Les soirs d'été
Les soirs d’été où il fait encore jour jusqu’à neuf heures, lorsque l’on ferme les volets mais que le soleil continue à pointer entre les interstices en de longues lignes lumineuses, ces soirs-là entraînent toujours une vague de mélancolie au fond de mon cœur.
Dans l’air règne un petit quelque chose du passé, un petit quelque chose d’intangible, dont je ressens pourtant clairement la présence, et des souvenirs que je croyais enterrés ressurgissent dans ma mémoire. Des anecdotes qui peuvent paraître dérisoires mais remplies de charme.
Je me rappelle de la façon dont, petite, je montais les escaliers pour atteindre le premier étage, sur la pointe des pieds afin de ne pas faire craquer le bois. Je m’amusais à faire sursauter mon père qui travaillait à son bureau, tournant le dos à la porte, l’esprit happé par ses papiers auxquels je ne comprenais rien. J’étais toujours très fière quand je parvenais à le surprendre. Je me mettais à rire, couchée sur le tapis. Lui se tournait vers moi pour me regarder rire. Il ne me grondait jamais, pas le moindre soupçon d’agacement ne se lisait sur son visage. Il se contentait d’écouter ce son saccadé qui sortait de ma gorge avec la plus grande attention, comme si c’était le son le plus précieux du monde.
Oui, peut-être qu’il considérait le rire comme quelque chose de rare ? Car, lui, je ne l’entendais jamais rire.
Dans mon enfance, les soirs d’été, nous les passions souvent ensemble, mon père, ma mère, mon frère et moi. Nous regardions les couchers de soleil depuis la terrasse pendant que maman nous racontait des histoires. Elles étaient souvent courtes mais parfois si longues qu’il lui fallait plus d’une heure pour en venir à bout. Elle nous les racontait comme ça, sans l’appui d’un livre ni d'une feuille de papier, sans rien d’autre que sa voix, ses gestes et son expression, et elle arrivait à nous tenir attentifs, mon frère et moi, pendant tout son récit. C’était une façon de nous hypnotiser : nous entrions dans son histoire et nous prenions la place des héros. Parfois, c'était des contes traditionnels qu’elle revisitait à sa manière. D'autres fois, c'était des histoires complétement inédites et originales qui se passaient dans des mondes très différents du nôtre. Je me demandais toujours si elle inventait celles-ci elle-même. Cela me paraissait impossible que quelqu’un ait assez d’imagination pour concevoir un monde entier sans l’aide de la moindre source d’inspiration. J’en venais à me demander si toutes ces histoires, ma mère ne les avait pas vécues d’une façon ou d’une autre, tant elles étaient précises et riches en détails. J’aimais m’imaginer qu'elle venait d’un autre monde, que c’était une fée ou une autre créature enchanteresse... Je me sentais tout de suite un peu plus exceptionnelle moi aussi. J’entrais dans de longs rêves ou ma mère et moi accomplissions des miracles dans des univers fantastiques.
Je n’ai gardé que de vagues souvenirs de tous ces soirs où maman nous parlait jusqu’à ce qu’il fasse nuit, les yeux pétillants d’une étincelle étrange. Je me souviens des couleurs orangées sur le visage de mon frère, du froid qui se levait doucement à mesure que la voix de maman s’asséchait et du mélange d’odeur de l’herbe et des fleurs qui flottait dans l’air. Dans ces moments, mon père restait toujours en retrait, appuyé dans l’ombre contre la façade de la maison où nous oubliions vite sa présence. Il nous observait avec ses yeux clairs, son regard toujours aussi intense et pénétrant mais c’était surtout maman qu’il contemplait, plus que ses deux enfants. Il semblait tout aussi fasciné par elle que nous étions émerveillés mais d’une façon différente, plus discrète, plus intime.
Les histoires, je n’ai pas eu la mémoire suffisante pour les retenir. J’aurais voulu les noter quelque part mais n’avoir que le texte sans les expressions ou la voix de maman pour le lire, cela aurait été comme regarder un film sans couleurs, ni son. Une part de la magie se serait envolée et cela ne m’aurait que rendue triste, de relire ces histoires par moi-même après tant d’années. Il y a des choses qui ne peuvent vivre que dans le passé, je le sais bien. Peut-être était-ce pour cela que je ne pouvais pas me souvenir de ces histoires, peut-être était-ce un choix inconscient de ma part.
Maintenant, les soirées d’été, je n’ai plus le goût de les passer avec ma famille. Je préfère m’enfermer dans ma chambre, fermer les volets et profiter de la drôle de lumière grise qui envahit la pièce. Une lumière où l’on distingue tout mais qui est assez sombre pour me permettre de rêvasser sans que mon attention soit retenue par ce que je vois. Souvent, je mets de la musique au volume minimum dans mes écouteurs et je laisse les chansons défiler sans vraiment écouter les paroles. C’est juste une manière d’éviter d’être confrontée au silence. Le silence m’oppresse et bloque mes pensées tandis que la musique les rend fluides. Elles semblent s’écouler comme une cascade en suivant la mélodie et cela me donne l’illusion qu’elles sont harmonieuses.
Demain, il y a l’école. En soi, cela ne me dérange pas, je ne déteste pas travailler. C’est juste le lieu qui m’effraye un peu, à cause de tous les enfants qui y vont en même temps et de tout ce qui peut se passer quand on mélange des êtres humains si différents ainsi, même très jeunes. Je ne peux pas me sentir bien à l’école, je m’y sens comme un chat qui regarde manœuvrer une voiture en se demandant si elle va fondre sur lui ou partir dans l’autre direction. Je ne me sens jamais à l’abri des coups bas, des regards et des chuchotements. Même si je n’ai jamais vraiment eu de problèmes là-bas.
En ce moment, je peux même dire que l’école se passe bien. Depuis lundi, la semaine se passe comme dans un rêve : je ne reçois que des bonnes notes, les cours se déroulent tranquillement et les élèves sont gentils. Je devrais être rassurée mais toutes ces bonnes nouvelles n’alimentent que plus mes appréhensions pour la semaine prochaine. Je me dis que la chance ne va pas durer, que la pluie finira par revenir et que plus mon bonheur dure, plus le malheur devra s’éterniser pour le purger. Toute cette chance est de mauvais augure.
Mon père frappe à ma porte. Je ne l’ai pas entendu descendre. Il entre dans ma chambre et croit d’abord que je dors. Je songe à faire semblant mais je sais qu’il remarquerait la supercherie. Mon portable, mes écouteurs, ne lui échappent pas. Un jour, j’avais dû lui promettre de ne jamais m’endormir avec de la musique dans les oreilles. Il m’avait expliqué que c’était très dangereux. Que je pourrais me réveiller assourdie le lendemain. Je crois qu’il avait exagéré pour m’effrayer. À l’école, en philo, la maîtresse nous avait dit que les parents se servaient souvent de la peur pour se faire obéir de leurs enfants. Depuis je n’arrivais plus à regarder mon père de la même façon, car je me rappelais sans cesse des histoires étranges qu'il m'avait racontées pour me dissuader de faire telle ou telle chose. Alors je me mettais à analyser chacune de ses paroles comme s’il cherchait sans cesse à me tromper.
- Tu sais que c’est la pleine lune, ce soir ? Me demande-t-il de sa voix calme.
Il chuchote toujours la nuit, comme s’il y avait quelqu’un pour risquer de nous entendre.
- Non, je ne l’avais pas remarqué.
Et pour être honnête, je m'en fiche.
- La nuit sera claire, tu ferais mieux de tirer tes rideaux.
Mon père ne peut pas dormir sans être plongé dans la pénombre la plus totale. Il croit que je suis comme lui.
- D’accord, je le ferai, répondis-je en sachant déjà que je mens.
Il acquiesce et se penche vers moi pour me dire bonne nuit. Il me serre dans ses bras l’espace d’un instant. J’ai à peine le temps de sentir son étreinte qu’il se redresse déjà et s’en va. Jamais il ne m’enlace plus fort et jamais autrement que pour me dire bonjour ou bonne nuit. Jamais.
J’aurais bien envie qu’il reste pour lui parler un peu. Souvent, quand je rentre à la maison après une longue journée d’école qui s’est passée aussi bien qu’aujourd’hui, j’ai envie d’en parler à mon père pour lui montrer qu’il n’a pas à s’inquiéter pour moi. Je ne me retiens toujours qu’à la dernière seconde. Peut-être parce que j’ai peur de l’ennuyer avec mes histoires d’étudiante ou peut-être parce que je ne sais pas comment il réagirait.
Par exemple, j’aimerais beaucoup lui parler des quelques copains avec qui je suis en ce moment. À la cantine, on rigole beaucoup ensemble. Il y en a un qui raconte tout le temps des blagues et à chaque fois, je me mets à rire. Même quand elles ne sont pas drôles.
J’aimerais aussi lui parler de ce sentiment que j’ai malgré moi depuis lundi, depuis que tout va bien. Ce sentiment un peu confus qui ressemble à de la joie, mais qui est un peu triste aussi. J’aimerais pouvoir lui décrire clairement comme ça me fait du bien de me sentir intégrée dans un groupe depuis que je suis avec ces copains qui n’oublient jamais que je suis là, qui me parlent et qui semblent m’apprécier. Lui décrire comme on se sent bien quand on sait qu’on compte vraiment pour quelqu’un.
Mais tout ça, je ne peux pas le dire car je sais que dans l’esprit de mon père, cela va de soi que je suis intégrée à l’école, que j’ai des amis et que je suis quelqu’un d’aimé. C’est ce que je m’efforce de lui faire croire et je ne veux pas qu’il se rende compte que c’est plus compliqué pour moi que ce que cela en a l’air. J’essaye de lui faire croire que mon adolescence va comme sur des roulettes. Et les prises de conscience, les crises ou les problèmes que je rencontre, je les garde pour moi.
Je ne veux pas le mêler à tout ça. Il a dû oublier ce que c’était d’être jeune en vieillissant, en passant de désillusion en deuil. Et je ne veux pas le forcer à se replonger dans le passé, non, surtout pas. J’estime qu’il est trop adulte pour devoir encore se soucier des problèmes des jeunes qu’il ne comprend plus. Son travail est trop important et il y a aussi sa peine, la peine qui occupe tout la place dans son cœur. Il a toujours tendance à s’inquiéter pour moi dès que je laisse paraître le moindre signe de chagrin sur mon visage et c’est un maître pour déchiffrer les émotions même les plus refoulées alors je dois faire très attention à tout camoufler.
Je suis comme une forteresse avec lui et quand j’ai vraiment besoin de parler, je m’enferme dans ma chambre comme ce soir pour ruminer le passé. L’ironie, c’est que c'est de lui que j’ai appris cette technique. Lui qui se retire dans son bureau pour « travailler » dès que sa vue se brouille ou qu’il devient trop pâle. Je ne l’entends jamais pleurer comme je ne l’ai jamais entendu s’énerver ou hausser le ton de toute sa vie. Je sais que lui aussi, c’est une forteresse.
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