voyagé jusqu’ici, avec la bénédiction de la princesse héritière. »

Les deux nouveaux venus redressèrent un peu la tête, espérant pouvoir apercevoir le visage du Roi réfléchir, mais ils ne purent que tenter d’en apercevoir le reflet dans la vitre, sans grand succès. Malgré les années qu’elle avait passées à ses côtés, cet homme n’était plus celui qu’elle avait connu, et à l’époque déjà ses décisions lui paraissaient incompréhensibles, alors Els craignait d’autant plus celles de quelqu’un qui, pour ce qu’elle en savait, s’attendait peut-être à voir sa femme rentrer en trombe dans la pièce et lui proposer de jouer leur royaume aux cartes.

Peut-être avait-elle tort, ou peut-être un miracle éclairerait-il le ciel et sauverait-il le monde. Elle en doutait fortement, mais s’il n’y n’y avait qu’à le souhaiter, alors elle le souhaitait, de tout son cœur, de tout son être, de tout ce qu’elle avait...

« Ma chère Els, décida-t-il finalement d’un ton jovial, presque bon enfant, vos inquiétudes sont infondées. Vos rêves sont comme ceux de votre mère, ils ne sont que des créations de votre esprit et n’ont aucune conséquence sur la réalité. Vous et votre famille, vous vous faîtes passer pour des voyants depuis des générations, et vous vous mettez à notre service, en attendant le jour où vous pourrez enfin prendre le pouvoir. Eh bien, ça ne sera pas sous mon règne. Mais vous pourrez tout de même vous rendre utile. Allez vous reposer, demain sera un autre jour pour vous. »

Il la regardait avec un sourire qu’elle aurait juré être moqueur. Devant ses yeux, elle voyait ce visage qu’elle avait toujours cru empli de bonté et de gentillesse lui sourire après lui avoir planté un couteau dans le cœur. Et il avait beau avoir le corps parfaitement détendu, le regard doux comme celui d’un chevreau, elle savait que son cœur de lion, qu’elle avait toujours cru loyal à son pays, avait succombé à la folie. Mais elle ne pouvait pas le laisser faire cette erreur. Il fallait qu’il réalise… Qu’il change d’avis…

Elle se jeta à ses pieds, leva les yeux vers lui, l’implora :

« Votre Majesté, je vous en prie…

— Sortez, Els. Vous ne m’empêcherez pas de chasser. Non, bien sûr que non. Ce n’est pas comme si la mort d’un animal allait précipiter la mort du royaume, ironisa-t-il soudainement. À moins que vous ne parveniez à le sauver, le pays s’écroulera tout seul. Je peux bien au moins aller chasser en attendant ce jour, vous ne croyez pas ?

— Votre Majesté, répéta-t-elle, je vous supplie de…

— Au lieu de me supplier, s’agaça-t-il en se détournant d’elle avec un geste de la main, j’ai entendu dire que tu t’étais trouvé un suivant. Oui, c’est bien un suivant que tu as déniché. Pourquoi ne pas me le présenter ? Je suis tout de même ton père adoptif. Ce serait tout de même plus poli, tu ne crois pas ? »

Elle se releva, nettoya ses jupes et s’inclina à nouveau, plus rapidement et superficiellement que les fois précédentes, ajusta sa contenance de manière à avoir l’air le plus officiel possible et fit signe à son compagnon de s’avancer vers leur hôte. Avant d’ouvrir la bouche, elle vérifia que sa voix s’était bien posée et qu’elle ne risquait pas de perdre le contrôle de son corps, puis elle s’excusa de la manière la plus formelle qu’elle put imaginer.

« Je suis confuse, Votre Majesté. Permettez-moi de vous présenter Linden Boisrenart, un jeune fermier originaire d’un village en bordure du Bois des Sylphes. Il m’a sauvé la vie et m’a demandé, en guise de remerciement, de faire de lui mon suivant. C’est un jeune homme bon et loyal, et dont le potentiel reste à développer, je n’en doute pas. Ses talents seront sans aucun doutes requis par la Cour très vite, Votre Majesté. »

Els vit le regard du Roi s’attarder sur le visage de son ami, et elle crut même le voir scintiller, d’une lueur qu’elle n’avait jamais vue jusque-là. Un instant, il lui sembla que l’homme qui leur faisait face venait de sourire, d’un sourire malsain, qu’elle n’appréciait pas beaucoup et qui la fit frissonner, la poussant à sourire de plus belle pour dissimuler son malaise. Ses yeux, cependant, fixaient le roi et suivaient son regard. Il semblait évaluer son suivant, jauger sa taille, son regard, ses vêtements, sa posture, ses lèvres pâles mordillant l’intérieur de ses lèvres, chose que la jeune femme ne l’avait jamais vu faire jusque-là. Et face à cette réaction inconnue, elle sentit que quelque chose dans l’air avait changé, sans parvenir à comprendre quoi, ce qui ne la rassurait pas du tout.

Mais elle se devait de respecter le protocole, et elle ne devait ni toucher ni briser le contact visuel entre deux personnes que l’on présentait., du moins jusqu’à ce que l’un d’entre eux ne prenne la parole.

« Un roturier ? Un roturier, répéta le roi, amusé, en se détournant d’eux. Vous êtes comme votre mère. Oui, comme votre mère. Et votre grand-mère. Il semblerait que le sang des Hillisea ne soit destiné à se diluer avec le temps. Bien, il est tard et j’ai entendu dire que vous veniez d’arriver. Retournez dans vos quartiers, prenez vos aises et nous nous reverrons demain. Els, Linden, vous pouvez vous retirer.

— Nous vous remercions pour votre sollicitude et vous souhaitons un repos des plus paisibles, Votre Majesté, déclara Els d’un ton neutre et purement formel. J’espère que vous réfléchirez à ma proposition. »

Et sur ces mots, ils s’inclinèrent et sortirent à reculons de la pièce.