Reprendre les Rênes de sa Vie
Els prit une grande inspiration.
Avec un craquement, la moitié de sa plume tomba sur le parquet. Ses poings étaient serrés, son dos courbé, son souffle court. Quelque chose grondait en elle, une colère qu’elle avait rarement ressentie, qu’elle savait qu’il fallait qu’elle conserve à l’intérieur d’elle-même, parmi ses entrailles. Elle ne devait pas prendre le risque de briser l’illusion. Elle était une gentille fille, dépourvue de pouvoir, de violence, seule et abandonnée, soumise à son souverain. Elle faisait ce qu’on lui demandait, en baissant les yeux et en souriant gentiment. Une gentille fille, insignifiante. Obéissante.
Et pour incarner cette illusion, il lui fallait brûler cette colère et n’en laisser que des cendres, créer un lit de poussière froide, de désespoir. Il lui fallait disparaître de la scène sociale, quelques heures, un jour peut-être, puis réapparaître, changée, acceptable.
Mais elle ne comptait pas perdre un jour à tourner en rond dans sa chambre et à jouer les nobles éplorées et désespérées. Elle n’était plus une enfant. Non, elle allait user de ce temps à bon escient pour tenter de comprendre ce qu’il se passait dans la tête de cet homme qu’elle avait considéré comme son deuxième père si longtemps auparavant.
Son cœur se serra à la pensée de tous ces moments qu’ils avaient passés ensemble. De leurs thés politiques, des petits déjeuners presque joyeux où il lui parlait de l’histoire du royaume, de ses ancêtres, des hommes et des femmes qui avaient construit ce sur quoi il régnait et combien il leur était redevable. Il était rarement aussi humble qu’au petit-déjeuner, cependant, et sa tendance à toujours en rajouter distordait toujours la réalité, mais même enfant, Els avait toujours considéré ces histoires comme celles que sa mère lui racontait avant de s’endormir. Le Roi Arsène, avec son rire tonitruant et ses mimes grotesques, lui racontait des histoires avant de commencer la journée. Ce n’était qu’un décalage horaire, finalement.
Il était totalement différent de son vrai père, beaucoup plus discret mais tout aussi aimant, qui craignait tellement la moindre erreur qu’il était tendu jusque dans son corps, ce qu faisait toujours beaucoup rire sa mère. Son père, son véritable père, qui en ce moment-même devait s’emmêler dans les affaires publiques tout en essayant de garder son domaine à flots. Savait-il où elle était ? L’avait-on informé de sa disparition ? Tournait-il en rond dans son bureau en attendant des informations ? Avait-il dépêché des messagers ? Était-il simplement trop loin pour faire quoi que ce soit ?
Els ravala ses inquiétudes et prit une nouvelle plume dans un tiroir. Lorsqu’on toqua à nouveau à sa porte pour lui porter ce qu’elle avait demandé, elle remit deux lettres identiques au serviteur avec ordre de les faire parvenir au baron Hillisea, par les airs et par la terre. Puis elle se changea, ajouta quelques accessoires dignes d’une noble dame, qui pouvaient faire croire qu’elle n’allait que sortir son cheval pour une promenade, et se dirigea d’un bon pas vers les écuries.
Là, elle héla un jeune homme, qui sursauta en la voyant arriver. Il n’était pas vieux, comme c’était souvent le cas, mais son superviseur n’avait pas l’air d’être dans les parages, et la requête qu’elle comptait lui adresser n’était pas difficile au point de requérir l’assistance de quelqu’un de plus âgé, qui n’était peut-être pas plus compétent que ce palefrenier.
« Excusez-moi, j’aurai quelque chose à vous demander.
— Bien sûr, madame. Souhaitez-vous que je selle une monture ?
— Sellez Fripouille, je vous prie.
— Pardonnez mon insolence, madame, fit le jeune homme d’une petite voix, les sourcils froncés, mais le Roi a ordonné que le cheval de monsieur Linden ne sorte pas des écuries.
— Fripouille n’est pas son cheval, mon ami. C’est Arabesque, l’alezanne, qui lui appartient.
— Mais… Je croyais que… Sa Majesté...
— Peut-être s’est-il trompé, suggéra-t-elle avec un geste négligent. Il se trompe souvent, ces derniers temps.
— Peut-être bien, madame, mais…
— Écoute, le coupa-t-elle avec douceur, ce cheval est dangereux. Si le Roi le savait aussi bien que moi, il t’ordonnerait de ne le laisser à personne, et encore moins à Linden. En suivant mes ordres, tu prends de l’avance et tu évites à cette pauvre bête un sort peu enviable.
— Mais vous-même, ne risquez-vous pas…
— Moi ? s’exclama-t-elle en éclatant d’un rire sordide. Je ne risque rien, et quand bien-même ce cheval signerait mon arrêt de mort, vous n’en seriez pas blâmé le moins du monde. Au contraire, peut-être même que Sa Majesté vous féliciterait d’avoir orchestré un si bel accident.
— Ne croyez-vous pas que vous allez un peu loin, madame ?
— Même si j’allais un peu loin, comme vous dîtes, feriez-vous ce que je vous demande ?
— Je… Oui, madame.
— Alors allez prévenir vos collègues. Je me charge de seller Fripouille. Vous avez sans doute beaucoup de travail, encore ?
— Oui, madame. Merci madame. »
Il s’inclina rapidement, avant de s’enfuir sans courir jusqu’aux quartiers intérieurs, tandis que la jeune femme se rapprochait du hongre paysan, un bai chaussé de blanc dont le caractère avait apparemment fait fuir ses voisins, qui mangeaient leur grain chacun de leur côté, le plus loin possible de lui.
Au moins, c’était fait. Linden et sa semaine d’apprentissage accéléré de l’équitation étaient désormais à l’abri d’une monture folle qui n’hésitait pas à utiliser les ressorts les plus absurdes pour se débarrasser de son cavalier. Arabesque n’était pas aussi retorse que lui, et en forêt le temps d’une chasse, elle ne prendrait jamais de risques inconsidérés. Els avait confiance en sa jument pour ramener, autant que faire se pouvait, son ami en un seul morceau. C’était un privilège qu’elle ne réservait en aucun cas à Fripouille, qu’elle comptait bien garder sous sa responsabilité le temps de lui inculquer les bonnes manières, voire plus longtemps si elle considérait qu’il valait vraiment mieux éviter de le remettre entre les mains de Linden.
Comme elle avait eu l’occasion de le voir, le cheval était énergique, puissant, mais suffisamment intelligent pour voir qu’il ne pouvait pas se jouer de la jeune femme comme il s’était joué de son précédent cavalier. Il ne pouvait pas faire semblant d’être agressif pour la faire reculer, ni s’étonner de trouver un brin de paille sous ses pieds et la bousculer sans faire exprès. Elle avait des réflexes, des habitudes qui n’étaient pas les siennes et lui regrettait déjà son ancien cavalier, avec lequel il s’était beaucoup amusé. Il s’ébroua, ce qui ne fit pas réagir la jeune femme. Il ne poussa pas plus loin.
Ils sortirent ensemble, sous le regard curieux des jeunes pages qui s’étaient amassés dans les box et jetaient, se croyant discrets, un millier de murmures et de gestes surpris, la pointant du doigt. Els s’en fichait à peu près, tant qu’ils ne laissaient pas un cheval leur échapper ou leur marcher sur les pieds.
Elle s’approcha d’une botte de paille, grimpa dessus et de là se mit en selle. À cet instant, sa monture et elle décidèrent qu’il était temps de se défouler, et ils partirent à vive allure pour un tour des jardins, qui les laissa tous les deux pantelants et fourbus. Quelque chose dans l’air glacial qui leur fouettait les joues, leur coupait la respiration, asséchait leurs yeux et faisait voler leurs cheveux les abreuvait d’un sentiment de puissance, de liberté. Ce n’est qu’en reprenant le contrôle de sa monture qu’Els eut véritablement l’impression d’être en vie. Depuis la veille, c’était à peine si elle sentait l’air qui entrait dans sa poitrine, alors à cet instant, elle aurait juré avoir réappris à respirer.
Elle rentra sa monture alors que le soleil arrivait à son zénith. Le jeune page qui l’avait accueillie se chargea du reste tandis qu’elle remontait vers ses quartiers par les zones supposément hantées et par conséquent désertes. Devant sa porte, une jeune employée de maison l’attendait et s’inclina en la voyant arriver, lui tendant des deux mains une enveloppe scellée marquée du sceau royal.
Une soudaine inquiétude s’empara de la jeune héritière. Sigrid ne pouvait avoir reçu sa lettre et y avoir répondu aussi vite. Sa mère non plus, le château d’Algrand était au minimum à plusieurs jours de vol d’ici. Ce qui voulait dire...
« Une lettre du Roi.
— Merci.
— Je vais faire préparer un bain et une collation pour madame.
— Merci beaucoup.
— Je ne fais que suivre les ordres, madame. Si vous voulez bien m’excuser... »
Elle s’effaça et disparut dans le couloir, laissant Els en tête-à-tête avec la perspective réjouissante d’ouvrir la lettre d’un ennemi.
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