Chapitre 2
— Meeeoooow.
Et voilà. Agression matinale. Je grogne et m'étire, lâchant dédaigneusement mon portable sur la couette. Je soupire le plus bruyamment possible en fixant Artémis dans les yeux.
— Pas ce matin, je t'en prie.
Il s'avance vers moi, prêt à répliquer, mais je lève une main devant son petit nez.
— Oui, je vais m'occuper de toi comme tous les matins, tu me donnes deux minutes ? C'est quand même pas trop demander !
Il s'assoit sur le lit, le dos droit comme une statue romaine, et me regarde. Il semble hésiter. Finalement, il grimpe sur mes genoux et frotte sa tête sous mon menton comme pour me dire "je ne t'en veux plus, tu peux me papouiller maintenant".
Ben voyons ! Et si moi je lui en veux encore ? Il faut dire qu'Artémis a décidé, hier, qu'il allait repenser tout le design de mes culottes en dentelles à coup de griffes ! Alors, qu'il prenne mes sweatshirts comme des panières, passe encore. Qu'il transforme mon lit en parterre aussi poilu qu'un sol de salon de coiffure, je ne bronche pas. Qu'il considère que la litière est un terrain de jeu, ma foi les aspirateurs existent pour quelque chose. Qu'il décide de me ramener oiseaux et souris comme des talismans chamaniques, ça commence à être limite. Mais qu'il détruise, totalement gratuitement, mes sous-vêtements hors de prix que j'utilise pour assurer mes coups, ça c'est de la trahison pure !
Comme s'il lisait dans mes pensées, il approche son museau et me regarde avec ses petits yeux de Chat Potté. Je fonds. Ah mais ce n’est pas possible ! Suis-je constamment si faible face à cette petite boule noire insupportable et pourtant tellement attachante ?
Il faut croire.
Je gratouille le cou d'Artémis et me lève quand il saute de mes genoux pour atterrir gracieusement face à la porte, me guidant vers sa gamelle.
T'inquiète pas, je connais le chemin.
Après avoir nourri la bête, je m'occupe de mon petit déjeuner et allume la vieille radio rétro que mon frère a retapée. Je n'ai pas une relation très fusionnelle avec mon frère, on se contente de se soutenir et se rendre service. Parfois, on s'appelle pour se mettre à jour, mais il reste le seul réel lien que j'ai avec ma famille.
Mon père a vu rouge dès qu'il a compris que ce n'est pas un gendre que je ramènerai sous son toit. La nature m'a doté de l'un des père les plus macho de la planète. Je ne comprends pas comment ma mère l'a suffisamment supporté pour enfanter de lui deux filles et un fils. De temps en temps, il daigne lever le petit doigt pour l'aider quand elle décide de se rebeller, toutefois, ça n'arrive pas souvent. Ma mère est une suiveuse, elle hoche la tête et s'exécute sans moufter. Longtemps, j'ai eu envie de la secouer, mais ça n'aurait servi à rien.
Quand j'ai fêté mes 16 ans, mon père m'a offert de "dégager de la maison à grands coups de pied au derrière", mais ma mère l'en a défendu — la seule réaction intelligente qu'elle n’ait jamais eue — et j'ai pu rester jusqu'à ma majorité.
Ma mère n'est pas la plus heureuse de ce qu'elle appelle "la situation", néanmoins, elle ne supporterait pas de me perdre pour de bon. De temps en temps, elle m'appelle puis raccroche. Au début je la rappelais, mais elle ne désirait pas discuter, elle voulait juste savoir si j'allais bien, si j'étais toujours là, vivante. Elle prend de mes nouvelles par le biais de mon frère, quand il en a. Maintenant, quand elle appelle, je laisse sonner, et elle se satisfait de la voix de mon répondeur.
Quand ma sœur m'a surprise en train d’embrasser Mélodie, à 12 ans, dans la petite cabane de tissu que j'avais construit dans ma chambre, elle a décidé de ne plus me parler pendant près de trois mois. Une réaction très mature, pour mon aînée de 4 ans, qui a ruiné notre relation. J'étais très proche de Léa, gamine. C'était un peu mon modèle, elle réussissait tout ce qu'elle entreprenait, était très forte et n'hésitait pas à tenir tête à mon père. Mais cet évènement m'a fait découvrir qu'elle possédait un avis bien trop tranché sur la manière dont l'orientation sexuelle d'une personne définissait son humanité.
J'ai tendance à en rire maintenant. J'ai évolué, loin d'eux, et aujourd’hui j’en suis heureuse. Je resterai une femme non ternie par une famille aux jugements dévastateurs. J'ai décidé de m'y soustraire. Je ne suivrai pas, je ne subirai pas, je ne souffrirai pas. Quand est venu le temps de partir, je l'ai fait sans un baiser, sans me retourner. J'ai clôt un chapitre de ma vie. Cependant, j'ai toujours la nausée quand je pense à l'image clichée de ma famille. Je pensais que les années 2000 ne connaissaient plus ce genre de préjugés aberrants, en France tout du moins. Mais il faut croire que si, et son illustration parfaite porte mon nom.
La voix grésillante de Calvin Harris sort de la petite radio orange. De quoi bien commencer la journée ! J'attrape l'Advil 400 posé sur la paillasse de mon bar et l'engloutis avec un grand verre de jus d'orange pressée trouvé dans la porte de mon réfrigérateur. Des fois, je m'accorderai des médailles d'or tellement je suis prévoyante ! Je savais visiblement d'avance que prévenir mes amis n'allait pas suffire à rester convenablement sobre.
Je file sous la douche après avoir pris soin de monter le volume de la radio à fond et me prépare pour aller au marché. Rien de tel qu'une petite ballade pour s'assurer d'avoir les yeux en face des trous. Arrivée sur la grande place, je me rends compte que j'ai laissé mon portable dans mon lit. Je ne sais pas qui m'a écrit ce matin, mais si c'était important, on m'aurait appelé.
J'aime bien aller au marché le dimanche, c'est mon petit plaisir du week-end. Habituellement, je fais un premier tour où je tâte tous les fruits et légumes jusqu'à ce que le maraîcher pète un câble car je n'achète finalement rien. Puis je fais un deuxième tour où je m'arrange pour engager la conversation avec toutes les petites mamies qui sont sur le point de donner la monnaie au vendeur, comme ça, le paiement dure des plombes. J'attends que toutes les personnes de derrière commencent à râler, puis je pose ma main sur l'épaule de Mamie X, 84 ans, un Yorkshire, veuve depuis 5 ans, habitant seule mais recevant quotidiennement la visite de sa petite fille, et ayant un rendez-vous dans une heure pour son implant cochléaire, et lui crie "allez, bonne journée !" avant de m'enfuir vers l'étal du fromager. Pourtant, ce matin, je n'ai pas la tête à ça. J'erre dans les allées, évitant les poussettes et les caddies.
C'était pas l'idée du siècle, ça, Charly.
Arrivée à l'étal du fromager, une promotion sur le Saint-Marcellin me convainc tout de même d'en acheter deux, puis je rentre enfin chez moi. Je me sens vivifiée de cette petite promenade, bien que mon corps ait toujours du mal à suivre.
Je m'installe sur le balcon, sors la salade et fais des petits ballotins de fromage parsemé d'herbes de Provence et emballé dans une feuille de laitue. Je déguste mon petit festin avec un verre de limonade maison — j'aurais bien pris un bon petit rouge, mais vaut mieux se la jouer détox là — et m'affaisse avec satisfaction sur la banquette de ma balancelle, une vue imprenable sur le Mont Blanc.
Sans déconner, j'ai vraiment une vie de prince !
Je me réveille quelques heures plus tard, un Artémis sur les genoux, ronronnant calmement. Je jette un coup d'œil au fromage que j'ai laissé à vue sur la table et me rends compte qu'il n'y a pas touché. Je caresse son museau et lui susurre à l'oreille ma fierté. Je lui ouvrirai une boîte de pâtée ce soir.
Je me souviens que je n'ai toujours pas regardé mon téléphone. Il faut dire que mon Nokia 3310 quitte rarement ma chambre. Je ne suis pas très fervente des nouvelles technologies, et si je ne peux nier que c'est tout de même bien plus pratique qu'un pigeon voyageur, j'ai toujours tendance à débarquer directement chez les gens quand il me prend l'envie de leur parler. Alors oui, je ne me fais pas toujours recevoir avec un sourire sincère, mais bon, ils faisaient comment à l'époque ? Au moins, je me contente de sonner à l'interphone ou composer le code plutôt que gueuler comme une poissonnière à la fenêtre de la voisine. Mes amis ont fini par s'habituer et savent que je ne suis pas souvent joignable, résultant en un temps interminable avant d'obtenir une réponse de ma part.
Finalement, plus par curiosité que besoin, je me décide à rejoindre ma chambre, attendant cependant qu'un gros nuage vienne enlever tout intérêt à rester sur le balcon. À ma grande surprise, deux notifications se sont ajoutées à celle de ce matin.
C'est Noël ou quoi ?
Je fais défiler l'écran d'accueil. Un appel manqué de ma mère, un SMS de Pauline me demandant comment je vais, et un message d'un numéro inconnu :
Je crois que tu as oublié quelque chose chez moi, hier soir.
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