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Acide avait longuement tenu le papier que Magraaf lui avait glissé dans la paume en partant. Elle connaissait une autre personne capable de ce même regard et refusa donc de l’ouvrir avant d’être un peu plus loin, perturbée par ce qu'il pouvait signifier. Finalement, quand elle se décida à l’ouvrir, il contenait des coordonnées géographiques précises. Elle fut un peu déçue mais préféra éviter de trop y penser. L'ancien plénipotentiaire lui commandait de se rendre à l’endroit indiqué. Elle n'aimait pas qu'on lui donne des ordres.
Elle retrouva son véhicule et reprit la route en direction du Nord. Elle hésitait à rentrer directement à la capitale avant, pour rendre compte des derniers évènements. Elle avait trois possibilités et comme toujours ce choix lui coutait car deux des chemins possibles étaient complètement inconnus. Son instinct lui dictait de suivre la direction du Nord pour trouver les suivants du Sicréen rapidement. Mais elle ignorait où ils se cachaient réellement. Ils pouvaient être n’importe où dans les montagnes.
« Bon, d’abord, jeter un œil à l’endroit indiqué » pensa-t-elle. « C’est sur la route du Nord, Bodhan peut attendre un peu. »
L’espionne igvarde voyagea seule comme elle en avait l’habitude. Quand son véhicule refusa de monter plus haut, faute d’eau cette fois, elle prit la route à pied. Elle s’équipa avec soin mais son matériel n’était pas tout à fait adapté à une telle altitude ni aux glaciers. Elle n’était plus très loin du lieu de « rendez-vous », cependant le passage du col enneigé qu’elle avait droit devant elle lui promettait quelques difficultés.
En montant, Elle s’occupa l’esprit avec des conjectures mathématiques pour savoir si elle pourrait éventuellement rebrousser chemin, rejoindre le groupe de Magraaf ou même arriver en même temps qu’eux. Le lendemain, elle calcula combien d’eau il lui faudrait récupérer pour redémarrer son véhicule au retour...
L’ascension fut plus difficile qu’elle n’avait escompté et lui prit quatre jours. Elle avait mal aux pieds et ses mains étaient en sang. Ses rations étaient bientôt épuisées. La nuit, l’air était glacial, elle ne l’avait pas prévu non plus. Au moins, avec la neige, elle ne manquait pas d’eau.
— Magraaf, j’espère que tu te souviens que je ne suis pas alpiniste. Fit-elle à voix basse.
Dix années plus tôt, l’armée de l’empereur, en mouvement derrière les lignes du front, était tombée par hasard sur un groupe échappé de Ninnberg : neuf hommes et une femme. Le groupe était déjà tellement haut à l’intérieure des terres de l’Empire que la nouvelle de leur capture fut un véritable choc pour les services de renseignements. Pendant l'accrochage, deux hommes étaient morts sous les balles igvardes. L'armée avait conduit les sept prisonniers restants à la citadelle de Tlagdakh. C’était la plus proche, une des fortifications les plus anciennes que l’empire ait jamais compté. D’origine sicréenne, elle était aussi la plus septentrionale de toutes. ’Empire n’avait aucune raison d’entretenir une place forte ni une garnison dans ces latitudes, les lieux étaient passablement délabrés.
Acide atteignit le col au début du cinquième jour et sortit de ses réflexions pour prendre quelques minutes afin d’admirer l’immensité de la chaîne montagneuse qui s’étendait devant elle. Le ciel était d’un bleu limpide, il n’y avait pas un nuage pour le contrarier. Le soleil donnait à la neige une couleur dorée à couper le souffle. Elle déballa ses lunettes teintées et les chaussa pour se protéger de la lumière.
— Par Burkhan comme c’est beau, dit-elle tout haut.
Elle inspecta la pente devant elle pour préparer sa descente et chercha des traces de vies sur les flancs des autres montagnes plus basses. Elle ne détecta absolument rien. « Que diable voulais-tu que je trouve par ici, Magraaf ? ». L’emplacement exact des coordonnées données par son vieil ennemi était plus bas au Nord, dans un creux qu’elle ne pouvait pas voir encore.
Elle renfonça sa chapka sur ses oreilles et reprit la rout. Elle n’avait pas fait cent mètres qu'un cliquetis familier la fit sursauter.
— Haut les mains ! cria une voix masculine dans son dos.
Acide n’eut pas le temps de chercher son pistolet à sa ceinture. Une silhouette emmitouflée de fourrures blanches jaillit soudainement de derrière un rocher juste devant elle, armée d’un fusil. L’igvarde leva les mains en se morigénant.
— Bien, ordona l’homme dans son dos, attachez-la solidement et rejoignons les autres.
Acide réalisa qu’il avait parlé sicréen.
— Si je peux me permettre, je suis envoyée par Magraaf, commença-t-elle dans la même langue, je n’ai pas l’intention d’attaquer quiconque...
— Silence, Igvarde ! Cria l’homme dans son dos. Il s’était avancé jusqu’à elle sans faire de bruit.
Acide opina et se laissa attacher les mains. Les nœuds étaient très serrés sans pour autant lui blesser les poignets. On lui enfila des moufles bien chaudes, cela lui fit du bien.
— Merci, dit-elle simplement.
L’inconnu hocha la tête en évitant son regard. Deux autres personnes sortirent de leur cachette tandis qu’on lui attachait une longue corde à la taille. Elle sentit dans son dos qu’on appuyait un objet dur. Elle imagina qu’il s’agissait du canon d’un fusil, la procession se mit en route.
Ils marchèrent encore plusieurs heures sans s’arrêter. L'homme derrière elle l'empêcha de se retourner si bien qu'elle ne put pas compter combien ils étaient. Acide eut du mal à suivre le rythme de marche. Elle se concentra sur le sol afin d’éviter de buter sur la moindre pierre. Personne ne dit mot.
Soudain, depuis un surplomb que personne n’avait remarqué, un animal sauvage sauta sur une des personnes qui la précédaient. Il y eut un rugissement féroce, impressionnant. La personne croula sous le poids du monstre qui l’assaillait. Sous le coup de la surprise, Acide cria et tomba en arrière. Il y eut un coup de feu, un seul, qui se répercuta sur la roche et résonna pendant de longues secondes jusque très loin dans la montagne.
L’animal ne bougea pas et le temps fut comme suspendu.
— Vera ? Questionna une voix masculine.
Trois personnes se précipitèrent pour sortir la victime de sous l’animal et vérifier son état de santé. C’était une femme, elle avait une longue chevelure brune, la peau blanche et des yeux noirs et ronds.
— Je vais bien ! je vais bien ! Dit-elle pour se libérer des bras de ceux qui l’avaient secourue. Elle repoussa ses cheveux en arrière, ce qui laissa apparaître un front un peu bombé, c’est complètement ma faute, je n’ai pas été assez attentive, pardon, ajout-a-elle en réarrangeant ses moufles et son bonnet.
Acide ne perdait pas une miette du spectacle. Vera était visiblement une étrangère du même genre que les trois qui accompagnaient Magraaf. Elle avait parlé en sicréen avec ce petit accent particulier qu’ils avaient également.
L’igvarde fut tirée de sa contemplation par les mains épaisses de l’homme qui était resté derrière elle.
— Debout, nous n’avons pas que ça à faire, lui ordonna-t-il d’un ton bourru. Thargson, charges toi du léopard, ajouta-t-il à l’adresse d’une autre personne. Pas la peine de le vider ici, nous sommes bientôt rendus.
« Lui, en revanche, n’a pas un poil d’accent ». Acide se mit en marche pendant que Thargson essuyait le sang de la bête dans la neige puis la balançait sur ses épaules comme si elle ne pesait rien.
Ils arrivèrent au campement juste avant la nuit. L’espionne le vit se révéler à ses yeux, surprise, tandis qu’ils s’approchaient. Un grand nombre d’individus vinrent les accueillir. Mais dans la pénombre, avec ses lunettes teintées, elle ne voyait pas assez bien pour distinguer les visages. L'igvarde tenta de marcher dans la foule avec fière allure, mais elle était bien trop épuisée, elle trébucha plusieurs fois.
Finalement, on lui enleva ses moufles et on détacha ses poignets. Elle fut alors projetée dans ce qui lui sembla être une cabane.
— Tu restes là, dit l’homme sans accent.
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