La Faiblesse des Voyageurs (1/2)

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Elle galopa longtemps, pendant ce qui lui parut être des jours. Chaque coup de sabot, chaque cheval épuisé qu’elle devait laisser derrière elle à chaque relais de poste faisait battre son cœur un peu plus vite. Elle craignait, encore plus que lorsqu’elle était partie, d’arriver trop tard. Aussi ne se ménageait-elle pas. Elle enchaînait, elle passait d’une monture à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un espace à l’autre sans un regard pour son environnement. Ce qui à l’allé avait été sujet à découvertes, observations, réflexions, projets fut oublié, purement et simplement, mélangé dans les vagues traces de couleurs, de vulgaires coups de pinceau trop larges, trop unis, trop indéfinissables pour véritablement donner un monde à voir.

Coups de cœur et battements de sabots, voilà ce qu’elle était devenue. De temps à autre, sans vraiment s’en rendre compte, elle mangeait, buvait, dormait, quelques heures, quelques minutes, se levait et repartait. Son cœur s’arrêtait, repartait. Sa tête résonnait du claquement régulier de l’allure à trois temps, dans un vide qui éteignait son regard et rendait inexpressif son visage. Sa poitrine semblait ne pas se soulever, son corps ne pas lui appartenir. Elle était cavalière, elle était effort et au creux de sa poitrine brûlait l’espoir qu’elle n’osait pas afficher, qu’elle protégeait de toute son âme mais qui ne devait pas s’échapper.

Ce fut d’autant plus difficile lorsqu’elle arriva en vue du château de Northcliff, légèrement excentré par rapport à sa capitale. Éreintée, tenant sur sa selle par un miracle qu’elle ne s’expliquait pas, n’ayant dormi qu’une dizaine d’heures ces trois derniers jours, Els prit une grande inspiration et se jura de passer la porte de l’herboristerie avant le lendemain. Son corps protesta, ses hanches, son dos, ses jambes, tout lui hurla que c’était une mauvaise idée, la pire qu’elle ait eu depuis son départ, depuis bien longtemps en fait. Sa monture était du même avis, elle ne comptait pas mourir ce soir.

Le soleil déclinait depuis longtemps lorsqu’elle en confia les rênes à la garde, qui la laissa passer d’un simple regard à sa broche et à l’insigne de la Princesse, tentant de la retenir sur ordre royal, en vain. Droite dans ses bottes, dans sa tenue sobre, largement trouée, tâchée, brunie et puante, la jeune femme franchit le portail du domaine royal et se dirigea d’un bon pas vers le bâtiment qu’elle savait abriter les appartements et les ateliers des botanistes, des médecins, des herboristes et des apothicaires royaux. Peu nombreux, ils la connaissaient bien, l’ayant plus souvent soignée que n’importe qui au palais, aussi Els présageait que son apparence ne pouvait pas les surprendre davantage que la fameuse fois où elle était tombée du toit.

Cependant, le bâtiment se trouva être vide à son arrivée. Personne ne rôdait dans les couloirs, personne ne gardait les portes. Personne ne l’empêcha d’entrer, personne ne l’interpella, personne ne voulut lui offrir son bras tandis qu’elle sentait ses jambes vaciller. Il lui sembla reconnaître une porte, dans un couloir parallèle. Elle hocha la tête. Après tout, elle n’avait rien à perdre. Même sa dignité se trouvait largement entamée par son périple.

Lentement, s’aidant du mur, elle parvint à la porte qu’elle croyait, si ses souvenirs étaient exacts, appartenir à une apothicaire. Elle frappa, d’abord simplement, sur le bois, puis voyant qu’on ne lui ouvrait pas, elle se mit à frapper plus fort, encore et encore, au point de tambouriner, avec l’énergie du désespoir, prête à beugler pour qu’on l’entende et qu’on finisse, si ce n’était par lui ouvrir, au moins par la remarquer.

Ce ne fut pas nécessaire.

« Mademoiselle Els, laissez cette porte tranquille, je vous prie.

— Beatrix ! »

Immédiatement, la jeune héritière se retourna et faillit se jeter dans les bras de sa sauveuse, qui lui lança un regard hautement désapprobateur.

« Non seulement vous êtes dans un état qui justifierait votre internement dans n’importe quel sanatorium du pays, mais en plus vous rentrez seule, vous ignorez l’appel de la Reine et vous faites un tapage à réveiller les morts dans le bâtiment où se reposent les médecins et leurs patients. Je ne sais pas ce qui vous est arrivé pendant votre mission, mais vous avez changé, mademoiselle.

— J’ai besoin de votre aide, Beatrix.

— Comme toujours, mademoiselle. Que suis-je donc censée faire pour vous cette fois-ci ? »

Els eut un soupir de soulagement. Après ça, elle n’aurait plus qu’à repartir vers le bois des Sylphes, laisser le docteur préparer son remède et l’emporter auprès de Linden. Rien de plus simple. Mais il fallait faire vite.

« Connaissez-vous la situation au château d’Enkidi ?

— En tant qu’apothicaire, oui, de toute évidence.

— Parfait. Dans ce cas, j’ai besoin de… »

Le monde se voila devant ses yeux, tandis qu’elle luttait pour rester éveillée, pour que son corps se tienne, qu’il ne s’effondre pas, qu’il ne bascule pas…

« Mademoiselle ? Mademoiselle ? Bons Dieux mais enfin, comment a-t-elle pu se mettre dans un tel état ? Comment tient-elle debout ? Elle a encore maigri ! Mademoiselle ! Qu’est-ce que... »

La voix de l’apothicaire ne parvint plus à ses oreilles. Elle comprit qu’elle allait perdre connaissance. Et puis ce fut l’obscurité.

Le lendemain, dans l’après-midi, les médecins constatèrent que le bras droit de leur princesse avait repris connaissance. Ils la trouvèrent errant du côté du couloir des apothicaires, mais ils ne l’écoutèrent pas tenter de les convaincre qu’il fallait qu’elle trouve une plante magique capable de sauver un homme-arbre (et les souverains du continent) et qu’elle retourne au château pour lever une malédiction dont elle était responsable. Et puisqu’elle récidivait, ils résolurent de l’attacher au lit et de prévenir Sa Majesté la Reine qu’elle était probablement devenue folle, mais qu’ils en prenaient le plus grand soin.

La pauvre souveraine, déjà dépassée par les doléances, la politique extérieure et la gestion interne du Royaume, abandonna ses conseillers et sa paperasse au moment où elle reçut l’information et se pressa au chevet de celle qu’elle considérait comme sa fille adoptive. Elle n’avait pas vraiment meilleure mine qu’elle, mais au moins elle était consciente et suivie de près par une équipe médicale dévouée. Même si ç’aurait pu être le cas d’Els, avec ses multiples frasques et excursions forcées auprès des différents docteurs, son suivi avait plus d’un mois de retard et il s’était passé quantité de choses entre temps.

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