2.8. Portrait d'un lecteur
Proposition : Écrire le portrait ou l'autoportrait d'un lecteur.
Durée : 60 minutes
En août, nous partions dans le Jura, dans une maison faite de rocs et de bois. Ces vieilles baraques en pierre qu’on avait transformées en gîtes ruraux. Notre location était un ancien presbytère, une bâtisse sombre et grise que l’on avait garnie d’objets glanés dans des brocantes. Des batteries de casseroles en cuivre dans la cuisine, des portraits d’ancêtres au regard sévère dans les chambres, des bibelots dépareillés dans le fumoir. Il y avait même un vieux siège de dentiste dans le salon. Quant à la chambre que l’on m’avait attribuée, elle était remplie du sol au plafond de bibliothèques pleines à craquer. D’almanachs en livres de poche, de littérature blanche en polars de gare, il y avait tout et n’importe quoi, pour tous les goûts, de toutes tailles et de tous temps. J’avais quatorze ans alors et mes romans de science-fiction avec moi. Rien dans cet amas de papier ne trouvait grâce à mes yeux. Parfois, je regardais par curiosité. Je farfouillais. Je feuilletais sans trouver chaussure à mon pied.
Le dernier jour des vacances, avant de me coucher, je tentai une dernière expédition dans cette jungle littéraire. J’y cherchai un trésor perdu, l’aiguille dans la botte de foin. J’avais l’intuition qu’au milieu de ces centaines de livres se trouvait la perle rare. J’espérai, sans me l’avouer, y trouver un ouvrage érotique pour soulager ma chair. Au milieu des vaches et des chèvres, ces quinze jours dans les campagnes de l’Est n’avaient en rien enflammé mes hormones. Mon corps frisait l’insurrection. Après tout, j’étais presque un homme. J’étais bien tombé sur La Bicyclette bleue, mails elle m’avait laissé froide. Le téléfilm avait su me parler davantage par le biais des lèvres de Laetitia Casta. À l’époque, j’étais plus sensible aux belles images qu’aux beaux textes.
En parcourant les tranches des livres, un titre attira finalement mon attention.
Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…
Je sortis le livre de la bibliothèque. C’était comme si je l’avais sorti du purgatoire.
13 ans ?
Prostituée ?
Comment était-ce possible ? La couverture me perturbait tout autant. On y voyait la photo en noir et blanc d’une jeune et jolie fille. J’aurais pu la croiser au collège. Droguée ? Je n’avais pour ma part que touché à la bière. Prostituée ? Ma vie sexuelle ne s’écrivait qu’au singulier et je l’imaginais mal se conjuguer au pluriel avant plusieurs années. Porté par ma curiosité – malsaine, cela va sans dire – je m’installai sur mon lit et commençai les premières pages. C’était un récit, mais je le lisais comme un roman. Et si l’issue était déjà connue, le suspense me tenait comme un prédateur tient sa proie.
Le silence de la campagne m’enveloppait. La lumière semblait décliner, comme si l’obscurité cherchait à m’envahir. Ma lampe vacillait, mais résistait. Elle formait un cocon où rien ne pouvait entrer ni sortir. Une belle douce et moelleuse qui rien ne pouvait percer. La nuit avançait. C’était l’heure bleue où tout se tait, où les sens s’oublient et disparaissent pour ne plus laisser que Christiane et moi dans la gare centrale de Berlin attendant le client pour un shoot d’héroïne. Je vivais avec elle toutes ses premières fois, sans la juger, comme un ami. Comme si je la comprenais.
Les heures s’égrenaient sans que je ne les voie passer. C’était une course contre la montre. Le lendemain, je repartirai d’où j’étais venu, mais le livre resterait là. Comment en connaîtrai-je la fin ? Jamais je n’oserais l’acheter ! Son titre était un livre ouvert. J’imaginais le vendeur, un sourire en coin, me rendant la monnaie sur mes vingt ans. J’aurais l’impression d’acheter un Playboy. Et que penserait ma mère ? Mon désir de lecture avait été un désir de chair. Mais désormais, mon cœur était pur et sincère. Je dévorais les pages les unes après les autres avec l’énergie du désespoir. Si je ne le finissais pas à temps, oserais-je le kidnapper ? Il y avait tant de livres ici ! Qui le remarquerait ? Je pourrais le cacher à la maison et finir de le lire, dissimulé sous ma couverture.
Au bout de la nuit, quand le coq avait déjà chanté, je refermai la dernière page. La trois-cent-trente-neuvième. Celle de l’épilogue doux-amer où l’orage continue de gronder au loin. Le jour se leva alors et la lumière fut. C’était comme si la Terre elle-même accordait à Christiane son pardon. Comme si ma lecture était sa voie de rédemption.
Avant de reposer le bouquin, je remarquai que le titre original était Wir Kinder Vom Bahnhof Zoo. Nous, enfants de la station Zoo. Nul doute qu’avec une telle traduction, je n’aurais jamais lu ce livre. Il avait fallu me promettre les abîmes pour me mener au sublime. Je remis le livre à sa place délicatement, comme une relique. Même si je laissais le bouquin derrière moi, j’emmenai Christiane à jamais avec moi.
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