Chapitre 51 (1/2) : Nous avons tous une part d'ombre... Le tienne est plus importante (Alex's_18)
Nous nous engageons dans un couloir. Liang et Jérémie pénètrent dans une pièce et je continue de suivre Maître Xing. Les murs de la salle dans laquelle nous débouchons sont recouverts de tentures et des lanternes accrochées créent des ombres tout autour. Maître Xing écarte le voile qui sépare la pièce en deux et m'invite à le suivre. Une odeur musquée me pique les narines et des gros coussins sont disposés autour d'une table basse. Une boite noire est posée dessus.
— Ainsi, nous nous rencontrons enfin.
Maître Xing me fait face, un sourire flottant sur ses lèvres. Derrière ses lunettes rondes, une lueur brille au fond de ses yeux. Il semble parfaitement serein, comme si se retrouver dans cette pièce nous coupait du monde et de toute préoccupation.
— Vous attendiez avec impatience ma venue ? suggéré-je innocemment.
— Tu es exactement la personne que m'a décrite Céline. Elle m'a beaucoup parlé de toi dans ses Haïkus, tu sais.
— En bien, j'espère ?
— Qu'en penses-tu ?
Mes lèvres se relèvent en un sourire mutin. D'habitude, c'est moi qui use de stratagèmes pareils
— Je ne sais pas, réponds-je tout de même. Je suppose que c'est le cas, car elle voit toujours le bien dans les gens et ne s'attarde par sur le mal.
— Alors que toi, si.
Il me sourit avant de me montrer les coussins de la main.
— Installe-toi, nous serons plus à l'aise pour converser.
— Comment connaissez-vous Céline ? Contrairement à vous, elle ne m'a jamais parlé de vous. De même pour Tom, bien que nous avions été proches. Mais vous devez sans doute le savoir.
Nouveau sourire.
— Céline a perdu ses parents alors qu'elle était encore une enfant. Nos chemins se sont croisés alors qu'elle sombrait dans une noirceur abyssale et qu'elle baissait les bras. J'ai pris soin d'elle comme j'ai pu. C'est une battante alors elle a réussi à se relever, à faire face au deuil et à la douleur même si son qi a été fortement touché. Mais malgré tout, elle a conservé sa part de soleil et depuis que je la connais, elle n'a cessé de briller toujours plus fort. Je l'ai élevée comme ma fille et Liang et moi la considérons comme un membre de notre famille. Je tiens beaucoup à elle et Liang bien plus encore. Il essaye de tenir le coup mais je vois bien qu'il souffre beaucoup.
— Je ne savais pas tout ça, soufflé-je, ému.
— Nous avons tous nos petits secrets, Céline également.
— C'est maintenant que vous allez demander quel est le mien, ricané-je.
— Seulement si tu souhaites me le partager.
Il soutient mon regard, toujours ce sourire qui se veut rassurant sur les lèvres.
— Oh, je ne doute pas que vous le sachiez déjà.
— Je ne sais que ce que l'on veut bien me confier.
— Et qui m'assure qu'il est en sécurité avec vous ? Seuls les morts savent garder un secret.
Mes mots restent en suspens dans l'air. Maître Xing finit par détourner la tête.
— Il est temps pour toi de développer ton qi. Malheureusement, nous manquons de temps et il n'est pas possible de suivre le chemin qu'ont emprunté tes amis. Nous devons accélérer les choses et forcer le processus.
Tout en parlant, il ouvre la boite posée sur la table. Il en sort alors un long et fin bâton noir. J’aperçois une aiguille à l'extrémité. Il pose à côté un petit maillet et une boîte ronde contenant un liquide sombre.
— C'est quoi ? demandé-je, suspicieux.
— De l'encre à tatouage.
— Vous voulez me tatouer ?
— Pour simplifier, oui, en effet. Vois-tu, le qi nécessite d'être stimulé pour qu'il éclose. D'ordinaire, nous nous éveillons au qi par la pratique lente et répétée de la méditation et du Tai Chi.
— Vous parlez de qi depuis tout à l'heure, mais qu'est-ce ?
— C'est une énergie qui circule dans chaque chose vivante. Sa manifestation passe par le yin et le yang.
— Le yin et le yang ? répété-je. Faites simple, je ne comprends rien à tout ça.
Il me sourit et hoche la tête.
— Ce sont deux forces qui se retrouvent dans tout être vivant et qui s'équilibrent. L'une ne peut exister sans l'autre. Le yin et le yang se complètent, s'opposent et interagissent entre eux. Le yang représente le jour et est associé le plus souvent au positif, au chaud, à la masculinité et au bienveillant. Le yin est l'exact opposé : il représente la nuit, le froid, la féminité mais aussi et forcément, le négatif. Si le yang est la partie lumière, le yin est la partie sombre.
Je déglutis. Je sens au fond de moi que la suite risque de ne pas me plaire et je devine déjà les paroles du Maître lorsque je vois ses traits s'adoucir.
— Nous développons nos qi dans le but d'atteindre le parfait équilibre entre ces deux forces. Bien que la théorie veut que chaque être soit composé à part égale du yin et du yang, ce n'est pas toujours la réalité. Bien souvent, un des deux est prédominant, mais la différence reste négligeable. Nous naissons ainsi et nous n'avons aucun pouvoir de décision dessus. Nous ne pouvons qu'essayer de rééquilibrer cette balance.
Il fait une pause et baisse les yeux sur la boîte avant de rencontrer à nouveau mon regard.
— Chez Mike et Jérémie, le yang est dominant. Tom, lui, essaye d'harmoniser son yin et il est sur la bonne voie.
— Mais ce n'est pas mon cas, finis-je à voix basse.
— Tu n'as jamais eu d'aide auparavant et tu n'as pas malheureusement pas eu l’occasion de rééquilibrer les forces par le passé. Ta part de yin est conséquente, il est vrai. Mais ne doute pas : le yang est aussi en toi, car sinon, Céline ne t'aurait jamais donné sa confiance aveugle.
— Et c'est censé me réconforter ? raillé-je en m'adossant aux coussins. Et si vous arrêtiez de me brosser dans le sens du poil et me disiez vraiment ce que vous pensez, Maître Xing ? Jouons cartes sur table pour la première depuis que nous nous connaissions.
Je m'adosse aux coussins et le laisse prendre la parole.
— Tu doutes et je comprends. Mais si nous ne faisons rien, cette part sombre te consumera et elle commence déjà n'est-ce pas ? Tu es intelligent, Alexis, tes actes en témoignent. Tu sais de quoi je parle.
— Et qu'en savez-vous ?
— Nous devons faire en sorte de rééquilibrer les forces, s'exclame-t-il en ignorant ma question. Nous devons réveiller ton qi, cela ne peut être que bénéfique, tu en as sans doute vu les effets sur tes amis Mike et Tom.
Je dois admettre que c'est le cas. Les souvenirs de l'affrontement dans les sous-sols du Parlement me reviennent en tête : Mike qui fait barrage de son corps, Jérémie qui use de son pouvoir contre les ennemis, et Tom. Tom penché sur le corps de Céline. Tom qui ne voit pas le danger arriver. Et puis deux yeux bleus qui me fixent et dont je suis prisonnier.
— Je peux t'aider, Alexis.
— Je ne vous fais pas confiance, asséné-je.
— Et tu en as le droit. Je te demande juste d'accepter la main que je te tends.
Je le scrute un instant, essayant de découvrir ce qu'il se cache derrière ce sourire bienveillant et ces yeux sombres. Je repense à Tom, qui a su tous nous protéger et à Mike qui n'hésite pas à faire front et à casser la figure de plusieurs types sans recevoir une égratignure.
— Si vous procédez à votre... truc, n'y-a-t'il pas une chance que cela augmente également mon ying ?
Pour la première fois, Maître Xing ne semble plus si sûr de lui.
— Peut-être... mais ton yang se renforcera aussi. Le qi n'est pas une science exacte, tu t'en doutes. Moi-même, je n'ai pas la réponse à cette question.
Je hoche la tête évasivement.
— Très bien, j'accepte. Mais je décide de l'emplacement et du motif.
— Comme tu voudras, souffle Maître Xing dans un sourire.
Je me lève et enlève mon pull et mon t-shirt. Puis, je m'installe sur les coussins de sorte à ce que Maître Xing puisse accéder à mon flanc gauche. Ce dernier dévisse le haut du bâton et verse l'encre à l'intérieur. Puis, il s'approche de moi. Je frissonne quand je sens la pointe de l'aiguille froide contre ma peau. Il croise mon regard et j'acquiesce. Alors, il frappe sur le bâton avec le petit maillet. Je ressens un picotement lorsque l'aiguille rentre dans ma peau.
— Que s'est-il passé au Parlement ? demande Maître Xing tandis qu'il continue son œuvre.
— Nous avons réussi à retrouver Céline mais alors qu'on allait s'échapper, ils nous ont retrouvés. Nous avons lutté mais ils étaient trop nombreux...
Je rassemble mes pensées avant de continuer :
— Il y avait un type, je n'arrive pas à me souvenir de sa tête... Je me rappelle seulement de ses yeux, des yeux bleus, froids, inexpressif. Je... j'ai essayé de rentrer dans sa tête comme je fais d'habitude mais je n'ai pas réussi. Comme en Argentine, le gars que Jérémie a tué pour me défendre. Mais cette fois-ci, en plus de me chasser de sa conscience, il a contre-attaqué.
Je fais une pause, le regard dans le vide. Je suis de nouveau dans cette salle sombre, face à cet homme. La peur me comprime le cœur et je n'arrive pas à me détacher de ses yeux. Je sens que je vais mourir, ici.
— C'était comme si lui aussi possédait des capacités hors norme. Il m'a projeté contre le mur et je me suis évanoui. Quand je me suis réveillé, ils nous avaient arraché Céline.
Un silence s'installe, Maître Xing est penché sur mon corps, concentré sur le dessin qu'il créé.
— Explique-moi en détail comment il a pu t'éjecter de sa tête... son esprit ? Céline m'a dit que tu étais le seul à pouvoir entrer dans la conscience des gens.
— C'est ce que je croyais aussi. C'était comme s'il avait été entraîné. D'habitude, personne n'arrive à ériger des défenses autour de son esprit, les gens sont trop faibles pour savoir le faire. Mais chez lui, elles étaient immenses et infranchissables. Alors, j'ai dû complètement projeter mon esprit sur lui. Je l'avais déjà fait par le passé mais jamais dans une situation comme celle-ci car mon corps physique devient totalement vulnérable. Je ne le contrôle plus. Puis, j'ai cru que j'avais réussi à ouvrir une brèche et je m'y suis engouffré. Il m'a piégé et quand je m'en suis rendu compte, c'était trop tard... Il m'est impossible de vous expliquer ce que j'ai ressenti, c'est comme si la mort s'abattait sur vous, comme si vous deveniez fou... Je ne contrôlais plus rien et je n'arrivais plus à réintégrer mon corps.
Je m'arrête pour reprendre ma respiration. Mon cœur bat vite dans ma poitrine et la douleur du tatouage commence à se faire ressentir dans tout mon corps.
— Je ne sais pas comment j'ai réussi à m'arracher à ses griffes – car c'est lui qui me faisait tout ça, j'en suis sûr. La seule issue de secours était de reprendre de mon corps pour échapper à son emprise. Mais encore une fois, c'est une procédure risquée qui doit se faire par étapes, un peu comme les zones de décompression pour les plongeurs. Je l'ai pourtant fait. J'ai cru... J'ai cru mourir.
Nouveau silence. Lorsque je relève la tête, Maître Xing m'apparaît à travers un voile brouillé.
— Nous n'avons pas pu sauver Céline et Jérémie a failli se faire tuer. À cause de moi.
— Ne dis pas ça mon garçon ! s'exclame Maître Xing en retenant son geste.
J'étouffe un sanglot et prends une grande respiration.
— Tu as fait tout ce que tu as pu, reprend-il, plus doucement. Vous ne saviez pas quel danger vous alliez affronter et vous ne vous attendiez pas à ça. Jérémie a fait ses propres choix et je suis sûr qu'il ne regrette pas d'être venu à ton secours.
Le maillet s'abat sur le bâton en bois.
— Néanmoins, je ne peux pas t'aider à comprendre ce qu'il t'est arrivé, même si je le voudrais de tout mon cœur. Toi seul peux le découvrir.
— Et comment ? Je ne suis même pas capable de protéger les autres, et vous venez de me dire que je dois également les protéger de moi-même !
— Tout ne repose pas sur tes épaules, Alexis. Apprends à demander l'aide des autres quand tu en as besoin. Ils sont tous là pour toi. Le plus important maintenant est ta lutte intérieure, pour l'heure. Il est nécessaire que tu comprennes ce qu'il t'arrive et ce qu'il s'est passé là-bas. Je ne te cache pas qu'il y a une part de risques conséquente. Mais il est nécessaire que tu l'affrontes sinon, tu n'as aucune chance de surmonter cette épreuve.
— Et si je n'y arrive pas ? chuchoté-je.
Maître Xing repose ses outils sur la table basse et admire son travail. Puis, il plonge son regard dans le mien.
— Tu y arriveras. J'ai confiance en l'avenir.
Il me sourit et je comprends qu'il est sincère.
— Maintenant, laisse-toi faire. Il faut que je termine.
Il s’assoit dans la même position que Tom a déjà prise, celle du lotus, il me semble, et ferme les yeux.
XXX
— Alors, ça donne quoi ? s'exclame Jérémie quand je pénètre dans la pièce où sont réunis les autres.
Je soulève mon t-shirt pour dévoiler mon flanc.
— Wooaah, elle est vraiment belle ! Pourquoi une panthère... noire ?
Je souris.
— Parce que j'aime beaucoup cet animal.
Je croise le regard de Tom. Ses yeux brillent et il me sourit. Je le lui rends timidement avant de camoufler à nouveau mon tatouage. Un fourmillement court le long de mon torse et se concentre sur mon flanc gauche avant de disparaître.
— Et toi alors, Jérémie ?
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