Prologue: M comme misérable
« Superficiel : Se dit de quelqu’un qui n’est ni profond ni essentiel. C’est peut-être bien ce que je suis. Ce que j’aimerais être de toutes mes forces. Ce mot est la seule chose à laquelle il m’est encore permis de m’accrocher. J’en ferai mon espoir, ma lumière, mon reflet. Parole du prince céleste de la cité d’Ehraxis. » - Sa Divinité Acrux Alwalz
— Maman ! Non, je t’en supplie, ne tombe pas !
Il était là, du haut de ses neuf ans, à tendre la main dans le vide qui se dévoilait à ses prunelles écarquillées par la frayeur. Elle allait tomber, il n’y avait aucun doute possible.
Tomber, oui. Et ne plus jamais revenir.
Non ! Le garçon cria de désespoir, étirant son bras de quelques centimètres de plus. Ses pieds dérapaient sur les écailles du dragon qu’il chevauchait, mais il s’en fichait. Il y avait peut-être encore une chance… Une chance pour qu’elle s’en sorte ! Il lui fallait simplement réussir à la sauver, oui, voilà, à la sauver et à l’emmener loin, très loin de cette cité maudite, de tous ces gens qui respiraient l’injustice. Il en était capable ! Il pouvait…
Le brouillard noir se leva d’un coup, enveloppant la silhouette si frêle, si petite de l’enfant.
— Prends ma main !
Les gens, au sol, sifflèrent leur joie en battant des mains. Ils hurlaient, chantaient en chœur des paroles inaudibles aux oreilles du garçon. Personne ne faisait attention à lui. Personne… Tout le monde, en fait, ne s’intéressait qu’à l’âme, qu’aux souvenirs de sa tendre mère qui allaient bientôt ruisseler sur leurs ridicules corps de sujets. Ne se rendaient-ils pas compte qu’elle allait mourir ? Qu’elle allait se sacrifier devant leurs yeux simplement pour satisfaire leurs désirs aberrants ?
L’enfant avait envie de vomir. Tout tournait, s’agitait autour de lui. L’ennemi se rapprochait, sa vue se brouillait, son bras fatiguait. Le vent souffla et sa mère dérapa, se rattrapant d’une main au fil de soie céleste qui reliait deux étoiles entre elles.
— Maman ! Regarde-moi, je t’en prie !
Pourquoi devait-elle, toujours, se rabaisser à respecter les damnées règles de cette cité ? Elle était reine, enfin ! Elle aurait pu… Elle aurait pu se désister, elle aurait pu clamer qu’elle devait s’occuper de son enfant, elle aurait pu leur dire qu’il ne s’agissait en rien de la volonté des dieux… Pourquoi l’abandonnait-elle si facilement à ce monde cruel ?!
Pourquoi devait-il, toujours, demeurer si impuissant ? Il était un samouraï, enfin ! Un vrai ! Il aurait pu… Il aurait pu la forcer à monter sur son fichu dragon, il aurait pu ignorer tous ces gens en bas qui lui criaient des imbécilités, il aurait pu, pour une fois, prendre son courage à deux mains… Pourquoi l’abandonnait-il si cruellement à cette mort facile ?
— Maman, ne fais pas ça, j’ai besoin de toi !
Elle sourit doucement, simplement. Sa décision était prise, l’enfant le savait. C’était peine perdue d’espérer. Elle allait se sacrifier.
Se sacrifier… Comme tous les autres.
Et sous le regard ruisselant de souffrance du garçon. Et sous les milliers d’étoiles témoins, une fois de plus, d’une scène affreuse, abominable. Et sous la mine torturée de cette femme résignée qui avait autrefois été si forte. Le monstre fondit, cruel prédateur, sur sa proie. Lui arrachant sa lumière. Ses espoirs.
Sa nostalgie.
— Arrête !
L’enfant se redressa soudain, les yeux hantés par une rage nouvelle. Éploré, il se rua sur l’abomination qui volait la vie de celle qui l’avait mis au monde. Il se fichait de blesser son dragon en s'approchant de trop près. Il se fichait de respirer toute cette poussière dorée, vestige du bras de sa maman qui se faisait aspirer. Il se fichait des autres samouraïs qui lui hurlaient de redescendre, de ne surtout pas interrompre le sacrifice.
Il se fichait de tout. Car il y avait peut-être encore une chance.
Sous le cri déchirant d’une mère agonisant, le garçon s'élança sur le monstre, la haine au ventre. Il plongea ses mains dans la brume noir charbon du meurtrier, cherchant une prise, n’importe quoi. Que faisait-il ? Il était trop tard, c’était évident. Et pourtant… et pourtant…
Et pourtant…
Le garçon renifla, ravalant ses larmes. Ce n’était pas fini. Ses mains s'enfoncèrent plus profondément sous la surface de cette abomination, sa tête tournant sous la douleur. Tout était froid, glacial. Il devait trouver le point doré de l'ennemi, le trouver et le détruire de ses propres doigts. Pour le tuer. Le tuer à tout jamais, de sorte que tout le monde le déteste et qu’il ait une raison de se sentir aussi dégoûté. Il fallait…
L’enfant sentit une étrange substance glisser entre ses doigts. Il entendait les autres samouraïs qui approchaient, le sommant de reculer. Il voyait le monstre tenter de l’aspirer à son tour. Mais tout cela importait peu. Rien n’avait d’importance. Car tout ce qu’il voulait désespérément, c’était sa maman.
Comment allait-il faire pour l’aimer, si elle disparaissait de ce monde ?
C’est sur cette seule pensée que le garçon sentit, sous sa paume, la surface du point doré tant espéré. Dans un dernier geste, ne cessant de pleurer sa rage, il effleura le tout, avant de sombrer dans l’inconscience.
…
Senteur de plantes médicinales fraîchement cueillies. Texture d’une couverture douillette. Bruit de pas, de conversations agitées. Noirceur, abysses, obscurité. Ses paupières allaient-elles trouver la force de s’ouvrir une nouvelle fois ?
Oui. Sans joie ni espoirs, oui.
Ses yeux risquèrent un regard dérouté sur les murs à la peinture délavée. L’infirmerie de la Confrérie céleste. Dans un soupir de désarroi, le garçon enfonça son visage dans les coussins trop moelleux. Pourquoi ne s’agissait-il pas d’un simple mauvais rêve ? Voulant sécher le début de larmes dans ses prunelles, il approcha ses mains tremblotantes de son visage. Et ce fut alors qu’il remarqua l’état de celles-ci.
Elles étaient parsemées d’une substance ambrée, scintillante. De la pluie dorée.
Comment ?! L’enfant, affolé, essaya d’agiter les doigts. Le liquide glissa de sa paume, ruisselant à grosses gouttes sur le matelas. Qu— Quoi ? Ses mains… Elles… Elles avaient absorbé l’essence même du monstre. Impossible… Avait-il donc été aussi stupide ?
Il allait être voué à supporter le poids de cette mort sur ses paumes pour le restant de son existence. Était-ce cela, le prix à payer, pour n’avoir su comment réagir comme un réel samouraï ? C’était bien cruel, pensa le prince de la cité d’Ehraxis dans un sanglot.
Devenir superficiel, cela signifiait-il donc de mettre une croix sur cette douleur affligeante qui grandissait en lui ? De rejeter ce qu’on appelait les émotions, si c’était pour éviter de ressentir un vide sidérant ? D’oublier dans les abysses cette mère qui avait autrefois été sienne ? Si oui, le garçon n’aurait aucun scrupule à devenir ainsi, même si cela faisait de lui un monstre.
— Je deviendrai le roi, le samouraï, le plus superficiel que la cité n’ait jamais connu, souffla-t-il fermement dans la pièce silencieuse. J’en donne ma parole. Et la parole d’un prince ne peut être souillée par de triviaux mensonges.
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