Chapitre 3

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 Je fixe mon écran.

 Je ne comprends pas.

 Il ne m’est jamais arrivé d’oublier quoi que ce soit à cause de l’alcool. Honnêtement, je pensais que la légende du black-out n’était plus d’actualité. Mais là, impossible de me souvenir du laps de temps entre mon départ de chez Pauline et mon arrivée chez moi. Je ne sais pas où j’étais, ni avec qui, et j’aurai apparemment oublié quelque chose chez cette personne. Je m’affale sur le lit, la tête lourde.

 Le soir arrive tranquillement, et dans le même temps, le début de mon nouveau travail approche dangereusement. J’attends cette opportunité depuis des années. Je ne peux pas tout gâcher juste parce que j’ai laissé l’alcool l’emporter sur moi une fois de plus. Je décide de retourner prendre une douche, froide cette-fois, ça m’aidera peut-être à éclaircir mes idées.

 En sortant de la salle de bain, Artémis m’attend, triomphant, un petit oiseau pépiant dans le museau.

Manquait plus que ça…

 Je soupire, m’approche pour que mon chat lâche sa proie et le chasse afin de libérer le passage. Je récupère mon gant spécial petit-oiseau-en-détresse, saisit la bête délicatement et l’emmène dans la chambre de réveil avifaunistique. Sommairement, une boîte en carton placée en hauteur sur mon balcon avec du coton à l’intérieur, un petit récipient rempli d’eau et quelques miettes de pain rassis, recouverte d’un carré de tissu, que j’ai fini par construire au vu de la collection de bestioles amochée d’Artémis.

 J’essaie de me souvenir des invitées à l’anniversaire de Pauline. Il n’y avait qu’une seule fille que je ne connaissais pas du tout, mais elle est venue accompagnée de son copain, et ils sont repartis avant que je ne sois totalement dans le brouillard. Des autres personnes présentes, quelques filles que je vois régulièrement à nos soirées, des amies d’amis avec qui je n’ai jamais vraiment pris le temps de discuter. Certaines que je n’apprécie pas du tout. De toute façon, elles sont toutes tellement hétéro que mes pensées salaces ne s’y sont jamais attardées. Je ne prends le temps d’admirer que s’il y a du potentiel. Si mon genre m’élimine d’office, à quoi bon forcer le destin ?

 Il y avait également mon ancienne prof d’anglais de fac, Sherry, sosie de Meredith Grey, sur qui j’ai fantasmé pendant des années, et qui est finalement devenue une amie. Mais non, je n’ai pas pu la toucher.

Enfin, je crois…

 Non. Non ! C’est forcément quelqu’un d’autre. Mais il n’y a plus vraiment de choix… Je vérifie quand même dans mon répertoire. En lettres capitales, « SHERRY » suivi de l’émoticône seringue. Ce n’est donc pas elle. Cependant, je n’ai plus la force d’activer l’antibrouillard dans mon cerveau, et je lâche l’affaire pour ce soir. Quoi que j’ai pu oublier chez elle — mon dieu, j’espère que ce n’est pas un lui ! — ce n’est pas quelque chose qui me manquera.

 J’erre dans la cuisine à la recherche de quelque chose d’intéressant à me mettre sous la dent, mais rien ne m’inspire. Je décide donc d’en rester au dîner typique du blues du dimanche soir : tremper des gressins dans le pot de Nutechoc’ devant la saison 13 de Grey’s Anatomy.

 Mais ça ne suffit pas à m’enlever le texto de la tête. Peut-être qu’il s’agit tout simplement d’une blague. Ce ne serait pas la première fois qu’un de mes potes se paye ma tête. Ils connaissent le fonctionnement de mes relations et aiment bien me charrier avec ça. Cela fait des années que je n’en ai pas entendu me demander « alors, c’est quand que tu te cases ? ». Ils savent. Charly Sanders ne se case pas.

 Mon corps est pris de violentes secousses avant même que je ne réalise ce qu’il se passe. J’éclate de rire. Qu’est-ce que je peux être stupide parfois !

Ce n’est que maintenant que tu t’en rends compte ?

 Évidemment que c’est une blague. J’ai beau ne pas me souvenir de ce que j’ai fait hier soir, ni avec qui, je me souviens tout de même vaguement être partie de la soirée seule. Mes lèvres sont constamment gercées, je ne peux donc pas prendre cela comme un indice tout à fait admissible. Quant à mes courbatures, eh bien… Okay, je n’ai pas de raisons pour ça. À part que nos soirées ne sont jamais calmes, il est donc tout naturellement possible qu’un peu trop d’agitation laisse des souvenirs dans mes muscles.

 Certes, tout est flou après la soirée de Pauline, certes je me souviens partir de chez elle seule, mais pas de rentrer chez moi directement, certes ce message est plus qu’étrange, mais je décide de faire abstraction. Advienne que pourra, je ne compte pas y répondre de toute manière.

*****

 Quand mon réveil sonne, ce n’est pas sans difficulté que je m’extirpe de mon lit, malgré mon excitation. Je dépose un baiser sur le crane qu’Artémis me tend, et nous nous étirons en même temps.

 — Ça va être une bonne journée, tu verras, lui dis-je, abandonnant son pelage de sous mes doigts.

 Dans la cuisine, mon bol de muesli m’attend sous un torchon propre. Je rajoute une banane, quelques framboises, du miel et du yaourt et je m’installe confortablement devant la paillasse.

 La ponctualité n’ayant jamais fait partie de mes grandes qualités, j’ai décidé, avant de m’endormir, de voir large pour ce matin. Je voulais pouvoir avoir le temps de manger et me préparer tranquillement, sans avoir à me presser.

 Repue, je pose le bol par terre pour qu’Artémis se délecte des restes de laitage et m’enferme dans la salle de bain. Je m’affaisse contre l’évier et observe l’image que me reflète mon miroir. J’ai les traits tirés, le visage gris. Deux poches creuses et violettes soulignent mes yeux verts, habituellement si brillants, aujourd’hui tristement ternes. Mon visage, encadré par de longues ondulations auburn emmêlées sur mon crâne, porte encore les traces de la soirée de Pauline. Je me passe les mains sur la figure et me glisse finalement dans la douche.

 L’eau dévale mes courbes à toute allure pour s’écraser contre la céramique blanche. Je ferme les yeux et laisse aller ma tête en arrière, recevant le jet comme de l’eau bénite destinée à nettoyer mes péchés. Un petit plaisir ne serait pas de refus et je décide de me frictionner avec le sucre moussant Bath and Body Works que j’ai ramené de mes vacances à New York, il y a six mois. J’ai fait un stock effarant de leurs produits dont les odeurs variées, dans lesquelles le naturel fait sûrement défaut, sont absolument enivrantes.

 Je profite de cet instant-détente pour me rappeler que j’entame enfin le poste de mes rêves et qu’il n’y a aucune raison que la journée se passe mal. Mon ancien employeur, qui m’avait gardé un an de plus à la suite de mon stage de fin d’études, a toujours été pleinement satisfait de mes capacités.

 J’ai travaillé au sein du pôle communication d’une entreprise en expansion à la suite directe de mes études en choisissant la facilité. L’entreprise était calme et familiale, l’équipe sympathique, et ma cheffe de projet me laissait beaucoup de liberté. Les évènements que j’ai pu organiser n’ont jamais été très palpitants, mais je n’ai jamais craché dessus, on commence tous quelque part !

 Grâce à ça, j’ai enfin intégré l’agence que je lorgnais depuis plusieurs années : Extra’Time. Une agence dynamique, implantée en Haute-Savoie, ma région de cœur, qui organise des évènements sportifs et de montagne. En résumé, tout ce qui me fait vibrer !

 Après m’être rincée et brossé les dents, je coupe l’eau, me sèche et décide de prendre le temps de me passer un peu de crème hydratante. Cependant, le temps s’échappe et je m’habille rapidement, récupère mon sac, offre quelques caresses à mon petit monstre et décampe. Sans mon portable. Cette-fois, je ne peux pas me permettre de le laisser ici. Je file le récupérer et m’envole vers ma nouvelle aventure.

*****

 Je pénètre dans le bureau de la directrice de l’agence. Elle me fait signe de fermer la porte et de m’installer sur le fauteuil en cuir trônant au centre de la pièce. Celle-ci n’est pas très grande mais possède deux gigantesques fenêtres ouvrant sur les montagnes. Sa voix me coupe dans mon observation.

 — Bien, on va se mettre d’accord dès le début. Comme je l’avais précisé lors de notre entretien, ici on ne se vouvoie pas, on s’entraide et on place la bonne humeur en priorité ! Si tu es capable de faire ça, alors tout se passera pour le mieux.

 — Je pense que c’est dans mes cordes, oui, acquiescé-je avec un grand sourire.

 Johanne m’entraîne hors de son bureau et me fait visiter les lieux. Elle me présente aux différents pôles de l’agence et m’explique qu’aujourd’hui, je ne ferai que de l’observation afin de me mettre dans le bain. Les locaux sont magnifiques, chaque bureau séparé des autres par d’immenses pans de verre dépoli en dégradé. De sublimes photographies des divers évènements déjà organisés par l’agence parent les murs, offrant des vues imprenables sur la flore Haute-Savoyarde. Une lumière chaleureuse s’évade d’étonnantes suspensions industrielles. C’est superbe ! Je suis déjà sous le charme.

 — Aujourd’hui, une toute nouvelle équipe d’assistants se met en place, c’est un peu expérimental, je te l’avouerai. Du coup, on a décidé de faire une petite activité propice à l’échange. Chacun doit deviner qui est son chef de projet attitré. Enfin bref, je te laisse dans la fosse aux lions !

 Johanne disparaît de la pièce commune où nous nous trouvions et une parole se fait entendre derrière moi.

 — Déjà, on sait que ce n’est pas toi !

 Cette voix. Je reconnais cette voix. Je tourne la tête vers sa provenance et je me fige, les yeux écarquillés.

Oh merde.

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