Voir le Monde d'en Haut (2/2)
D’ailleurs, à ce propos, il avait lui aussi des choses à lui dire.
« Je dois m’excuser aussi. Tu m’avais confié une mission, hier. Je n’ai pas réussi à la mener à bien. Alors je veux te faire une nouvelle promesse, Els. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher Arsène de chasser.
— Tu n’es pas obligé, tu sais, répliqua-t-elle franchement. C’était ma mission, et j’ai bien vu qu’elle était irréalisable. Ne t’y force pas, je ne te blâme de rien. Au contraire, si quelqu’un est à blâmer ici, c’est moi. Mais si je le fais… Si je le fais, alors c’est comme si j’avais déjà perdu. Et j’ai des gens à protéger. Mon père. Sigrid. Le Royaume. Toi. Je ne peux pas me laisser aller.
— Tu peux. Respire, Els. Repose-toi, vis un peu. Bientôt, tu ne seras plus seule. La princesse viendra à ton secours, c’est certain. Sa lettre du jour était particulièrement menaçante, il faut dire.
— Sa lettre du jour ?
— Elle écrit tous les jours à son père, lui expliqua-t-il avec un certain amusement teinté d’un peu de tristesse. Tous les jours il doit lui répondre, sans quoi, si j’ai bien compris, elle le menace de venir ici pour prendre la direction des négociations. Alors il lui écrit des choses sans importance. Il lui a parlé de moi dans celle d’aujourd’hui, c’est dire… Enfin, il a l’air d’y tenir, à sa fille. Probablement plus qu’à son royaume, d’ailleurs. J’ai essayé de lui en parler, de lui rappeler qu’en protégeant ses terres il protégeait sa famille, mais…
— Il t’a ignoré ? »
Il secoua la tête avec douceur, un air qu’Els ne parvint pas à déchiffrer sur le visage. Ses lèvres pincées, son regard absent, sa tête penchée sur le côté… Il semblait rêver plus que réfléchir, mais à quoi ? À quoi pouvait-il bien penser ?
« Je ne suis même pas sûr qu’il m’ait entendu, finit-il par murmurer aux étoiles. Il m’a répondu quelque chose qui n’avait rien à voir. Je lui ai dit qu’il ferait mieux de t’écouter et il m’a dit qu’il voulait que je l’appelle par son prénom.
— Et... Tu as refusé ?
— Je n’en ai même pas eu l’occasion. Il a recommencé à parler sans s’arrêter, de ces derniers jours, de l’hiver, de la neige, et il est parti demander qu’on organise un banquet pour ce soir. Après, je ne l’ai pas revu jusqu’à ce qu’il vienne m’apporter lui-même des habits pour ce soir. Et il a parlé, et je l’ai écouté. On est arrivés ici, il parlait toujours, et je n’ai pu m’éclipser que lorsque le barde est arrivé et qu’il a détourné son attention de moi. »
Il soupira longuement. À nouveau, ses yeux se détournèrent, son visage se lissa, puis se teinta d’une obscurité inquiétante, et elle perdit le contact avec lui. Il lui semblait dériver, loin, très loin d’elle, si loin qu’elle eut brusquement peur de le perdre, et se remit à parler.
« Longue journée, donc, résuma-t-elle avec un sourire.
— Très, soupira-t-il en se passant une main sur le visage. Il ne fait que me répéter qu’il n’est pas celui que je crois, comme si ça allait changer quoi que ce soit. De toute façon, ça ne m’intéresse pas. Je ne suis même pas certain de ce qu’il me veut… Et même si c’est bien ce à quoi je pense, non seulement il est marié, mais en plus il est l’inverse de ce que je cherche.
— Ce que tu cherches ? répéta la jeune femme, sautant sur l’occasion de faire durer la conversation. C’est-à-dire ? »
Et soudain, Els réalisa qu’elle venait de lui poser une question très personnelle qu’elle aurait probablement dû garder pour elle-même. Non pas que le sujet ne l’intéresse pas, mais… Elle ignorait si elle voulait vraiment savoir. Peut-être l’ignorait-il, peut-être ne lui dirait-il pas, trop gêné, ou peut-être sa réponse ne lui plairait-elle pas ? Soudain très raide, elle voulut rattraper ses paroles, ravaler sa curiosité, mais Linden, le regard fixé sur la nuit et la neige qui recommençait à tomber, la main tendue pour récupérer des flocons, avait ouvert la bouche et commencé à parler, lentement mais clairement.
« Je cherche une partenaire de vie, une personne avec laquelle je ne m’ennuierai pas et qui m’acceptera comme je suis. Ni grande beauté ni rang, rien d’extraordinaire, rien de risqué. Juste une femme qui acceptera de vivre une vie simple à mes côtés.
— Ça ne m’a pas l’air si... difficile à trouver, répondit-elle avec un certain scepticisme. »
Il se passa une main dans les cheveux et détourna le regard. Quelques flocons étaient tombés sur ses épaules, d’autres illuminaient sa tête d’une sorte d’auréole de pureté. Il hésita à continuer, mais il sentait le regard apaisant d’Els dans son dos, et quelque chose dans le bal de la neige qui se déroulait en silence devant lui l’encouragea à poursuivre.
« Je… J’aurais préféré qu’elle le soit, à vrai dire, avoua-t-il finalement à mi-voix. J’aurais préféré m’en rendre compte au moment où je n’avais pas d’autre choix que de lui dire. Je n’en serais pas à trouver toutes les raisons possibles pour garder ça secret, pour la protéger de moi. Je n’ai jamais voulu tomber amoureux, Els. Je ne peux pas supporter de devoir garder tout ça secret. Mais je ne peux pas lui avouer mes sentiments sans la condamner, tu comprends. Je ne peux rien dire, pour elle. Pour la protéger.
— La protéger de quoi ? Linden, je sais que la situation n’est pas facile, mais tu ne risques rien ici, encore moins sous la protection du Roi. Si la guerre avait débuté, ce serait une autre histoire, mais...
— Je ne crains pas pour ma vie, la coupa-t-il soudainement, les mains crispées sur le bord de la rambarde. Je crains pour la sienne. Je crains de l’enfermer dans une vie qu’elle regrettera peut-être. Nous sommes trop jeunes pour prendre une décision qui marquera toute notre vie. Nous ne pouvons pas faire d’erreur là-dessus. Ce serait un désastre, pour elle comme pour moi. L’enfermer dans une relation, ça reviendrait à la condamner à se couper du monde pour le restant de ses jours, et je ne pourrais jamais l’accepter. C’est une personne trop extraordinaire, trop pleine de ressources, de surprises, et bien plus forte qu’elle ne le croit. Je ne peux simplement pas la condamner à passer sa vie à cultiver un champ et à élever des poules, elle vaut bien plus que ça.
— Tu sais, chaque couple est différent, mais si c’est ce que tu souhaites, peut-être qu’un compromis est possible ? Et puis, tu ne vas pas un peu vite, tu crois ? Avoue-lui tes sentiments d’abord, et vous vous marierez plus tard, quand vous aurez discuté de tout ça ensemble.
— J’aimerais que ce soit possible, Els. Je le voudrais. Et si ça ne tenait qu’à moi, nous aurions tout le temps du monde, mais… Certaines choses sont indépendantes de ma volonté.
— Et alors ? s’agaça-t-elle finalement, les lèvres pincées et les sourcils froncés. Il faut parfois forcer le destin, Linden. N’est-ce pas exactement ce que tu m’as promis de faire ? Est-ce que tu ne veux pas aller contre la volonté du Roi pour m’aider à l’empêcher de déclencher une guerre ? Est-ce que tu aurais jamais cru que ces choses-là puissent dépendre de toi ? Je te l’ai dit, et je te le répéterai : le destin n’est pas une excuse pour se laisser aller au désespoir. Prends ton courage à deux mains et essaie. Ça ne coûte rien, d’essayer.
— Peut-être que si, justement. Si essayer, si… Si je lui dis, peut-être que le lien… Peut-être que l’erreur se créera et que nous ne pourrons plus jamais nous en défaire.
— Peut-être, et peut-être que ce que tu vois comme une erreur, elle le verra comme un bonheur. Parle-lui, Linden. C’est le plus important. Dis-lui, et tu verras bien si tu avais ou non raison de t’inquiéter.
— Je ne… »
La porte derrière lui s’ouvrit brusquement, projetant l’ombre d’un nouveau venu sur le jeune homme qui se raidit et se retourna d’un geste.
« Monsieur Linden ? »
Ils se turent instantanément.
C’était la voix du roi Arsène.
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