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La Mediyin se réveilla avec une migraine qui l’empêcha d’ouvrir les yeux. Un feu crépitait, tout proche. Les vêtements qu’elle portait semblaient différents de ceux prêtés la veille. Un goût dans la bouche, immonde, lui donna la nausée. Sa gorge brûlait sans qu'elle put comprendre pourquoi.

— Ne vous agitez pas, Tamara, vous êtes en sécurité et nul mal ne vous sera fait.

Bien que la voix s’exprimât dans un sicréen très correcte, les intonations goralis en ralentirent la compréhension. La lumière lui vrillait le cerveau à travers ses paupières, l’igvarde gémit.

— C’est Yvan, il a failli vous tuer, ce grand idiot. Vous avez perdu connaissance et vous avez été très malade, on vous a lavé l’estomac et changée… Heu… C’était il y a deux jours. Et.. je suis Véra, c’est moi qui vous garde maintenant.

Cette jeune femme parlait d’une voix douce mais son babillage, bien qu’informatif, résonnait et tournait douloureusement entre les tympans d’Acide.

— Si vous voulez savoir, Yvan va se faire heu… réprimander... Enfin en plus fort que ça. Par le conseil. C’est vraiment pas bien ce qu’il vous a fait.

Voilà un genre de torture auquel elle n’aurait jamais pensé. Acide usa de toute sa volonté pour articuler quelques mots :

— Par tous les ancêtres, taisez-vous.

Véra émit un petit hoquet et se tut, enfin. L’igvarde l’entendait respirer, elle imaginait son regard inquisiteur sur elle toutefois elle n’eut pas la force d’ouvrir ses propres yeux pour le constater.

— À boire, s’il vous plaît.

— Ah oui, bien sûr. Oups, pardon.

Un récipient se présenta à ses lèvres en douceur, une main lui leva la tête. Acide but quelques gorgées. Elle se sentit ragaillardie et s’efforça de cacher son malaise. Avec difficulté, elle ouvrit les yeux. Véra, penchée juste au dessus d’elle, la fixait de ses globes ronds d’un bleu limpide : une ride naissante au coin de l’œil, une peau parfaite sans acnée, avec le front bombé, des joues roses, Elle devait avoir une trentaine d’années. Ses longues nattes blondes tombaient de sa poitrine jusque sur Tamara. Elle lui souriait d’un air enfantin, presque joviale.

— Je m’appelle Véra. Maintenant que vous êtes réveillée, je vais prévenir le docteur et les membres du Conseil. Je reviens !

Les pas de la gorali disparurent derrière la peau qui devait toujours faire office de porte. La Mediyin se concentra, deux jours s’étaient écoulés, ses gens commenceraient bientôt à s’inquiéter, ils ne tarderaient pas à prendre la route du col pour venir la chercher. Elle inspira en contrôlant son souffle, expira de même et s’assit. En bougeant à peine, elle parvint à s’adosser au mur, sans en sentir le froid ni l’humidité. Elle ouvrit les yeux.

Elle les referma aussitôt car la porte s’ouvrait pour laisser entrer un vieil homme, baignant l'intérieur de le cabane d'une lumière vive l'espace d'un instant. L’igvarde plissa les yeux pour le distinguer ensuite.

Il se tapota le torse.

— Docteur.

Tous les deux se fixèrent un court instant. À l'évidence, lui cherchait ses mots, en vain. Après un petit sourire contrit, il se frotta le ventre d’un air penaud, se tint la tête entre les deux mains en grognant, toussa et se plia en avant, une main sur l'estomac, une sur la bouche.

Puis il se redressa, un air satisfait sur son visage à la fois poupon et fripé. Il sortit de sa poche une fiole, feignit de la boire puis la tendit à Tamara. Elle la but sans hésiter. Yvan était la seule personne ici qui voulait attenter à ses jours. Il fallait aussi qu’elle se remette vite afin d’éviter à ses soldats de venir la chercher ici, les armes à la main.

Le docteur récupéra la fiole vide, il sourit, la salua et sortit pour laisser sa place à Vera. Les joues de la jeune femme avaient rosi à cause du froid extérieur. Son humeur joyeuse semblait inchangée. Ses yeux brillaient d’excitation.

— Le Conseil va se réunir cette nuit, maintenant qu’on est sûrs que vous allez pas mourir. Vous devez dormir. Il va faire nuit dans pas de temps. On va vous apporter de quoi manger et broire… heu boire.

— Je ne peux pas rester ici plus, il faut que je retourne au campement à la frontière où l’on m’attend…

— Oh c’est pas la peine, Yvan a été obligé d’y aller pour prévenir et parler avec vos gens, avec Ludomir !

La Mediyin soupira. Il semblait que les goralis ne connaissaient ni le doute ni la peur. Cette façon de la mettre devant le fait accompli l’agaçait. C’était plutôt sa méthode à elle, d’habitude. Elle sourit à cette idée.

Le soirée passa d’une traite. La chaleur de Véra et son enthousiasme débordant réconfortaient l’igvarde et calmaient ses doutes. Il se peut aussi que le sérum qu’elle avait ingéré deux jours plus tôt ait terminé d’agir. Elle recouvrait juste son assurance habituel. La Mediyin ne chercha pas à calculer la probabilité de l’un ou de l’autre, elle se sentait encore très las. Après un repas délicieux d’aliments dont elle ignorait tout, et une toilette de chat, Acide s’endormit l'heure du jour ou de la nuit.

Elle ouvrit les yeux de nouveau sans savoir combien de temps s’était écoulé, quand la peau-porte retomba lourdement. Véra venait d'envahir la cabane, encore.

— Yvan ! Tu vas te rendre à la capitale avec l’espionne et moi ! Le conseil a décidé cette nuit de lever le camp. Quand nous aurons pu convaincre Bodhan de la réalité de la prophétie et du rôle que nous y jouons, nous avons pour ordre de retrouver Magraaf et de lui porter assistance dans tout ce qu’il entreprendra.

Acide se redressa avec vivacité. Le Baron était assis à ses cotés sur une pile de peaux, les traits tirés et les vêtements à moitié défaits.

Cette vision la contraria :

— Depuis quand êtes vous là ?

Véra salua La Mediyin d’un geste de la main, sans s’excuser. De Virius, quant à lui, cachait mal sa stupéfaction, il baissa la tête en signe d’assentiment.

— Des guetteurs seront envoyés pour surveiller l’avancée des fous de Khaluun et le camp se mettra en branle pour se déplacer rapidement, continua la jeune femme. Quoiqu’il en coûte, les villageois de la Vallée feront route plein Sud pour rejoindre le Royaume de Ninnberg.

— Ça ne sera pas possible ! intervint l’igvarde.

Véra souriait -encore- comme s’il s’agissait d’une bonne nouvelle. Aucun des deux ne sembla tenir compte de son intervention.

— Nous serons dans ton pays bien avant les autres, réjouis-toi. Tu as quelques heures pour prendre du repos, je m'occupe de préparer mes paquets et les tiens, les rations et le reste.

Elle s'avança d'un pas et lui tapota l'épaule.

— Dors, j'enverrai quelqu'un pour le feu.

Yvan prit sa main et la porte à ses lèvres comme pour donner un baiser à travers ses moufles épaisses. Il souriait, les yeux humides d’émotion.

— Merci de m'avoir choisi pour vous accompagner. Après une si bonne nouvelle, je ne sais pas si je vais pouvoir trouver le sommeil, ma chère Vera. Ajouta-t-il en souriant en coin.

Vera sortit en gloussant. De Virius rit tout seul, d'abord sans bruit, puis de plus en plus fort, jusqu'à rire à gorge déployée. Des spasmes le secouèrent bientôt et il se teint les côtes sans pouvoir s'arrêter, une saccade en appelant une autre.

Acide se frotta les tempes et le regarda un moment, intriguée.

— Puis-je savoir ce qui vous met dans une telle joie, Baron ?

De Virius cessa de rire aussitôt et s'essuya le coin des yeux. Il respira fort pour reprendre son souffle mais ne perdit pas son sourire. Il avait à l’évidence oublié la présence de l'igvarde. Tamara, qui le voyait dans cet état d'esprit pour la première fois, ne le reconnaissait plus.

— Igvarde, vous allez pouvoir rentrer chez vous voir l'Empereur, vous partez dans quelques heures.

Acide fronça les sourcils d'un air incrédule.

— D'accord... émit-elle doucement. Mais encore ? Pourquoi riez-vous, et que s'est-il passé lors de mon interrogatoire ?

Le sicréen laissa fuser encore un petit rire.

— L’autre jour, vous avez fini par perdre conscience dans mes bras, beauté. Je vous ai donc ramenée ici et j'aurai veillé sur vous si on ne m’avait pas envoyé faire de la diplomatie avec l’ennemi.

— Vous ne voulez plus me tuer ?

Il répondit le plus sérieusement du monde, sans gêne apparente :

— Si. Mais pas tant que nous avons besoin de vous, évidemment.

— Évidemment, renchérit-elle sur le même ton.

— Donc Vera et moi allons vous accompagner et nous irons causer à votre grand patron Bodhan pour lui expliquer nous-même la situation.

Yvan se redressa pour jeter du bois dans le feu.

— Bien sûr. Ça tombe sous le sens, ironisa l'espionne.

— Rassurez-vous, nous n'avons pas complètement perdu la raison. Nous savons ce que nous risquons à mettre un pied dans votre capitale. Surtout moi d'ailleurs, car je ne suis pas du genre discret à cause de ma taille. Nous allons devoir trouver une stratégie pour rester en vie. Vous nous aiderez, parce que vous n'avez qu'une parole et que Magraaf est l'homme le plus noble que vous ayez jamais rencontré.

— Vous ne manquez pas de toupet de me renvoyez ça dans les dents. Si je n'avais pas été droguée, je n'aurais jamais consenti à vous raconter tout cela.

Elle se leva. Son manteau et la couverture glissèrent au sol, mais comme il faisait bon dans la cabane, elle ne prit pas la peine de les ramasser.

— C'est tout l'intérêt de ce breuvage. J'ai aussi eu à en boire, comme Alexander et comme tous ceux qui avaient survécus à vos soldats lâchés sur nous, à la montagne, au froid, et aux bêtes sauvages, au manque d’oxygène…

Yvan soupira et replaça le tabouret près du feu. D’un signe il l’invita à s’y asseoir s’il elle le désirait, de sorte qu’elle ne pouvait plus voir son expression. La voix du sicréen avait perdu toute joie.

Tamara posa les mains sur ses hanches. Elle toisa le baron qui s’installait à sa place sur les fourrures.

— Dites-moi combien d’entre vous sont parvenus jusqu’à cette fameuse vallée.

— Trois.

— Harmony ? Demanda-t-elle dans un souffle.

Le sicréen la fixa d’un regard inexpressif un instant avant de s’allonger en fermant les yeux.

— Occupez-vous du feu pendant que je prends encore un peu de repos, dit-il seulement.

— Dormez si vous voulez, je dois voir le conseil tout de suite.

Acide n’attendit pas la réaction du sicréen, elle s’empara d’un manteau et l’enfila en sortant. Les lueurs du jour naissant dépassaient à peine du sommet de la chaîne montagneuse, il colorerait bientôt le ciel d’un jaune doré. Le goulet où les goralis s’étaient installés resterait dans l’ombre encore plusieurs heures. Un endroit propice pour dissimuler un village, une armée, ou les deux.

Les constructions de neige et de bois s’étalaient le long du goulet jusqu'à perte de vue, et sur toute sa largeur. Combien de « maisons » comptait ce village ? Est ce que tous les goralis avaient en réalité suivi le Comte de Austal, comme un seul homme ?

Tamara laissa là toutes ses questions, refusa de se pencher sur l’ingéniosité de ce peuple, qui montait et démontait des maisons de bois, des chariots et des « salles de conseil » comme s’il s’agissait de simple yourtes.

Yvan la rejoignit à ce moment là. Il affichait son air inamical habituel. Doux euphémisme.

— Rendez moi mon manteau et enfilez vôtre.

Ils échangèrent leurs fourrures. Le baron l’aida même à boutonner le vêtement, trop épais, qui lui empêchait encore de plier les bras. Son attitude agressive, à la limite de la colère, contrastait avec ses actes à cet instant. L’igvarde se demanda si les goralis s’habillaient les uns les autres ou bien si le sicréen cherchait à la rabaisser, d’une façon ou d’une autre. Son visage fermé ne permettait de poser que des conjectures. Tamara s’avoua qu’elle ignorait souvent comment décoder et comprendre les autres d’une façon général, et cet individu en particulier.

— Puisque je suis condamné à vous suivre à travers tout le continent, je consens à vous amener auprès de membres du Conseil. Suivez moi, c’est par là.

Il ne l’attendit pas et avança à grandes enjambées, l’igvarde refusa de courir après lui et se laissa distancer à dessein.

— Je croyais que vous étiez pressée.

— Je croyais que vous étiez fatigué.

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