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Sur le dernier kilomètre la file s’arrêta soudainement. Henrik poussa un cri en pontant du doigt vers le ciel en direction de Ninnberg. Tous plissèrent le nez pour mieux distinguer un objet qui volait sans bruit entre les nuages. Une forme ovale surmontait un pavé aux angles bien droits. Le tout semblait entièrement constitué de métal. L’objet passa plus ou moins au-dessus d’eux en longeant le mur qu’ils avaient suivi depuis les crêtes, Larson pu voir distinctement une sorte de fenêtre, tandis que Magraaf reconnut un blason aux couleurs de Ninnberg peint sous l’engin : d’azur à la fleur de lys de sable en gueule couronnée accompagnée en chef de trois châteaux d’or.
Les trois montagnards se tournèrent vers Magraaf. Il se renfrogna.
— Je n’avais jamais vu une telle chose encore… Cet engin est propriété du Ninnberg puisqu’il en porte le blason cependant je ne peux vous dire à quoi il est destiné. Il y aurait des passagers à l’intérieur ? Mais à ma connaissance on ne sait pas rendre le métal plus léger que l’air.
— On en a pas vu chez les Igvards, ni chez les Sternes. Remarqua Brand
— C’est impressionnant. Ils doivent savoir faire, les Igvards, aussi, renchérit Larson. Vous avez dit qu’ils savaient faire tout toujours en avance.
— Oui, ou bien c’est une surprise qu’Acide a voulu nous éviter, car les siens n’en avaient pas besoin par là où nous sommes passés. Répondit Magraaf d’un air pensif.
Comme la chose rétrécissait à mesure qu’elle s’éloignait, ils ne virent bientôt plus qu’un point au loin et reprirent leur route. Cargo les attendaient. Cependant, un point froissait Brand qui avait beaucoup réfléchi.
— Magraaf, si vous savez rien des Sternes, comment on peut dire qu'on se fera pas remarquer si on se fait passer pour eux ?
Henrick et Larson opinèrent comme ils trouvaient la question très à propos en effet.
— Il y a toujours eu des Sternes à la cour du Roi, mais je n'ai jamais su pourquoi ni avec qui ils avaient à faire, en dehors d'Adelin évidement, répondit Magraaf en plissant le front. Je sais que parfois on pouvait en voir en ville. Nous savons tous à quoi ils ressemblent. S'ils existent de sujets de sa majesté qui en savent plus, cette information n'a jamais été rendue publique.
Cette réponse sembla suffire. Brand hocha la tête d'un air entendu et prit la tête de la file. Henrick laissa son fils et son Magraaf passer devant lui pour fermer la marche.
Ils demeurèrent plongés chacun dans leurs pensées jusqu’à atteindre le niveau de la mer. Les trois montagnards s’empressèrent alors de goûter l’eau et d’y plonger les mains et les pieds. Magraaf les laissa faire et profita de ces instants pour se reposer tout en surveillants les sacs et besaces.
L’eau dans la baie avait un gout immonde de vase et de détritus. Moyennement salée, elle était également bien chaude comparée aux petits ruisseaux des hautes montagnes. Aussi les ablutions ne durèrent pas bien longtemps et quand ils eurent fini de partager leur dégoût et leur amertume, Larson, son père et Brand retrouvèrent Magraaf pour récupérer leurs fardeaux respectifs.
Dans la masse de voyageurs qui désiraient entrer dans la ville, personne ne prêta beaucoup d’attention à trois hommes petits et recouverts d'armures cabossées, faites de bric et de broc, armés de lames et de pistolets, lourdement chargés de sacs et ballots variés et guidés par une créature plus grande qui marchait devant d'un pas long, caparaçonnée de la même façon, mais portant un casque en forme de tête d'animal muni d’un museau long et de cornes tordues et menaçantes comme celle d'un bouc maléfique. Un Igvard sans doute, car ils sont friands de ce genre de carnavalerie. Suivi de Sternes, donc, apparemment.
Acide avait assuré que les Igvards étaient devenus bien plus fréquentables depuis que les pourparlers de paix avaient débutés. D’après elle, les rapports entre les uns et les autres restaient très tendus mais, dans la cité-état de Cargo, chacun vaquerait à ses occupations dans une cohabitation relative et presque pacifiée sans s’intéresser à eux.
Cargo. La ville état de tous les possibles, mais aussi certainement le pire coupe-jarret du monde. Ils s’étaient promis d’être particulièrement prudents.
A leur arrivée, les compagnons de voyage se firent d'office triés et dirigés vers le pré-ghetto. Poussiéreux, ils n'ont pas seulement l'apparence du bouc, ils en ont l'odeur également. Nos aventuriers ne résistèrent pas et se laissèrent guider par le flux des voyageurs.
Cette sorte d'antichambre permettait de faire le tri dans le flot constant des arrivées. En fonction de son statut et de sa fortune, on arrivait en ville par une voie différente. Il y a plusieurs dizaines de quais avancés dans les eaux marécageuses et finalement peu profondes du littoral, depuis lesquels, on assistait à un ballet incessant d'embarcations en direction du cœur de la ville.
Sur le quai, il fallut faire la queue pour monter dans des navettes surpeuplées. Ceux qui avaient les moyens pouvaient louer des embarcations plus confortables et moins dangereuses. Le grand casqué demeura immobile, tandis que ses accompagnateurs ouvraient des yeux ahuris et ne savaient plus où donner du regard. Magraaf n’en restait pas moins surpris par la tournure que les choses avaient prise pour entrer en ville. S’ils se trouvaient cantonnés aux quartiers populaires, il lui serait plus difficile de trouver un contact pour les faire entrer en Ninnberg. Il ne partagea pas ses réflexions avec ses compagnons pour autant et les laissa à la joie de leurs découvertes.
Un tremblement de terre, suivi d'un raz de marée, avaient nettoyé la baie de la ville il y a un siècle. La ville de Posuca était alors la capitale du royaume de Ninnberg qui y avait également posté son armée de corsaires. La ville avait été construite sur l'île éponyme, bien plus étendue que celle d'aujourd'hui et constituée pour le reste de navires et felouques amarrés les uns aux autres, pratiquement jusqu'à la rive. Le niveau de l'eau étant bien plus haut depuis et cela avait éloigné la ville-île des rives de Sterne et de Ninnberg et englouti en partie les comptoirs de sa majesté qui émaillaient alors le continent jusqu'à la forteresse de Brise-Ecume, tout au sud.
Cargo fut rebâtie par les survivants, des pirates et des anciens corsaires, tandis que les honnêtes sujets de sa majesté, à l’époque le grand-père d'Ermelinde, Gildas de Transnamie, s'installaient sur les terres du continent, croissaient, se multipliaient et chassaient, malgré eux, plus au nord, sur les terres des tribus karatons. Tandis que le royaume cherchait à fonder une nouvelle capitale, loin de l'eau, Cargo acheta son indépendance à la couronne qui avait justement bien besoin de fonds.
Les architectes de Cargo utilisèrent l'archipel qu’était devenue Posuca et lièrent les terres entre elles à l’aide des ponts flottants. Selon le même principe que la ville désormais engloutie, ils gagnèrent du terrain sur l'eau en construisant des navires qui s'articulaient entre eux et ne seraient pas endommagés par la marée. Les plus hauts mesuraient jusqu'à quatre étages. Trois familles principales prirent le contrôle du chantier qui devint vite tentaculaire.
Un visiteur étranger serait surpris d'apprendre que le triumvirat qui dirige la ville était complètement passée aux mains des trois compagnies marchandes principales depuis des lustres et que la seule préséance en ville était devenue celle de la fortune. Maintenant plus encore qu'auparavant, les plus riches avaient tous les droits et les autres pouvaient littéralement aller crever. Depuis ce coup d'état politique, la richesse la plus impudique côtoyait -mais pas de trop près tout de même- la misère la plus crasse. La milice veillait et ne se privait d'aucune violence pour protéger les intérêts des nantis.
C'est ainsi que nos petits étrangers en armure firent connaissance avec le monde moderne. On les avait prévenus et leur avait dépeint la ville, mais jamais ils ne se seraient attendus à une telle foule, ni à une telle débauche de bois peint de toutes les couleurs, ni une telle odeur répugnante.
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