Expliquer l'Inexplicable

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La salle des gardes du Château d’Enkidi était bouillonnante d’activité. Les musiciens, les cuisiniers, tout le personnel présent dans la salle de bal avait été rassemblé et emprisonné pour être interrogé, et ceux qui n’étaient pas réquisitionnés pour poser des questions protégeaient les chambres des puissants qui s’étaient effondrés.

Els avait conscience qu’elle était la principale suspecte dans cette affaire. Elle avait des raisons d’en vouloir à beaucoup de gens dans cette pièce. Beaucoup trop. Mais l’homme en face d’elle n’y comprenait pas grand-chose, et à vrai dire, un détail le chiffonnait sérieusement.

« Vous voulez dire, reprit-elle en fronçant les sourcils, que le goûteur s’est effondré en même temps que le reste de la salle ? Pas avant ?

— C’est ça. Normalement, il aurait dû être malade avant eux, puisqu’il goûte toujours quelques minutes avant que les plats soient servis. Il aurait dû s’effondrer avant, mais au moment où nous avons envoyé chercher un médecin, les serviteurs avaient déjà alerté le médecin royal. Et selon eux, tous se sont effondrés en même temps dans la pièce.

— Vous avez demandé à un physicien spécialisé en poisons ?

— Pas encore, soupira-t-il. Quelqu’un est parti en chercher un, mais comme le goûteur était à des lieues de la salle de bal, il paraît peu probable que ce soit une substance qui s’active au contact d’une autre. Et puis, ce sont les mêmes bougies, les mêmes encens, les mêmes parfums que d’habitude qui ont été utilisés. Les cuisines n’ont rien importé de particulier…

— De toute façon, nous avons tous mangé la même chose, je ne vois pas pourquoi… »

Elle repassa le déroulé du banquet dans sa tête, l’arrivée des entrées, des plats… Des plats… Non, ils n’avaient pas tous mangé la même chose, c’était impossible, il y avait trop de choses sur cette table. Personne n’aurait pu manger ne serait-ce qu’une cuillère de tout ça. Mais s’il y avait bien eu quelque chose que tous avaient goûté, ou presque...

« Attendez.

— Tout va bien ? Vous n’allez pas vous effondrer, dîtes, s’inquiéta immédiatement le garde en la voyant pâlir subitement. Mademoiselle ?

— Je… Non, répondit-elle tandis qu’elle réfléchissait à toute vitesse, ses mains assombrissant son visage et dissimulant son regard. Non, ça va. Mais je… Je n’ai pas touché au cerf du Roi, monsieur. Je n’ai pas touché au cerf du Roi, je n’en ai pas mangé. C’est peut-être ça.

— Le cerf ? releva l’autre en fronçant les sourcils. Mais pourquoi vous me parlez de ce cerf ? Et puis on ne sait même pas si c’était du poison…

— La prédiction… La prédiction ? continua-t-elle à mi-voix, les yeux dans le vague. C’était pour ça ? Mais c’est-ce que c’était que ce cerf ? Un animal maudit ? Est-ce que ça existe ? Après tout… Si Linden…

— Mademoiselle Els ?

— Je… Mais… Non, enfin, c’est impossible. Comment… »

Le garde la fixa pendant qu’elle se débattait avec ses hypothèses. Ses lèvres bougeaient en silence, un de ses pieds marquait le rythme de ses pensées, et puis elle soupira, se redressa, plaqua ses mains sur la table et se reprit la tête dans les mains.

« Est-ce qu’un médecin sait ce qu’ils ont ? demanda-t-elle finalement, le regard étrangement brumeux. Est-ce qu’ils peuvent les guérir ?

— Mais enfin, s’agaça-t-il, vous savez que nous avons autant d’informations que vous ! On n’en sait rien, rien du tout !

— Si c’est de la magie...

— De la magie ? Mais qu’est-ce qu’il lui arrive, à celle-là ? Elle est devenue folle ?

— Si c’est de la magie, reprit-elle immédiatement, les yeux fermés et les mains crispées sur ses jupes, on n’arrivera pas à les sauver. Personne… Quoique… Je peux parler à un médecin ? À moins que vous ne connaissiez quelqu’un qui maîtrise la magie ? Ou un livre ? Ou...

— Calmez-vous, mademoiselle ! s’exclama le garde en se pinçant l’arrête du nez. Commencez par laisser la garde et les médecins faire leur travail, je vous rappelle que vous êtes franchement suspecte dans cette histoire.

— Et moi, répliqua-t-elle avec une moue désapprobatrice et un regard de jugement, je vous dis que je n’y suis pour rien et que rien de tout ça n’a de sens si c’est moi qui l’ai planifié. »

L’homme haussa les épaules et fit claquer sa langue. Peu lui importait. Elle devait trouver un moyen de le sauver. De comprendre ce qu’il s’était passé. Comprendre le problème, le résoudre. C’était aussi simple que ça. Ça n’était pas si compliqué. Pas si compliqué. Ça ne pouvait pas être plus compliqué. Même si c’était de la magie, ça ne pouvait pas… Non…

« Je suis peut-être folle, en fait, finit-elle par mumurer. Non, c’est sûr… Je…

— Mademoiselle Els ! Mademoiselle, la princesse… La princesse Sigrid vient d’arriver, elle… »

Le cœur de la jeune femme bondit dans sa poitrine. Sigrid ! Elle avait complètement oublié qu’elle n’était plus loin, qu’elle devait arriver dans la journée, qu’on l’en avait informée et que la joie lui avait donné envie de pousser Linden jusque sur la piste de danse. S’il y avait une solution, Sigrid l’aurait. Sigrid la sauverait, sauverait Linden, sauverait tout le monde.

« Dites-lui que j’arrive, aboya-t-elle en se levant d’un bond, le dos tourné à l’assemblée.

— Mais…

— Vous vous opposez à un ordre de votre princesse héritière ? Dans cette situation ?

— Mais… »

Et Els s’engouffra dans le couloir, faisant claquer la porte sur son passage. Elle portait encore ses jupes de bal, ses talons, ses gants, elle courait pourtant, derrière le messager qui s’était également mis à courir en la voyant le suivre. Il la conduisit dans une des chambres qui était en train d’être préparées pour la princesse, et alors qu’il prenait le temps de toquer, la jeune héritière le bouscula et ouvrit la porte.

« Sigrid ! »

Dans la chambre, assise sur le lit, des femmes de chambre détachant ses cheveux blonds de sa coiffure de voyage, une pile de vêtements sales par terre et une robe fraîche sur les épaules, la jeune femme aux yeux cernés renvoya tout le monde d’un geste tandis qu’elle dévisageait sa suivante.

« Els ? Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Tu as les yeux rouges… Qu’est-ce qu’il se passe ici ? J’ai conscience que la situation est loin d’être favorable, mais ce château est un champ de bataille !

— Il s’est passé quelque chose d’étrange, commença-t-elle, les mains tremblantes. De très étrange, en fait. Au banquet… Non, tu ne dois pas savoir qu’il y avait un banquet. Hier… Non, encore avant… Je… Je suis désolée, je ne sais pas ce que tu sais, ce que tu ignores… Mes lettres... »

En voyant sa confidente tremblante, essuyant des larmes d’un revers de la main, le visage déformé par le désespoir, le cœur de la princesse se serra. Elle avait conscience d’être en partie responsable de la situation, des larmes de son amie. Elle lui avait donné son accord. Elle ignorait encore ce qu’il s’était passé, mais visiblement, quelque chose l’avait bouleversée, et cela ne lui plaisait pas du tout.

Sigrid ouvrit les bras et laissa Els déverser la tension des jours précédents sur son épaule, tout en lui murmurant des mots d’apaisement.

Au bout de quelques minutes, la jeune femme se calma et son amie lui expliqua que Jorgen lui avait déjà fait le récit de ce qu’il s’était passé dans le Bois des Sylphes jusqu’à leur séparation, et qu’elle n’avait qu’à commencer par là. Alors, la jeune héritière raconta tout à son amie. Comment elle avait traversé le blizzard, rencontré Linden, leur arrivée au château, ce qu’ils y avaient vu, ce qu’ils y avaient fait, les évènements des derniers jours, puis ceux des dernières heures. Sigrid ne l’interrompit pas. Elle se contenta de la regarder, de hocher la tête, de froncer les sourcils. Elle se leva, se rassit, revint vers sa suivante, laissa claquer plusieurs fois sa langue ou prenant sa main dans la sienne pour apaiser sa colère.

Et lorsqu’Els eut fini de parler, elle soupira, secoua la tête et la prit dans ses bras.

« Ce que cette gouvernante a dit, commença-t-elle en lui ébouriffant les cheveux, c’est vrai. Je t’en ai trop demandé. Je savais que tu ferais ce qu’il fallait, et j’ai cru que ça suffirait. Tu es allée encore plus loin pour moi, et je t’en suis reconnaissante, Els. Même si ça n’a pas marché. C’est comme ça. Si tu n’as rien pu faire, je doute que quiconque y soit parvenu. C’est à Mère et moi de prendre le relais, sur le plan politique. Nous trouverons bien un moyen de mettre fin à tout ça, crois-moi.

— Même si c’est de la magie ?

— Je me charge de cette histoire, oui. Tu n’as pas à craindre pour toi. Pour les malades, par contre… L’empoisonnement de trois chefs d’Etat sur notre territoire n’est pas tolérable. J’en informerai la Reine. Je te crois, et la possibilité existe mais j’ignore comment traiter la chose, d’autant plus que si les médecins ne trouvent rien, si aucun remède ne fonctionne, on ne pourra pas simplement déclarer que c’est un mal magique et incurable...

— Pas incurable, la coupa Els, le regard fixe. Il doit y avoir un remède.

— Els, de la magie ! s’exclama la jeune princesse en secouant la tête. Jusque-là, j’aurais juré que les mages n’existaient pas, que les prophéties et les… les… je ne sais même pas comment appeler ça, ça n’existait pas, et très franchement, si je n’étais pas ton amie, j’hésiterais à y croire. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce genre de choses arrive-t-il à un moment où nous n’avons pas du tout les armes pour y faire face ? »

Le silence retomba dans la pièce, tandis que toutes deux elles se plongeaient dans leurs pensées pour trouver une réponse à cette question. Si les Dieux les mettaient à l’épreuve, elles devaient bien avoir un moyen de s’en sortir ? Ou bien avaient-elles raté leur chance lorsque la prophétie s’était réalisée ? Els ne voulait pas y croire. Mais elle ne voyait qu’une solution, et elle ne l’aidait pas beaucoup.

« Peut-être, suggéra-t-elle à mi-voix, que nous les avons et que nous ne le savons simplement pas ?

— On le saurait si on avait découvert l’existence de la magie ! fit Sigrid en levant les yeux au ciel, avant de reprendre dans un souffle : Du moins je l’espère. Mes parents ne m’auraient quand-même pas caché ça ? Enfin, quoi qu’il en soit, nous ne pouvons rien faire sans le verdict des médecins. En attendant, va te reposer, te changer, et si je ne t’ai pas envoyée chercher d’ici-là, reviens ici. Nous avons d’autres discussions qui nous attendent. »

Elle lui fit un signe de la main, et au moment où son amie épuisée passait la porte de la chambre, la vit se retourner vers elle et lui adresser un regard suppliant qu’il lui semblait ne pas avoir vu depuis le jour où elle était venue la trouver dans la bibliothèque pour lui demander de lui expliquer comment apprendre. Et puis elle la vit ouvrir la bouche pour s’excuser.

« Sigrid… Je… dois aller voir Linden. S’il lui arrive quoi que ce soit… Je suis désolée. Je reviendrai après. Promis. Mais…

— J’avais bien compris, Els. Va le voir. Je n’ai aucune raison de t’en empêcher et je n’y comptais de toute façon pas. Mais repose-toi. Il n’a pas l’air d’être du genre à attendre que tu tombes malade de chagrin pour lui, alors fais attention à toi. »

Elle la vit lui sourire, acquiescer et sortir de la pièce dans un presque silence. La porte se referma, ses femmes de chambre voulurent entrer, mais elle les renvoya immédiatement d’un geste. Elle ne voulait pas être dérangée. Elle ne voulait que l’on la voit perdre le contrôle de ses émotions. Elle s’était retenue devant Els, pour ne pas la fragiliser, mais…

C’était trop. Beaucoup trop. Pour elle, pour sa mère, pour le royaume… Les inquiétudes d’Els avant son départ étaient fondées, et maintenant, son monde semblait sur le point de se briser.

Elle laissa les larmes lui échapper quelques instants, et lorsqu’elle rappela ses aides, ce fut comme si rien ne s’était passé.

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