Retour au Bois
La cadence du galop d’Arabesque l’aurait presque rendue somnolante. Elle connaissait sa jument jusqu’au bout des sabots, jusqu’au bout de ses allures. Elle en profitait, car elle n’aurait plus l’occasion de profiter de ses foulées élastiques, de la force avec laquelle elle s’arrachait du sol, de sa légèreté, difficilement comparable avec le poids de Fripouille, qui n’était pas taillé pour de telles courses. C’était la seule raison pour laquelle elle l’avait laissé au château. Enfin, c’était surtout parce qu’elle avait pris la décision que, pour aller plus vite, elle prendrait des chevaux de poste. Elle avait eu le temps de récupérer un peu d’argent au palais, malgré son statut questionnable, de se changer, de récupérer sa carte et de se glisser aux écuries avant que la nuit ne soit complètement tombée. Ce soir, elle dormirait en ville et elle laisserait sa jument au prochain village, où elle prendrait un cheval frais, qu’elle changerait ensuite, jusqu’à arriver à destination. À ce rythme, elle pouvait diminuer le temps nécessaire par deux. Elle multipliait sans doute sa fatigue par bien plus, mais c’était bien le cadet de ses soucis. C’était pour cette raison qu’elle avait insisté pour partir seule. À deux, trouver des chevaux de poste pouvait s’avérer compliqué et demandait que le groupe reste ensemble. Et puis, ses finances n’étaient pas vraiment au beau fixe.
Elle arriva bien après le coucher du soleil, au beau milieu de la nuit, dans l’auberge où ils avaient séjourné à l’aller. Le personnel la reconnut, se souvint qu’ils lui devaient l’arrestation d’une voleuse et la traita correctement, même si elle avait réveillé la moitié de l’établissement et qu’elle demandait à la fois une chambre et un petit déjeuner anticipé. Ils n’osèrent pas lui poser de questions et accédèrent à toutes ses demandes, sans avoir à s’en mordre les doigts. Après tout, elle payait comptant, ils n’avaient rien à craindre.
Elle dormit quelques heures, fut réveillée par l’aubergiste, avala ce qu’on lui servit sans se plaindre, rajouta quelques pièces en guise de dédommagement, récupéra sa jument et se rendit jusqu’au prochain point, où elle changea de cheval et confia à la personne en charge des bêtes son Arabesque avec l’ordre de la renvoyer au château d’Enkidis dès qu’elle serait suffisamment reposée.
Deux jours plus tard, Els faisait irruption, au grand galop, dans un village qu’elle avait quitté récemment. On ne la reconnut pas vraiment, mais lorsqu’elle demanda si les vieux Boisrenart étaient chez eux, on lui indiqua le chemin, sur lequel elle s’engagea sans perdre de temps.
La première chose qu’elle remarqua en apercevant la maison fut l’état déplorable du tilleul, qui semblait rongé par quelque chose. Inconsciemment, elle dirigea sa monture vers l’alter-ego de son aimé et mit pied à terre à côté de son tronc pour mieux observer la malédiction à l’oeuvre. Les feuilles, qui auraient dû être d’un vert tendre, semblaient avoir noirci, comme recouvertes par l’obscurité. Elle avalait pour l’instant seulement les feuilles les plus à l’extrémité des branches, mais il ne faisait aucun doute que lorsqu’il parviendrait à son cœur, il serait trop tard. Els s’en approcha, posa sa main sur son écorce, ferma les yeux. Quelque chose battait, sous l’écorce, elle l’aurait juré. Un cœur ? Sans doute, murmura-t-elle. Sans doute.
Elle s’avança, l’enlaça, prit une grande respiration qui suffit pour ravaler les larmes qui lui montaient aux yeux, voulut s’en retourner vers sa monture et vers la maison, et marcha sur quelque chose qu’elle n’avait pas vu. Immédiatement, une douleur terrible enflamma sa chair, la poussant à faire quelques pas de côté et à prendre appui sur le flanc de sa monture. Son regard s’accrocha avec peine sur une fleur blanche qui la regardait de travers, mais qu’elle ne reconnut pas.
« Mam’zelle ! Mam’zelle… Els ? Ça va ? »
La voix de la vieille femme lui fit lever la tête. Elle prit une grande inspiration, le temps de faire disparaître les dernières reliques de la douleur et de se diriger vers elle.
« Ça a pas l’air d’aller…
— J’ai marché… Sur quelque chose. Je crois. Une fleur blanche...
— Ah ! Faut dire qu’elles courent partout, vos Edelweiss. Pas qu’on est pas heureux de les voir, hein, mais ça d’vient difficile de s’balader dans le coin, avec toutes ces fleurs… »
La jeune femme, éreinté, marqua un temps d’arrêt. La fatigue la rattrapait et ses pensées s’embrouillaient sérieusement. Elle n’était même pas sûre d’avoir correctement entendu la phrase.
« Attendez, commença-t-elle maladroitement. Je ne... comprends pas… ?
— Il vous a pas tout expliqué ?
— Il n’a pas vraiment... eu le temps. Il est malade, il a... perdu connaissance, je suis… J’ai besoin de savoir... tout ce que vous savez sur… sur les remèdes magiques… »
Els ne voyait plus grand-chose autour d’elle, tout était flou, l’image et le son ne concordaient pas tout à fait, elle avait besoin de repos. Son corps avait besoin de repos, son esprit aussi. Ils étaient tous deux comme brisés, comme autant de fragments éparpillés dont elle ne retrouvait ni le sens ni l’origine. Un bras solide se glissa sous son épaule et elles parvinrent tant bien que mal dans la pièce principale, trébuchèrent jusqu’à la chambre et, une fois la nouvelle venue allongée, la mère de Linden marmonna :
« Vraiment, à chaque fois qu’vous v’nez ici, v’z’êtes épuisée, mam’zelle Els. V’devriez vraiment prend’ soin de vous. R’posez-vous un peu, vous nous expliqu’rez quand ça ira mieux.
— Merci… J’ai juste… Besoin de sommeil. Je suis désolée… De ne pas avoir pu… Protéger votre fils… »
Et elle s’endormit comme une souche.
Elle rouvrit les yeux au beau milieu de la nuit et trouva, posée à côté de son lit, une écuelle depuis longtemps froide mais qu’elle dévora sans même y penser. Elle remercia les cieux, sa chance, tous les esprits d’avoir mis sur sa route des gens aussi bons et se rendormit jusqu’au matin, bien consciente qu’elle n’allait pas pouvoir faire grand-chose au beau milieu de la nuit. Et puis, un peu de sommeil en plus lui permettrait de limiter les dégâts. Elle n’avait pas vraiment dormi les nuits précédentes.
Au matin, ce fut la lumière qui la propulsa sur ses pieds, ainsi que la délicate odeur des œufs brouillés et du lard. Les parents de Linden étaient debout, l’un finissait son assiette pendant que l’autre finissait d’en remplir une troisième.
« Ah, v’là not’ belle-fille ! s’exclama la mère en venant la prendre dans ses bras, laissant Els se pétrifier sur place, devenant subitement écarlate.
— Votre… Belle-fille ? Non, non attendez, c’est… On n’est pas mariés, loin de là, on… Il… Il…
— Assieds-toi et mange, au lieu de bégayer. Tu pourras nous raconter après.
— Non, enfin, si, mais j’ai besoin de savoir quelque chose. Est-ce qu’il y a quelque chose qui dit comment soigner les malédictions chez vous ? Est-ce que vous savez où je peux trouver ce genre de choses ?
— Not’médecin doit pouvoir te dire ça, ma p’tiote. Sa famille nous suit depuis des siècles, s’il y a une réponse à ta question, il l’aura. Mais tu as dit que Linden était malade ?
— Ce n’est pas vraiment une maladie, c’est… Plutôt une malédiction. Je n’ai pas réussi à mener ma mission à bien et… Un désastre a eu lieu, tout le monde est malade, je dois trouver un moyen de briser ce sort.
— Et tu es bien sûre que c’est d’la magie ? Pas une maladie ?
— Aucun médecin n’a réussi à nous dire ce que c’était. Et puis, c’était trop soudain, ils se sont tous écroulés au même moment… Ça n’était pas une coïncidence, je vous l’assure. S’il y a un moyen de le soigner...
— Il est fort, not’ Linden. Il se laissera pas abattre. Il guérira. Aussi longtemps qu’ses branches rest’ront vertes…
— Ses feuilles... sont déjà en train de noircir, madame.
— C’est vrai. J’pensais qu’c’était la naissance des Edelweiss qui l’avait rabougri, souvent y a un contrecoup, mais j’l’avais jamais vu comme ça. Baum, tu en penses quoi, toi ?
— Que la p’tiote a raison. Faut voir avec le docteur Bishop.
— Et vite. Montrez-moi le chemin. »
Il se leva avec quelques difficultés, ouvrit la porte et commença à baragouiner des directions, tandis qu’Els hochait la tête, concentrée. Il ajouta quelques indications pour la mener à la poste, puis elle les remercia, récupéra l’animal sur lequel elle était arrivé la veille et le lança à grande allure en direction de l’endroit que l’on venait de lui indiquer.
Mais il avait oublié une chose.
Lui savait à quoi s’attendre, lorsqu’il parlait du docteur.
Els n’en avait pas la moindre idée.
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