Voir le Monde d'en Haut (1/2)
Le soir tombait, un soir d’hiver, un épais voile obscur, opaque, couvrant le monde d’un voile si blanc qu’il l’obscurcissait. Le vent était tombé dans la journée, laissant le silence gonfler jusqu’à étouffer le jeu des instruments, dans la salle de réception, où Leurs Majestés Royales profitaient de la soirée pour se jauger d’un œil expert et comploter la défaite des autres entre deux verres de vin, bien au chaud auprès du feu.
Ce n’était pas le cas d’Els. Au vu de la situation, qu’elle n’ait pas été invitée lui paraissait une évidence, surtout depuis qu’elle avait appris que le Roi Arsène lui avait interdit de communiquer par n’importe quel moyen, avec Linden. Cette nouvelle, reçue en fin de matinée, l’avait occupée toute l’après-midi, et elle n’était sortie de sa chambre que pour prendre l’air et se changer les idées. En temps normal, elle se serait rendue aux jardins d’hiver, où depuis toute petite elle trouvait du réconfort en voyant fleurir les clématites. Mais ce soir, elle voulait être seule autre part. Elle voulait être seule sans l’être. Elle voulait être auprès de lui sans le pouvoir.
Alors elle avait enfilé sa tenue d’homme, rajouté des vêtements d’hiver discrets qui n’entravaient pas ses mouvements, et elle était sortie sur la terrasse couverte qui servait surtout l’été, et qui était logiquement vide. De là, elle s’était hissée sur les toits et avait déambulé, un peu au hasard, sur l’ardoise. Elle n’avait pas fait ce genre de choses depuis des mois, encore moins durant l’hiver, Sigrid le lui interdisait, mais elle n’avait rien perdu de son agilité. Il lui suffisait de faire suffisamment attention à là où elle mettait ses pieds, ce qui n’était pas aussi facile qu’elle l’avait cru, surtout lorsqu’elle ignorait quels toits menaient à quelles pièces, et quels balcons à quelles entrées. Mais au bout d’une demi-heure d’une découverte glissante et potentiellement périlleuse, Els repéra quelque chose. Une porte entrouverte de laquelle une ballade épique s’échappait sur un balcon, et une silhouette sombre, accoudée sur un rebord de pierre, dont la stature ne correspondait pas à un noble, et encore moins à un noble d’un âge mûr.
Elle s’approcha discrètement, se laissa glisser de quelques centimètres, affirmant son regard en espérant ne pas se tromper. Mais elle ne voyait pas suffisamment bien. Elle se pencha vers l’avant, les yeux grands ouverts, et elle était presque certaine de l’avoir reconnu lorsque son poids, jusque-là placé sur sa jambe arrière, changea et la fit basculer vers l’avant. En voulant se rattraper, elle le força à revenir vers l’arrière, tomba et glissa de plusieurs mètres jusqu’au bord du toit, les pieds à quelques centimètres du rebord de la dernière tuile.
Le fracas attira le regard du jeune homme, qui se retourna d’un geste, les yeux agrandis par la peur. Puis il eut beau plisser les yeux, il ne parvint pas à distinguer le visage de la jeune femme et se mit sur ses gardes, prêt à fuir.
Mais elle l’avait reconnu.
« Linden ?
— Els ? Mais…
— Je sais, chuchota-t-elle, le souffle court. On n’est pas censés communiquer.
— Non, en fait, je me demandais ce que tu faisais sur le toit. »
Elle sourit, laissa passer un instant, avant de souffler un nuage d’argent.
« Je prends l’air.
— Tu prends des risques surtout, répliqua-t-il. Un peu plus et tu tombais…
— Un peu plus et je tombais dans tes bras, Linden, ironisa la jeune femme. Je comprends que tu sois déçu.
— Un peu plus et tu étais bonne pour retourner à la terre, imbécile ! Je ne sais pas si Sa Majesté en souffrirait mais moi si !
— Crois-moi, ce n’est pas une chute du haut d’un toit qui me tuera. J’ai déjà essayé et regarde-moi, je suis encore là. En pleine forme.
— Fais attention à toi, vraiment, murmura-t-il en secouant la tête, ramenant son regard vers le paysage. Je suis sérieux, Els. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons plus être ensemble que tu peux prendre des risques inconsidérés.
— J’ai toujours pris des risques, ça n’a rien à voir avec toi, même s’il faut bien avouer… Rien que pour cette conversation avec toi, je suis heureuse de ne pas être morte il y a sept ans. Promis, je ferai attention en rentrant.
— C’est déjà ça… »
De là où elle était, Els ne voyait pas grand-chose. Le visage du jeune homme, qu’elle imaginait sombre, se dérobait à son regard, plongé dans l’ombre. Il avait l’air seul, accoudé à son morceau de balcon recouvert de neige, avec ses habits à la mode et ses froufrous bleutés aux couleurs du royaume. La jeune femme savait qu’avec ses yeux bleus et ses cheveux bruns, il y avait peu d’associations plus flatteuses pour lui, mais s’il n’était pas heureux, s’il restait tristement affalé sur un morceau de pierre, elle ne pouvait pas s’en réjouir.
Son cœur se serra. Oui, elle devait agir, au plus vite. Lui parler. Le faire relever la tête, vers elle, vers les étoiles, peu lui importait, tant qu’elle pouvait voir une étincelle de vie dans ses yeux.
« Je voulais te demander, commença-t-elle, sans vraiment savoir où elle allait. Tu… Tu as reçu ma lettre ?
— Ta lettre ? Non, je n’ai rien reçu, de personne, fit-il en secouant la tête, s’affaissant encore plus sur le calcaire. En fait, c’est à peine si j’ai eu une seconde pour moi, aujourd’hui, alors…
— Ça ne m’étonne pas. »
Il leva la tête vers elle. Il lui avait rarement entendu ce ton. En fait, il ne l’avait entendu qu’une fois, et elle n’était pas au meilleur de sa forme. Au fond de lui, il trouvait ça rassurant. Il n’était pas le seul à souffrir de leur séparation. Il avait beau se dire que c’était une opportunité, son cœur lui répétait à chaque battement qu’il résonnait dans le silence.
Il ignorait simplement qu’il n’était pas le seul à sentir la neige absorber jusqu’aux sons qui naissaient à l’intérieur de lui. Il ignorait également que cette absence ne faisait que pousser la douleur d’Els si loin qu’elle ne put bientôt plus garder ces mots pour elle.
« Je suis désolée, murmura-t-elle finalement, la gorge si serrée qu’elle faisait trembler sa voix. Je n’ai pas pu te protéger.
— Ne t’inquiète pas pour ça, fit-il en secouant la tête. Meredith et Hernand m’ont tout expliqué. Il n’y avait rien que je puisse faire, rien que toi tu ne puisses faire. Nous allons devoir lutter chacun de notre côté. »
Il soupira. Évidemment qu’il n’en menait pas large. Il parlait de lutter, mais il ne savait pas vraiment comment. Il aurait voulu que ses racines lui servent, il aurait voulu, pour l’aider, trouver un moyen d’utiliser sa malédiction, sa nature pour contrer le sort, pour empêcher le pays de sombrer dans la guerre. Mais ce n’était pas possible. Sa mère avait tort. Ça ne pouvait pas être une bénédiction si elle ne lui permettait pas de se sortir de cette situation, de venir en aide à Els. Si sa nature ne l’aidait pas, il ne lui restait plus que ses mains et sa tête. Il l’aiderait. Il le voulait, c’était plus que son devoir, c’était sa volonté.
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