Chapitre 8
Cette histoire commence doucement à me courir sur le haricot. J'adore jouer, mais je déteste perdre, et là, ce pseudo-jeu ne mène à rien. Je n'ai pas envie de m'amuser par texto avec un adversaire inconnu qui a une longueur d'avance sur un sujet dont je n'ai même pas connaissance.
J'abandonne donc la partie sans même daigner répondre et choisis de plutôt m'investir dans la vie réelle. Je me redresse sur la balancelle et compose le numéro de Betty rapidement. Le soleil a terminé sa descente derrière les montagnes et a laissé à sa suite un ciel mauve qui s'assombrit de minute en minute. La tonalité d'appel se répète plusieurs fois avant que j'entende enfin la voix enjouée de Betty. À mon habitude, je ne tergiverse pas dans les manières et vais droit au but.
— Salut, Betty ! Que penses-tu d'avancer notre rendez-vous de vendredi à demain ?
— Je pense que c'est super !
— Le bar Le Raspuntzel à Megève, ça te va ?
— Parfait ! À demain, Charly.
Et elle raccroche. Un point de plus que j'apprécie chez cette fille : elle n'épilogue pas sur les choses inutiles.
*****
Chloé n'a pas réapparu aujourd'hui. Elle est sûrement malade, mais étant ma référente, j'estime qu'elle aurait pu me prévenir directement. Cependant, elle m'a laissé du travail à faire sur nos dossiers par le biais de Johanne, j'ai donc été bien occupée durant cette journée, mais j'ai tout de même réussi à terminer plus tôt que prévu. J'en ai profité pour rentrer me préparer avant de retrouver Betty au bar.
En arrivant devant le Raspuntzel, je la vois sortir de sa petite voiture vêtue d'une robe jaune magnifique. Cette couleur rend son teint éclatant et la longueur du tissu tombe harmonieusement sur ses hanches gourmandes.
Wow, y a du niveau !
Quand ses yeux caramel se posent sur les miens, son visage se fend d'un grand sourire et c'est presque en courant qu'elle élimine la distance qui nous sépare. Je lui renvoie sa joie et me penche pour l'embrasser sur la joue. Mais elle en a décidé autrement et m'enlace avec fermeté, collant son corps contre le mien.
— Salut, Mademoiselle ! je lui souffle à l'oreille en riant. Tu es très belle.
Elle se détache de moi et se recule pour jauger mon attirail composé d'une veste officier bleu nuit recouvrant un T-shirt loose rentré dans un jean sombre à l'effet usé.
— Tu n'es pas mal non plus, Charly Sanders.
Je souris et l'invite à entrer dans le bar. L'atmosphère est feutrée, une lumière rouge tamisée éclaire individuellement chaque table et un fond de musique jazz alimente l'ambiance cosy de l'endroit. Il n'y a presque personne, il faut dire qu'il est peu commun de sortir un mercredi soir dans le centre de Megève lorsqu'on est hors-saison.
Au moins, personne ne viendra nous faire chier.
Je la suis vers une table en bois, fabriquée à partir d'une bobine de câbles électriques, un peu isolée au fond de l'établissement. Des fauteuils larges et dépareillés encadrent une banquette ayant l'air extrêmement confortable. Betty prend place sur cette dernière et je m'assois à côté d'elle. Le serveur reparti avec nos commandes, je me penche vers Betty.
— Je pense que ce que tu as fait était très culotté !
— Qu'est-ce que j'ai fait ? demande-t-elle, étonnée.
— M'inviter à sortir, de cette manière, sans préavis. Je t'avouerai qu'on ne me l'avait encore jamais fait comme ça.
— Ah ! Haha. C'est vrai, j'ai osé. En fait, avant j'avais tendance à préparer le terrain, récupérer le numéro de ma proie et dragouiller par ce biais, si on peut dire. Mais en fait, les textos ou tout autre moyen de communication du genre, pour ça, c'est la merde. Tu attends des heures que la personne te réponde sans savoir si elle est occupée ou si elle t'ignore. Tu as toujours l'impression qu'elle parle froidement et qu'au final, c'est juste toi qui lui court après. Du coup, maintenant, je préfère jouer franc-jeu dès le départ, au moins je suis fixée.
Le serveur arrive et dépose nos boissons devant nous, avec un bol de cacahuètes.
— C'est une bonne façon de voir les choses. Ça m'a plutôt agréablement surprise en tout cas. Et puis, c'est marrant de travailler avec une lesbienne !
— Je ne suis pas lesbienne, répond Betty en fronçant imperceptiblement les sourcils.
— Ah ! Pardon, je m'excuse naturellement. Avec une bi ! C'est juste que je m'attendais à être la seule.
Elle se met à rire doucement.
— Raté ! Je ne suis pas bi non plus.
Je me gratte la tête en plissant les yeux.
— T'es pas lesbienne et t'es pas bi ? je lui demande en réfléchissant. T'es quoi alors ?
Betty pose son verre devant elle et triture la petite serviette arborant le logo du bar, les lèvres à peine étirées sur son doux visage.
— Charly... T'as vraiment besoin de mettre les gens dans des cases ?
Je lève les mains en signe de défense et souris à pleines dents.
— Okay, je te vois venir, je réponds en baissant les bras et je me penche vers elle. Non, je ne suis pas pour catégoriser tout le monde, c'est juste que si t'es intéressée par moi, ça veut dire que tu aimes les filles, mais si tu me dis que tu n'es ni lesbienne ni bi, je t'avouerai que je suis un peu perdue.
— Parce que, justement, tu essaies de me catégoriser. Mais ce n'est pas de ta faute, tout le monde le fait, ajoute-t-elle presque peinée.
Je trempe mes lèvres dans la mousse de ma bière en secouant la tête, mais elle ne me laisse pas répondre.
— Je n'aime pas me définir comme quoi que ce soit. Je sais que ça emmerde profondément les gens qui ont ce besoin primaire de tout catégoriser pour voir le monde plus simplement, et au fond, je ne peux pas leur en vouloir. Je présume qu'on fait tous un peu ça pour certaines choses, pas forcément les mêmes. Sauf que je n'aime pas l'idée que l'on me définisse par rapport à mon orientation sexuelle ou sentimentale.
— Je ne te définis pas par ton orientation sexuelle ! Crois-moi, je peux te définir de bien des manières, cependant, je ne te connais pas encore assez pour que ça soit réellement poussé.
— Peut-être, répond-elle, ayant retrouvé le cœur à rire. Mais c'est quand même une des premières choses à laquelle tu t'es référée quand tu t'es dit que c'était marrant de bosser avec moi.
Je fais tourner mon verre entre mes doigts. Je n'aime pas l'idée de catégoriser les gens, encore moins quand ce sont les autres qui ne voient que ça en moi, et je suis la première à gueuler pour combattre cette tendance ahurissante. Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de le faire quand même.
— C'est vrai, j'abdique. Tu as raison et j'en suis désolée. J'essaie de me soigner, mais j'ai du mal !
Elle se met à rire et me regarde du coin de l'œil.
Bon sang, ce qu'elle est sexy !
— Si tu tiens tant à me loger dans une case, reprend-elle de manière aguicheuse, alors mets-moi dans celle des cœurs d'artichaut.
Je lève un sourcil, surprise, et lèche le pourtour mouillé de mes lèvres.
Serait-ce un mauvais coup du sort ?
Une jolie fille, rigolote et qui n'a pas l'air de vouloir se prendre la tête, il fallait bien que ce soit le genre à tomber amoureuse et rêver de tout ce qui va avec. Il va falloir que je prépare le terrain si je ne tiens pas à la blesser.
— Ne l'est-on pas un peu tous ? Je pourrais me définir de la sorte, quelque part. Disons que je n'aime pas vraiment me poser avec quelqu'un.
Largage de la bombe : check.
J'espère ne pas la voir décamper. Elle m'attire vraiment beaucoup et ce serait du gâchis de ne pas pouvoir consommer ce désir qui commence tranquillement à embraser mon corps.
Elle se met à rire et me regarde avec une lueur brillante dans ses magnifiques yeux bruns.
— Quand je dis « cœur d'artichaut », c'est que je tombe réellement amoureuse de tout le monde. Dès qu'une personne retient mon attention, quel que soit son genre, c'est fichu, je me suis déjà perdue dans ses filets. Je ne peux pas m'en empêcher ! Du coup, je préfère ne pas m'engager, car je serai alors obligée de tromper la personne et ça, ce n'est vraiment pas mon style.
Wow. Ça, je ne m'y attendais pas.
Je réfléchis quelques secondes, passe ma langue entre mes lèvres, et plante mes yeux dans les siens.
— Tu es une amoureuse invétérée, et inclusive. La classe !
Sa tête tombe en arrière alors qu'un grand rire secoue ses épaules.
— Pas sûre qu'imaginer tout le monde baiser tout le temps soit vraiment ce que je qualifierai de classe.
Je manque de recracher la gorgée de bière que je viens d'aspirer.
— QUOI ?!
Elle rit de plus belle.
— Okay, promets de ne pas te foutre de moi.
— Je ne peux pas te garantir ça ! Mais je te promets d'au moins essayer !
Elle prend une grande inspiration, et se lance.
— En fait, j'ai remarqué qu'à chaque fois que je rencontre quelqu'un pour la première fois, mon esprit finit par divaguer et je l'imagine en pleine action. Si son copain ou sa copine est aussi là, je les visualise ensemble, sinon je vois juste la personne en train de faire l'amour.
Je pouffe de rire. Je lui ai promis d'essayer de ne pas me moquer d'elle et j'honore ma promesse, mais j'avoue que c'est un loisir auquel je ne me suis jamais adonnée et c'est d'une voix un peu trop aiguë que je réagis.
— Mais pourquoi tu fais ça ?
— J'en sais rien ! s'écrie-t-elle, amusée. Je ne le fais pas exprès, je ne peux pas m'en empêcher. Je visualise la tête du gars ou de la nana en pleine action !
— T'es grave !
— Mais en soi, c'est pas ça le souci. C'est que du coup, si ça me plaît, ben j'ai envie que ça soit moi qui lui fasse cet effet !
Je m'esclaffe. Enfin quelque chose que je connais.
— Ben c'est pas un problème ça ! C'est comme ça que je fonctionne.
— Oui, mais comme je suis une grande romantique — je sais, ça ne colle pas vraiment avec ce que je viens de te dire — j'aime que la personne me fasse la cour, me fasse rêver, tout ça, tout ça. Mais je suis honnête dès le début pour que l'autre ne s'attache pas.
— Donc tu commences toutes tes relations par « hey j't'aime bien, par contre ne comptes pas sur moi pour l'engagement » ?
Elle fait une sorte de grimace, jaugeant ma réaction.
— Ouais... en gros, c'est ça. J'espère que tu ne t'attendais pas autre chose.
J'éclate de rire. Décidément, cette fille n'arrêtera jamais de me surprendre.
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