Le Médecin de la Chaumière aux Oiseaux (2/2)
Lorsqu’elle eut fini, elle garda les yeux baissés, peu rassurée à l’idée de croiser le regard du savant. Après tout, lui seul pouvait lui dire s’il y avait ou non un remède à cette affliction. Et si son rêve n’avait été que pure folie, invention de l’esprit, ou autre… incident qu’elle ne s’expliquait pas… Et auquel elle préférait ne pas trop réfléchir. Elle n’était pas sûre de vouloir raisonner sur le sujet, tout comme sur celui de sa nature actuelle, à laquelle elle préférait ne pas penser. Elle ne se faisait pas à l’idée d’être aussi une plante, comme si celle d’être voyante était plus agréable. Ou du moins y voyait-elle quelque chose de plus honorable… Enfin, ça ne lui disait pas ce que cet homme étrange pensait de ce qu’elle venait de lui raconter. Elle n’avait pas de temps à perdre, aussi releva-t-elle les yeux, prête à être prise pour une folle.
Sauf qu’il n’était plus en face d’elle. En fait, il était bien loin, en train de farfouiller dans ses placards, de sortir des dossiers, de touiller des projets tout en compulsant activement une liasse de documents visiblement désorganisée. Un instant, Els voulut l’interpeller, mais se ravisa en songeant qu’il préparait peut-être une mixture qui les sauverait tous. Jusqu’à ce qu’au bout de cinq minutes d’un silence relatif, elle le voit verser le contenu dans une théière ou du moins un récipient qui y ressemblait de loin, s’en servir un verre et l’avaler. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle se permit de l’interpeller.
« Excusez-moi ?
— Oui ?
— Vous… Pouvez m’aider ? »
Il la regarda, secoua la tête, détourna le regard. Dans un froissement de papiers, il donna l’air d’étudier la question, feuilletant, marmonnant, réfléchissant à mi-voix. Puis il releva la tête, se gratta la nuque du bout d’un crayon, vérifia le contenu d’une fiole, traversa la pièce plié en deux, sa blouse blanche flottant presque à l’horizontal derrière lui. Il estima une feuille, regarda un document, souleva un bol, en sortit un autre, qu’il parcourut des yeux, avant de reprendre ses marmonnements, cette fois accompagnés de mouvements des mains, des bras, de la tête. Puis il se tut, se retourna vers Els, avant d’ouvrir la bouche, de la refermer, de réfléchir à nouveau puis de se rapprocher.
« Je pourrais, reprit-il finalement de manière intelligible, si j’avais les ingrédients, mais c’est très, très difficile de trouver de la Sauge aux Esprits et de l’Aubépine des Miracles dans les environs. Le seul endroit qui peut en avoir, c’est le palais royal, et encore, j’ignore si c’est dans les quantités qu’il vous faut, parce que pour réveiller toute votre salle de bal…
— Mais vous pourriez… ?
— Oh, oui, oui, je pourrais, je pourrais, du moins si la recette de mon arrière-arrière-arrière-grand-père et les quelques modifications…
— Dites-moi juste si ça va marcher, le coupa-t-elle vivement, espérant qu’il ne voyait pas le doute s’insinuer dans son esprit. »
Il prit un instant pour répondre, hocha la tête de côté, voulut prendre des notes sur un coin de la table, s’affola à la recherche de son crayon, qu’il retrouva sur la table, gratta quelques mots, hocha à nouveau la tête et finit par lui répondre.
« Je pense, oui. »
Els le dévisagea un instant.
« Mais... Vous n’êtes pas sûr ?
— Comprenez-bien, la reprit-il, qu’on n’a pas ce genre de cas tous les jours, encore moins plusieurs fois par génération, madame l’Edelweiss…
— Els.
— Pardon ?
— Appelez-moi Els.
— Peu importe, reprit-il, chassant l’interruption d’un geste de la main. Ça revient au même. Donc, c’est un cas extrêmement rare, unique d’ailleurs. Une malédiction dans ce genre n’a pas été observée depuis plusieurs générations et n’a jamais touché autant de gens, encore moins des Sylphes et des êtres humains en même temps. Pour retrouver un cas semblable, il faudrait remonter à des temps quasi immémoriaux et on ne pourrait même pas être sûr de ce qu’il s’est vraiment passé. Alors non, madame Els, je n’en suis pas sûr. Mais je vais essayer. Je n’ai pas l’habitude d’échouer, si ça peut vous rassurer. Mais c’est un cas difficile. »
Elle hocha la tête. Encore une fois, elle s’était montrée indélicate et, encore une fois, quelqu’un avait été suffisamment gentil pour lui expliquer en détails la situation et la rassurer. Il lui fallait se montrer à la hauteur de sa gentillesse.
« Je comprends parfaitement, docteur Bishop. Je vais vous faire confiance. Répétez-moi le nom des plantes dont vous avez besoin, la quantité, je vous la rapporterai.
— Vous savez où en trouver ?
— Vous avez suggéré le palais royal.
— C’est vrai mais…
— Je suis la sœur de cœur de la Princesse Sigrid. Je peux passer les gardes. »
Il hocha la tête.
« Ça peut marcher. Si vous n’avez pas peur des longues chevauchées.
— Aucun risque. Faites-moi un papier, écrivez-moi ce dont vous avez besoin et vous l’aurez avant la fin de la semaine.
— Ne vous tuez pas à la tâche, madame. »
Le regard qu’il lui lança lui précisa qu’il savait parfaitement qu’elle avait déjà commencé et qu’elle comptait bien continuer sur cette voie, quoi qu’il en dise. Et comme si la même idée venait de lui traverser l’esprit, il la quitta momentanément et revint avec une fiole pleine d’un liquide repoussant qu’Els ne prit même pas le temps d’inspecter, trop bien informée que les remèdes les plus affreux étaient aussi les plus efficaces. Il l’ajouta à sa liste d’ingrédients et les plaça sur la table la plus proche.
« Prenez ça. Buvez-le quand vous serez trop fatiguée pour continuer. C’est meilleur chaud.
— Merci docteur Bishop.
— Ne me remerciez pas tout de suite, fit-il avec un geste de la main en arpentant l’espace entre la table et les plantes qui pendaient du plafond. Je n’ai qu’une idée approximative de l’efficacité de ce que je… »
Elle l’interrompit en lui posant une main sur l’épaule, le faisant sursauter et s’immobiliser, se retournant brutalement vers elle. Mais elle se contenta de lui sourire et de le rassurer.
« Je vous remercie parce que vous voulez bien essayer, docteur. Merci de votre aide. Merci de ne pas m’avoir fermé la porte au nez et de ne pas m’avoir dit que j’étais folle. »
Il lui rendit son sourire et repoussa à nouveau ses compliments.
« Ce n’est rien, madame. Ma famille est au service de la vôtre depuis si longtemps…
— Techniquement...
— Vous êtes devenue une Sylphe, madame Els. Vous avez une nouvelle famille. Une famille incroyable, si vous voulez mon avis. Alors ne la faites pas attendre. J’irai moi-même surveiller la situation chez Baum et Églantine, je ferai ce que je pourrai pour ralentir la malédiction, ou quoi que ce soit. Alors n’ayez crainte et allez-y. Revenez dès que vous le pouvez et vous pourrez repartir avec votre remède. »
Ils échangèrent un hochement de tête et une poignée de mains.
« Je vous fais confiance, docteur.
— Appelez-moi Wilfred.
— À bientôt, Wilfred.
— À bientôt, madame Els. Et faites attention à vous ! »
La main en l’air dans un geste d’adieu muet, elle avait déjà franchi le pas de la porte, s’était remise en selle et partait d’un bon trot, tandis qu’un vol d’oiseaux colorés l’accompagnait sur le chemin qui menait à sa prochaine destination.
Annotations
Versions