Le Fantôme des Jardins d'Hiver

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Els se précipita directement dans la chambre qu’elle avait connue froide, poussiéreuse et sentant la solitude, sans que le garde en faction n’ait l’idée de l’arrêter. C’aurait pourtant dû être ses ordres, mais il avait croisé son regard, et même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas pu le faire.

La porte se referma derrière elle avec un simple claquement et la jeune femme trouva un médecin au chevet de Linden, qui s’apprêtait à quitter les lieux.

« Comment va-t-il ? chuchota-t-elle en s’approchant de lui, le faisant sursauter.

— Il ne va pas bien, mais son état est stable. Pour l’instant, il n’y a rien à craindre. Maintenant, si vous voulez bien, j’ai d’autres patients à aller voir. Au revoir, mademoiselle.

— Attendez ! Est-ce que vous pouvez… »

La porte se referma mais la voix d’Els résonna tout de même.

« ...le guérir ? »

Elle secoua la tête. S’il avait pu, il aurait fait quelque chose, ça ne faisait aucun doute. Elle avait raison. Elle avait raison, c’était de la magie, une malédiction, quelque chose de terrible s’était abattu sur le pays, sa vision avait provoqué une catastrophe. Son cœur battait la chamade, elle tremblait, ses yeux pleuraient encore, comme si les larmes qu’elle avait versées sur l’épaule de Sigrid n’avaient jamais existé. Elle s’approcha du malade, lui prit la main et s’effondra sur les draps, ses yeux s’asséchant au fur et à mesure que le monde autour d’elle reprenait une teinte glaciale qu’elle n’avait plus vue depuis son enfance.

Seule restait, dans sa main, la chaleur de la paume de Linden.

Et même cette chaleur elle pouvait la perdre. Les yeux fermés, elle posa son front sur sa peau, murmurant des mots de réconfort, des mots d’amour. La douleur vint brutalement, traversant son bras, son cœur et tout son corps. La surprise fit qu’elle le lâcha et reprit sa main un instant plus tard, mais quelque chose s’était passé, et elle ne se sentait pas bien. Vraiment pas bien. Sa tête tournait, son cœur battait comme un fou, ses mains ne s’accrochaient à rien, qu’à l’air, et dans un soudain accès de conscience, elle se précipita vers la fenêtre, l’ouvrit, inspira. Expira. Le monde cessa de bouger, son cœur reprit son rythme, sa respiration s’apaisa. Elle ferma la fenêtre, avant de se rendre compte que ses mains étaient rouges. Elle les avait posées sur la neige qui recouvrait le rebord. Le froid la frappa soudainement lorsqu’elle s’en rendit compte et elle se mit à frissonner.

Elle secoua la tête. Ce n’était pas le moment de tomber malade. C’était hors de question. Elle devait sauver Linden, elle devait agir, elle ne pouvait pas s’affaiblir, elle ne pouvait pas s’effondrer. Elle ne laisserait pas Sigrid seule face à cette situation. Oui, Linden et Sigrid comptaient sur elle. Il fallait qu’elle se repose pendant qu’elle le pouvait encore. Qu’elle se lave, qu’elle se change, qu’elle dorme. Elles n’étaient pas les Gémeaux pour rien. Aucun problème ne leur survivrait.

Els prit une grande inspiration. La tension, le stress, l’inquiétude avaient fait leur nid dans son esprit, dans son corps et dans son cœur. Il fallait qu’elle se calme. Et rien de mieux qu’un bon bain chaud pour apaiser son âme.

Cependant, même l’eau brûlante ne réchauffa pas ses mains. La chemise propre, les jupes d’intérieur non plus. Elle enfila une paire de gants, fit allumer un feu, mais elle sentait le givre s’étendre progressivement autour d’elle, invisible mais toujours présent, tapi dans l’ombre, comme une impression persistante, un danger menaçant, un regard dans son dos. Comme si quelque part, la mort la surveillait du coin de l’œil, attendant le bon moment pour la changer en statue de glace.

Quelque part dans son esprit était née l’idée que seule Sigrid et Linden pourraient la protéger, faire reculer le monstre, l’échéance, le destin, ou peu lui importait ce que c’était. Il lui fallait de l’aide, mais la princesse lui avait dit qu’elle la ferait appeler, et Els la connaissait suffisamment bien pour savoir qu’il valait mieux ne pas la déranger, surtout dans ce genre de situation.

Mais le soir tomba sans qu’elle n’ait de nouvelles de Sigrid. L’inquiétude la rongeait, ses récentes déconvenues avec le Roi ne lui permettaient pas de créer un énième scandale, alors, pour se changer les idées, la jeune femme décida de prendre l’air. Elle ne pouvait pas partir trop loin, ni même demander un cheval, s’éloigner du château ne ferait que retarder sa délivrance. Ses pas la menèrent presque naturellement à un petit jardin intérieur, entouré de galeries désertes, qu’elle n’avait jamais vu jusque-là et où la neige tombait à gros flocons.

Quelques bancs se faisaient face au milieu de buissons de daphnés rosés, d’arbustes couverts d’une dizaine de fleurs rouge vif et d’hellébores, le tout sous une tonnelle d’où semblait s’écouler des flots légers d’une blancheur qui contrastait avec la perfection du voile neigeux.

Els tendit la main, frôla les fleurs pâles, leva la tête vers le ciel. Quelque part, dans un autre pays, dans une autre culture, le blanc était la couleur du deuil. Elle l’avait lu quelque part. Il lui semblait comprendre pourquoi, pourquoi ce paysage de silence, cette couleur muette, ce tapis gelé était semblable au départ de ceux qu’on aime, pourquoi ce blanc, que certains trouvaient apaisant, l’effrayait, pourquoi la neige lui donnait désormais envie de pleurer.

C’était évident. La neige recouvrait le monde comme une page blanche ouvrait une nouvelle histoire. Elle effaçait le passé, le noyant sous sa présence, l’ensevelissant au point de le rendre méconnaissable. Comme si elle voulait la forcer à oublier pour continuer à avancer.

Els chassa la neige qui s’était déposée sur les fleurs tombantes et se laissa tomber sur un banc, la tête dans les mains, les yeux fermés. Elle ignora les touches de couleur, le souffle léger du vent, l’obscurité presque complète qui la dissimulait aux regards du monde. Elle ne se concentra que sur cœur, sur son esprit, sur le froid qui régnait désormais partout, auquel, le temps d’un instant, elle s’abandonna. Elle se lova dans le silence, laissant la neige combler ses fissures, cacher ses blessures, son âme endeuillée.

Puis un murmure. Une parole. Au creux de son oreille. On l’appelle. On l’appelle. Encore. Mademoiselle... Mademoiselle.

« Mademoiselle ! »

Sur son épaule, une main chassa la neige, se posant lourdement pour la réveiller, la secouant violemment.

« Mademoiselle ! Vous ne devriez pas être ici ! Rentrez vite, vite ! Partez ! »

La jeune héritière ouvrit les yeux, se tourna vers la personne qui lui avait parlé et ne rencontra que le vide. Elle fronça les sourcils. Non seulement elle était sûre d’avoir entendu une voix, mais en plus elle n’avait pas inventé le poids sur son épaule. Pourtant, lorsqu’elle passa la main dessus, une quantité de neige tomba sur le banc, comme si rien ne s’était jamais posé dessus.

Un fantôme ? Une apparition ? Après tout, on disait bien que l’aile dans laquelle se trouvait sa chambre était hantée, et qu’un esprit habitait le couloir, et puis elle devait bien avouer qu’elle croyait désormais à la magie. Elle ne pouvait plus s’émouvoir d’aussi peu de choses, d’autant plus qu’un fantôme, apparemment, trouvait qu’elle ferait mieux de rentrer au coin du feu au lieu d’essayer de tomber malade en s’endormant dans la neige. Ou peut-être qu’elle empiétait sur son territoire ? Les lois de l’autre monde interdisaient sans doute à deux âmes de hanter un même espace...

Ou alors… Ou alors c’était autre chose. Linden ?

À cette seule pensée, son cœur chavira et Els pressa le pas pour retrouver le chemin de sa chambre, écartant sans ménagement toute personne qui ne lui laissait pas la place de passer. Elle n’y parvint cependant pas, trouvant devant sa porte un messager qui la somma de l’accompagner voir Sigrid, lui répétant qu’il l’avait cherchée partout, que personne ne savait où elle était, et qu’elle aurait au moins pu laisser un mot.

Entraînée par un serviteur qui semblait craindre pour sa vie à cause de son retard, la jeune femme en déduisit que ce n’était pas Linden qui était en danger, mais Sigrid, ou tout du moins sa patience.

« Tu te rends compte ? s’exclama-t-elle en la prenant dans ses bras avec un soupir de soulagement. Je te cherche depuis une heure !

— Je… Je ne comprends pas. Une heure ? J’étais…

— Peu importe, l’interrompit-elle d’un geste de la main, la portant ensuite à son front. Peu importe, il y a plus grave. Je crois que tu as raison. Les médecins ne reconnaissent pas le mal, ils ne savent pas le guérir. C’est à peine s’ils peuvent le contenir pour deux semaines tout au plus, selon leurs estimations. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Je ne sais pas !

— C’est toi la spécialiste en magie, pourtant.

— Ne te moque pas de moi, s’il te plaît, soupira Els en entamant une marche inutile vers un mur. Je n’y comprends rien de plus que toi, très franchement. Si Linden était conscient, je pourrais lui poser la question, mais… Non, il n’y verrait sûrement pas plus clair. Sa famille, sinon ? Ils ont peut-être des remèdes spécifiques, des livres, quelque chose qui pourrait nous aider ?

— En deux semaines, c’est impossible. C’est à peine le temps de faire l’aller-retour, s’ils ne savent rien…

— Mais s’ils savent quelque chose…

— Els... répliqua la princesse avec un regard désapprobateur.

— Sigrid, nous avons une chance de changer les choses. Ce n’est certainement pas parfait, mais c’est mieux que rien.

— Je sais, soupira-t-elle, se pinçant l’arrête du nez du bout des doigts, combattant visiblement des maux de tête conséquents, mais… Tu ne partiras pas toute seule, pas une nouvelle fois. Tu as suffisamment souffert de ton dernier voyage. Laisse-moi un jour pour...

— Je partirai avant que le matin se lève, la coupa froidement Els. Et je n’attendrai personne. Tu as besoin d’un maximum d’alliés autour de toi pour conserver la situation sous contrôle. J’ai déjà fait suffisamment d’erreurs pour arriver jusqu’ici, je dois me prouver que j’ai changé, que j’ai appris quelque chose. Tu peux prévenir les écuries que je partirai avant la nuit. Mais je n’emmènerai personne.

— Et si quelqu’un souhaite t’accompagner ? »

Els ne broncha pas. En se détournant, elle se contenta d’une affirmation qui laissa son amie pétrifiée.

« Ce sera à ses risques et périls. »

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