Chapitre 7

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 Alors que je fixe l'écran de mon téléphone en réfléchissant à l'éventualité de répondre à ce message, le nom de mon frère apparaît accompagné de sa sonnerie attribuée.

 — Salut Alex, tout va bien ?

 — Bonjour ma sœur, oui tout va bien. Tu sais que je ne t'appelle pas uniquement quand il y a un problème, n'est-ce pas ?

 — Je n'irai pas jusque là, cher frère, mais généralement il y a toujours une raison à tes appels.

 — C'est bien vrai, répond-il en riant. Et tu as tapé dans le mille. Je te contacte à propos des cent ans de Grand-Père.

 — Mon dieu, il a tenu jusque là le vieux croûton ?

 — Charly !

Désolée, c'est sorti tout seul.

 Mon frère s'indigne au téléphone pendant que je ricane. Globalement, du côté de mon père, nous ne sommes pas une famille très unie. Mon grand-père et ma grand-mère sont aux antipodes. J'adorais ma Mamie quand j'étais enfant, tandis que son mari était vieux jeu et persuadé que l'on n'était jamais sorti de l'état de guerre. Il a élevé ses quatre enfants très strictement tandis que ma grand-mère était souvent absente, travaillant dans l'aviation. Il a donc façonné mon père à son image : un bon gros vieux con. 

 Son autre fils ne lui adresse plus du tout la parole, ayant été marqué au fer rouge par cette éducation, tandis que les deux filles restantes ont décidé de suivre leurs propres voies. Elles sont restées en bons termes avec tout le monde et appliquent les valeurs qu'elles revendiquent dans leurs familles. Ainsi, j'aime énormément le clan des Branille et le clan des Ramirez avec qui j'ai passé tous mes étés depuis ma naissance. Cependant, en grandissant, tout le monde a pris un chemin différent, et bien que je les apprécie toujours autant, nous ne nous voyons que très rarement.

 — Oh, ça va ! Tu vas pas me dire que tout d'un coup c'est devenu ton meilleur pote, dis-je à mon frère à propos de mon grand-père.

 — Bien-sûr que non, tu connais mon avis là-dessus, mais malgré tout, je le respecte et tu devrais faire de même. Il est d'un autre temps, mais il est correct avec nous.

 — Avec nous, ou avec toi ? je lance, cinglante.

 Mon frère marque une pause et je n'entends plus que son souffle dans le combiné pendant quelques secondes. Je sens mon corps se tendre. Je me lève du lit et commence à arpenter l'espace.

 — Je sais qu'il n'a pas toujours été très tendre avec toi, mais il s'est calmé quand Mamie a pris sa retraite. Si tu passais les voir plus souvent, tu le saurais.

 — Alex, la dernière fois que j'ai passé le perron de leur maison, c'était il y a sept ans et je me suis pris un coup de savate dans la gueule. Il y a mieux comme accueil.

 — Arrête, tu l'avais cherché. T'as insulté Papa de tous les noms en regardant Grand-Père dans les yeux, lui disant clairement que c'était de sa faute.

 — Il n'avait qu'à pas me virer de chez moi.

 Alex soupire à l'autre bout de la ligne. Je le vois d'ici prendre sa tête dans ses grandes mains et passer son pouce autour de sa bouche plusieurs fois, tic qu'il a toujours possédé depuis aussi longtemps que je me souvienne.

 — On ne va pas avoir cette conversation encore et encore à chaque fois qu'on parle de lui. Quand est-ce que tu vas grandir, Charly ? Tu n'as plus douze ans. Je comprends très bien que ça t'a blessée, et je te l'ai déjà dit. Tu sais que je te soutiens et que ça a toujours été le cas, que je fais ce que je peux pour te défendre et que je comprends tout à fait que tu ne veuilles plus parler à nos parents.

 Il s'arrête pour reprendre son souffle. C'est vrai, il m'a toujours soutenu, sans le montrer ouvertement, mais il ne m'a jamais laissé tomber face à la douleur psychologique que m'a infligée mon père. Seulement, c'est une histoire de me comprendre, et c'en est une autre de le vivre.

 — Bref, j'en reviens aux cent ans de Grand-Père, et au fait que tu dois venir.

 — Euh non, ça ira merci. Amuse-toi bien.

 — Charly ! Il est en sursis, cent ans c'est déjà un exploit pour n'importe qui. Tu le regretteras si tu ne viens pas.

 — Je regretterai quoi ? D'avoir passé une journée peinarde chez moi au lieu de me faire écraser et marcher dessus comme un paillasson bon marché par Hitler et Staline ? Ouais, je le regretterais trop.

 — Et s'il meurt demain, tu te sentiras conne.

Et voilà, il est énervé maintenant.

 Mon frère ne jure jamais. Il est calme, droit et parle bien. Un peu mon contraire. Les rares fois où il ajoute des insultes à son vocabulaire sont lorsque je le pousse à bout. Nous y voilà donc.

 — Écoute, je suis désolée, mais je ne peux pas. C'est au-dessus de mes forces, j'ai trop de respect envers moi-même.

 — Essaye d'en avoir un peu pour les autres, pour une fois dans ta vie.

 Je ricane. Je sais qu'il ne dit pas ça méchamment. Mon frère est incapable de faire du mal aux gens qu'il aime. Cependant, il est brut de fond et n'hésite pas à dévoiler ses pensées comme elles viennent, sans filtre. Beaucoup sont déstabilisés par cette honnêteté trop franche, moi c'est exactement ce qu'il me faut.

 — Ce n'est pas juste Grand-Père, il y aura aussi tous les Branille, et Stéphanie a mentionné à Maman qu'elle serait également présente avec son bébé.

 Je bloque sur cette dernière phrase.

Ma cousine a un bébé ? C'est quoi ce bordel ?

 — Un bébé ? Comment ça un bébé ?

 — Tu vois ! C'est bien la preuve que tu ne les vois pas suffisamment ! Stéphanie ne s'est pas arrêtée à un seul avis, et il se trouve que sa stérilité n'en était pas une. Elle a accouché il y a deux mois, je t'avais envoyé un mail avec sa photo.

 — Arrête de m'envoyer des mails, tu sais très bien que je ne les consulte jamais !

 — Tout ça pour dire : s'il te plaît Charly, réfléchis-y. Pour moi. Et pour nos cousins et cousines. Je sais que t'as envie de les voir, et c'est l'occasion de rencontrer ce petit bonhomme.

Il croit vraiment qu'il va m'appâter avec un mioche ?

 Ceci dit, il n'a pas tort. Cela fait bien trop longtemps que je n'ai pas vu les rares membres de la famille que j'apprécie, et ce serait bien de tous les revoir. Je soupire bien bruyamment pour lui montrer qu'il s'agit tout de même d'un effort énorme de ma part.

 — Okay, okay, t'as gagné. Je vais y réfléchir.

 — Merci ! Je te rappelle en fin de semaine pour voir les modalités avec toi. Bonne nuit Charly.

 Je marmonne un bref au revoir, et raccroche en balançant mon portable à l'autre bout de la pièce, sur la panière de linge sale qui commence à déborder.

*****

 En arrivant à l'agence, Johanne me fait signe de passer la voir.

 — Charly, bonjour. J'espère que ton premier jour s'est bien passé. Chloé a dû prendre sa journée du coup tu accompagneras Armel aujourd'hui, je te laisse l'attendre en salle de réunion.

Armelle ? Encore une meuf ?

 Je salue Johanne et pars en quête de ma nouvelle référente intérimaire, lorsque je tombe sur Betty qui m'accueille avec un grand sourire.

 — Bonjour, jolie Charly ! Comment vas-tu ?

 Je lui glisse une bise sur la joue en posant ma main sur sa hanche. Elle a une odeur sucrée, un parfum que je connais, que j'ai porté quand j'étais adolescente, mais dont je ne me rappelle pas le nom.

 — Ça va ! Je suis orpheline de référente alors je tape dans le stock ! 

 Elle rit vivement à ma blague pas drôle et je la vois se remettre en marche naturellement. Se dirigeant vers l'allée menant aux salles de réunions, je lui emboîte le pas en discutant. 

 — Tu es avec qui aujourd'hui du coup ? Peut-être que tu seras avec le mien ! dit-elle malicieusement, me glissant un clin d'oeil.

 — Non, j'ai une nana, mais ça aurait été bien drôle, je pense !

 Tout semble facile avec Betty. Nous nous connaissons depuis à peine vingt-quatre heures et il n'y a pas une once de gêne entre nous, comme si nous étions amies depuis toujours. C'est vraiment très agréable. Arrivées devant la salle de réunion, elle me fait face.

 — Je vais passer aux toilettes avant de commencer la journée ! 

 — D'accord ! Ah au fait, je lance avec un clin d'oeil, j'en profite de te voir pour répondre à ta question d'hier : ce serait avec plaisir !

 Elle me regarde avec un air qui me déstabilise, les sourcils froncés et la tête penchée.

 — Ma question ? Quelle question ? 

 Elle observe mon visage se décomposer à mesure que son sourire illumine le sien. 

 Je pige pas là. Elle m'a bien proposé de sortir avec elle ?

 Tout d'un coup, son rire résonne dans le couloir, Betty se moquant ouvertement de moi, mais sans méchanceté, enfin je crois. Elle me lance un sourire en coin, et en un clin d'œil, elle a disparu. Cette fille est surprenante, et moi, je me sens idiote. Je crois que j'ai pensé trop vite. Tout n'est pas si simple, et à cet instant précis, je suis plus que gênée. Heureusement que cette histoire de joues écarlates n'existe que dans les romans.

 Je me ressaisis et entre dans la pièce sans toquer, la pensant vide, mais un homme d'une trentaine d'années s'affaire derrière une des tables. 

 — Excuse-moi, tu ne sais pas où se trouve Armelle ?

 Il me détaille de la tête aux pieds et sourit, les sourcils froncés. Peut-on avoir une expression plus paradoxale que celle-ci ? Il s'avance vers moi et me fait la bise sans hésiter. 

 — Eh bien tu l'as trouvé ! J'attends mon assistante préférée !

Armel est un homme ?!

 Je crois que ce début de matinée ne peut pas m'apporter plus de surprises, en tout cas je ne sais pas si je le supporterai. Je me sens un peu perdue, moi qui ai l'habitude de maîtriser l'art de sauver les apparences, je me sens vraiment bête maintenant.

 — Ah ben la voilà ! Je vais me chercher un café et on va pouvoir commencer.

 Je me retourne vers la porte d'entrée et la personne dont parle Armel n'est autre que Betty. Sans pouvoir m'en empêcher, j'explose de rire. Tout sourire, Betty m'enlace brièvement avant de se reculer pour m'observer, un éclat malicieux dans ses iris chocolatés. 

 — Je te taquinais ! J'espère que tu ne m'as pas crue. Je suis contente que tu aies envie de sortir avec moi vendredi, et je suis contente que nous passions la journée ensemble. Ça va être super chouette !

 Décidément, je n'arrive plus à m'arrêter de rire. Si elle aime autant s'amuser que moi, ça risque d'être explosif. Je la rabroue en riant et passe mon bras autour de ses épaules et l'entraîne avec moi pour rejoindre Armel. 

 — Tu as raison, ça va être une super journée !

*****

 Je ne m'étais pas trompée. La journée est passée en un éclair. Armel est un référent génial, et à nous trois, nous avons ri pour au moins dix vies différentes. J'ai pu mettre à profit mes connaissances juridiques tandis que Betty s'est occupée d'organiser différents rendez-vous téléphoniques. C'est ainsi que j'ai appris que ses origines hispaniques lui viennent de sa mère et qu'elle parle un espagnol parfait, ce qui se révèle pratique, car leur principal client actuel est une petite entreprise Catalane.

 Je pousse un soupir satisfait et m'étale sur la balancelle en admirant le coucher de soleil. Si la journée a commencé très bizarrement, elle se termine superbement. Je suis ravie de mon nouveau travail, j'ai rencard avec une fille géniale qui a l'air aussi déjantée que moi, et même Chloé, malgré son caractère de merde, semble être un bon mentor professionnel. Je repense alors à la seule ombre au tableau qui m'agace et décide de prendre le taureau par les cornes. Je saisis mon portable, ouvre l'application message et sélectionne le numéro de Miss Mystère pour l'appeler. Au moins, je serai fixée.

 Après plusieurs sonneries, je tombe sur le répondeur. Ravie, j'écoute attentivement en attendant d'enfin connaître le prénom de cette intruse téléphonique, mais je n'entends qu'une voix robotique m'informant que je suis bien à tel numéro et m'intimant de laisser un message après le bip.

Évidemment... Pas folle la guêpe. 

 Ne voyant d'autre choix, je tape un message rapide :

T'es qui ?

 À ma grande surprise, la réponse, aussi concise que ma question, ne se fait pas attendre : 

Devine.

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