La Culpabilité du Geôlier

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Le regard réprobateur que Sigrid lui lança n’avait jamais failli. Jamais. Si Els avait été turbulente plus jeune, si elle avait été incontrôlable, sans cesse en mouvements, imprévisible parfois, elle ne lui avait jamais désobéi de manière aussi flagrante. Elle ne lui avait jamais tourné le dos, elle n’avait jamais eu cette froideur.

« Els ! »

Mais cette dernière détourna le regard, l’air soudain épuisée, le regard cerné, les joues creusées, l’inquiétude marquée sur tous les traits de son visage. Ses mains tremblaient, malgré sa main accrochée à son bras, le serrant de toutes ses forces, malgré son poing qui froissait ses jupes…

« Je suis désolée, Sigrid, murmura-t-elle, la voix tremblante. Je ne peux pas l’abandonner, ne serait-ce qu’un jour. S’il meurt à cause de moi… S’il meurt parce que je ne suis pas assez rapide… Parce que j’ai réagi trop tard… Je ne pourrai pas me le pardonner. J’ai déjà condamné le royaume, j’ai échoué, j’aurais dû l’en empêcher… Tout ça c’est ma faute. Même si, par un miracle absurde, je parvenais à tous les sauver, je… »

Elle prit un instant pour avaler sa salive, tandis que la princesse, suffoquée par la tristesse, ne trouvait pas les mots, ne trouvait même plus sa voix. Ce qui permit à Els de s’exprimer aussi clairement qu’elle le voulait, malgré sa gorge serrée au point d’étouffer jusqu’à son cœur.

« Je ne pourrai pas retourner à la Cour, Sigrid. Je ne pourrai pas regarder ta mère dans les yeux et lui dire la vérité. Je ne pourrai pas m’opposer à des décisions injustes, à des erreurs de jugement sans repenser au désastre qu’ont été ces dernières semaines. Je ne suis pas faite pour la politique, Sigrid. Je ne suis même pas une bonne sœur. Je suis prête à t’abandonner, toi et le royaume, pour quelqu’un que j’ai rencontré il y a moins d’un mois. Je suis ridicule. Je suis la risée du monde. Tu ne veux pas que mon nom entache plus longtemps ta réputation, crois-moi. Échec ou pas, je ne reviendrai que pour t’apporter le remède et je disparaîtrai. Définitivement. »

Elle voulut se précipiter vers la porte, dissimuler ses larmes, revenir sur ce qu’elle avait déclaré à l’instant et partir sur le champ. Elle voulut fuir. Elle n’y parvint pas. Une main la retint, un visage fermé, aux sourcils froncés, qui s’imposa à sa vue, qui devint bientôt un poids sur son épaule. Sigrid la serrait dans ses bras de toute sa force, ravalant des sanglots douloureux. Sa respiration saccadée devint celle de sa sœur adoptive et elles finirent toutes deux à couvrir de larmes l’épaule de l’autre, déversant désarroi, chagrin et désespoir dans un chœur dépourvu de grâce mais couronné de sincérité.

Les yeux rouges, les robes froissées, les bras endoloris d’avoir trop serré l’autre contre soi, elles finirent par se décoller, offrant à la princesse l’occasion parfaite pour reprendre la parole.

« Ne dis plus jamais que tu ne reviendras pas, souffla-t-elle sans la lâcher. Ne dis plus jamais que tu n’as pas fait ce qu’il fallait. Personne ne s’est démené plus que toi. C’est mon père qui est en tort. Mon père. Et l’autre imbécile du Sawalla. Pas toi. Surtout pas toi. Et peu m’importe ce que disent les autres, ils ont tort. Tu es mon amie. Je suis fière de toi. Je suis fière de tout ce que tu as fait.

— Je ne mérite pas…

— Tu mérites tout ce que je peux te donner, Els, et plus encore, la coupa-t-elle vivement en secouant la tête et en serrant ses mains dans les siennes. Ne crois pas une seconde que parce que tu es tombée amoureuse, je vais te reléguer aux confins du royaume. Tu as trouvé quelque chose de précieux, d’unique, qui surpasse tout et tu veux te battre pour lui. Il n’y a rien de mal à ça.

— Tu dis ça, renifla la jeune femme, parce que nous intérêts s’alignent.

— Certes, mais je dis ça aussi pour ton propre bien. Tu ne te jettes plus à corps perdu dans le chaos, ou du haut des toits pour le plaisir. Tu le fais pour une bonne raison, pour quelque chose qui te tient à cœur, quelque chose que tu as choisi. Tu te battais pour ta famille et ton pays jusque-là, sans vraiment avoir eu le choix…

— J’ai eu le choix, Sigrid !

— Vraiment ? répliqua la princesse, dont la voix finit par s’élever au point de surprendre son amie. Tu as été quasiment élevée par la famille royale ! Je ne suis pas sûre que ce soit ce qu’on appelle avoir le choix ! »

Els voulut la contredire, lui faire comprendre qu’elle avait tort, qu’il y avait autre chose, autre chose qui dépendait d’elle, mais seule sa mauvaise foi parvint à se faire entendre.

« J’aurais pu partir, marmonna-t-elle néanmoins, tout en se préparant à la réplique de son amie.

— Ah oui ? Où ? Comment ?

— Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi, je crois, fit-elle, très droite, le regard perdu. Ça n’était pas… important. Le pays passait avant tout. Tu passais avant tout. Je ne serais pas partie sans toi. Et tu ne pouvais pas… Tu n’aurais jamais pu…

— Ça n’avait rien à voir avec moi, Els, reprit doucement Sigrid, la rappelant à la réalité. Tu n’y avais simplement jamais réfléchi. Tu étais trop prise avec les affaires du royaume, avec mes affaires, pour t’occuper de toi. C’est comme ça depuis que ta mère est partie. C’est comme ça depuis toujours, en fait. À force de faire passer ta famille avant le reste, tu en as oublié de vivre pour toi-même. Et cette vision, ce rêve n’a pas arrangé les choses. Toute cette pression… Elle t’a fait croire que tu n’avais plus ta place parmi nous puisque tu avais échoué. Mais c’est faux. Ton échec, cet échec ne veut rien dire de ta valeur. Au contraire, il parle de ma mère, de moi, de tous nos conseillers. De tous ceux qui n’ont pas été capables d’empêcher les choses d’en arriver là. On en attendait trop de toi, Els. On t’a demandé la lune, tu as tout fait pour la décrocher. Ça n’était pas en vain. Alors reviens-nous, cette fois-ci, d’accord ? Reviens-moi. Je ne veux plus être séparée de toi, sans nouvelles, sans rien d’autre que mon inquiétude et mes pensées obscures. Je ne veux plus prendre la plume pour annoncer à ton père qu’il ne verra plus jamais sa fille. Je ne veux plus prendre la plume pour célébrer ta mémoire ou écrire ton épitaphe. Reviens. Je ne t’en demanderai plus jamais plus. »

Le regard de Sigrid ne lâcha pas celui d’Els. Celle-ci hocha simplement la tête, la serra contre son cœur et, avant de passer la porte, elle lui sourit.

« Je reviendrai, ma sœur. Attends-moi. »

Quelques heures plus tard, alors qu’elle terminait sa tasse de thé et qu’elle allait se retirer, on annonça à la princesse que l’héritière des Hillisea avait disparu, qu’elle était partie seule, sans escorte, que les gardes chargés de l’enquête demandaient son retour imminent et sa mise en cellule, par simple précaution. Parce que cette disparition ressemblait beaucoup à une fuite. Qu’ils voulaient l’interroger. Leur demande fut refusée sans un instant de réflexion. Ils risquaient de lancer quelqu’un à sa poursuite, lui expliqua-t-on. Ce fut la première fois qu’un conseiller de la cour entendit la princesse lui répondre :

« Qu’ils essayent. »

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