Chapitre 4
Je fixe les yeux noisette qui me fixent avec désarroi et entends à peine la voix étouffée qui me parvient dans mon brouillard :
— Oh putain, ne me dis pas que Charly Sanders, c'est toi ?
Eh ben faut croire que si, pétasse.
Elle semble à la limite entre l'étonnement et l'affliction. J'ai l'impression d'avoir gagné la roue de l'infortune. J'étais tellement heureuse d'avoir enfin obtenu un poste dans mon job de rêve que je n'ai pas pensé deux minutes à aller me renseigner sur l'équipe de la boîte. Mais, avec mes neurones se branchant à nouveau les uns aux autres, je remarque que Johanne ne m'a pas présenté les personnes se tenant dans cette pièce. On doit tous être des assistants, y compris Elle. Je ne crains rien. J'ai juste à attendre ma référente et je n'aurai pas à la croiser plus que ça. La majorité du job se fait sur le terrain, à vaquer par monts et par vaux dans les reliefs de Haute-Savoie. J'aurai juste à me la farcir pendant les réunions hebdomadaires.
Déstabilisée, je jette un coup d'œil au reste de l'équipe et bafouille une salutation accompagnée d'un signe de la main assez mollasson.
Tu me fais quoi là, Charly ?
Je me retourne à nouveau vers les noisettes perçantes et acquiesce négligemment en réponse à son interpellation. Au dessus des noisettes, un grand front sous quelques mèches si blondes qu'elles tirent presque sur le blanc. Au dessous, un petit nez retroussé surplombant des lèvres lisses et colorées, la lèvre inférieure légèrement pulpeuse. Ses joues sont parsemées d'un nuage rose naturel qui n'a rien à envier à la meilleure marque de maquillage, et sont encadrées par une cascade de cheveux en fouillis très distingué, dévalant ses épaules carrées. Sa peau est claire et lumineuse, et seuls ses yeux sont soulignés d'un trait de crayon noir.
Alors que je la détaille des yeux sans réserve, une voix s'élève dans la pièce :
— Vous vous connaissez ?
Noisettes se redresse et son visage, aux airs enfantins, semble se recomposer. Elle ignore la question et me tend une main en se présentant formellement :
— Chloé Matteson, chargée de projet, tu es mon assistante.
Je sens ma mâchoire se décrocher. J'hésite entre pleurer de rire et m'effondrer par terre. De toutes les chargées de projet pouvant potentiellement travailler à Extra'Time, il fallait que Chloé soit ma référente. J'ignorais même qu'elle travaillait dans ce domaine il y a encore cinq minutes, et maintenant je vais devoir accepter de lui coller aux basques pendant les deux prochaines années. Minimum. En même temps, je ne connais rien d'elle à par son prénom, et son nom maintenant, et j'aurai aimé que ça ne change pas.
Je n'ai rencontré Chloé qu'à de rares occasions. Elle accompagne parfois le copain de Maëlle, qui fait partie de notre petit groupe de potes, aux soirées que l'on organise. C'est le genre de nana, quand elle débarque dans un endroit, personne ne peut la louper. Elle se met à crier son excitation, saute dans les bras de tout le monde puis attrape la téquila pour se descendre la moitié de la bouteille. Le genre de personne sans-gêne que personne n'a réellement invitée, sans pour autant se sentir dérangée par la situation. À côté d'elle, je suis un ange.
Mais ce que j'ai immédiatement remarqué, la première fois que je l'ai vue, c'est la couche de maquillage qui recouvrait son visage. Je me suis tout de suite demandé à quoi elle ressemblait en vrai. À mettre autant de merdes sur sa peau, soit elle devait être un sacré thon, soit elle avait du mal à capter son reflet dans un miroir. Dans tous les cas, cette couche de maquillage agissait comme un mur opaque entre nous et ne m'a jamais donné envie de passer outre.
Durant la première soirée où nous étions dans la même pièce, je l'ai décortiquée quelques minutes. Elle portait une mini-jupe en cuir blanche moulant sur des bas résille avec un porte-jarretelles apparent. En haut, un débardeur rose bonbon faisant ressortir ses seins comme deux obus dont elle faisait de toi la cible. Assez dangereux si vous voulez mon avis. J'ai aussitôt pensé à un costume. Délurée comme elle était, ça semblait bien être son genre de débarquer déguisée à n'importe quelle occasion. Mais à chaque fois qu'elle se pointe à une de nos soirées, c'est dans un accoutrement du genre qu'elle porte avec tant de naturel, que j'ai fini par me faire à l'idée que ce ne serait jamais quelqu'un avec qui j'aurai envie d'échanger.
Après avoir sauté sur les genoux de tout le monde pour leur claquer deux bises sonores en se présentant, elle avait bloqué sur moi, pouffé dans sa main et était parti en sens inverse en m'ignorant. Ais-je cherché à savoir pourquoi ? Dois-je vraiment mentionner que j'avais d'autres chats à fouetter, et que – pour être honnête tel un nain – je m'en tamponnais l'oreille avec une babouche. J'étais surtout soulagée qu'elle ne m'assaille pas de son trop plein d'excitation. Son comportement n'aurait en aucun cas été compatible avec le mien de toute façon.
J'aurai plutôt tendance à me définir comme une force tranquille. La meuf attachiante. Celle qui fout la merde avec un sourire angélique, juste pour éclater ses potes pendant une mauvaise passe ou pour passer le temps. Je ne fais pas dans le spectacle, dans le faux ou dans l'outrance. Racines aux pieds, nuages dans la tête, je suis le portrait du naturel. Une bourrasque de fraîcheur dans un tableau de calme plat. Celle que t'aimes à la folie ou que tu laisses sur le bas-côté, sans regret.
Voilà pourquoi, dans l'immédiat, la perspective de travailler avec Barbie ne m'enchante pas vraiment.
Parce que ça pourrait enchanter quelqu'un, tu penses ?
Je dois cependant avouer qu'elle a au moins fait l'effort de se vêtir sobrement sur son lieu de travail et ne s'est pas tartiné la face de pastel en poudre. Elle porte un jean très légèrement large qui lui tombe délicatement sur les hanches en mettant en valeur ses courbes, et un t-shirt vert kaki un peu trop ample pour elle, laissant apercevoir les bretelles bleues décorées de dentelle de son soutien-gorge. L'ensemble créé un style plutôt sympa, collant à l'esprit de la boîte. Avec cette tenue dynamique sans une once de vulgaire, elle semble avoir au moins le mérite d'être professionnelle sans ressembler à une pète-sec.
Noisettes se tourne vers le reste de l'équipe pour leur annoncer leurs référents, puis me fait signe de la suivre.
Putain, je déteste l'idée d'avoir à lui obéir ! Quelle merde !
Elle me guide vers le hall où le planning est affiché chaque semaine. Un nouveau client nous attend dans une heure pour faire le point de sa demande avec lui. Plusieurs réunions clients sont réparties sur les matinées, tandis que la plupart des après-midi sont consacrées au repérage terrain et à la mise en place des évènements. La seule lecture de ce planning fait chavirer mon cœur et je sais d'ores et déjà que je vais adorer ce nouveau travail.
Des étoiles plein les yeux, j'observe le comportement de Chloé envers le premier client, un prestataire d'évènements sportifs qui souhaite organiser un trail VTT à Chamonix sur toute une journée. Elle l'écoute attentivement, puis reformule sa demande pour être sûre que nous sommes tous sur la même longueur d'ondes. Elle prend quelques notes, pendant que j'écris le plus de choses possible pour ne rien manquer. J'ai déjà de l'expérience dans le domaine, pourtant je me sens comme une stagiaire un premier jour de boulot. Excitée, novice et volontaire. Je veux que tout soit parfait.
Après avoir discuté budget et localisation, Chloé remercie notre client de sa confiance et sort de la pièce sans un regard. Étonnée, je ne sais pas trop comment réagir. Je sais qu'on ne se porte pas mutuellement dans nos cœurs mais il me semblait avoir perçu du professionnalisme chez elle.
À la fin de la matinée, elle m'a à peine décoché quelques sourires gênés et ne m'a pas parlé une seule fois d'autre chose que du travail. Je pense que chaque mot qu'elle prononce compte comme une pénalité d'un euro sur son salaire, ce n'est pas possible autrement !
Au moment de partir à la pause de midi, elle affiche enfin un sourire.
— Ta matinée s'est bien déroulée ? Tu n'es pas trop perdue ?
— Non, ça va, c'est très excitant. Je suis vraiment contente d'être ici, je lui réponds avec amabilité.
Elle semble soulagée de ma réponse et me regarde plus chaleureusement.
— Écoute, je ne veux pas que les choses soient bizarres entre nous. Je ne savais pas que tu allais être mon assistante, j'aurai peut-être fait les choses autrement, si j'avais su.
— T'emballe pas Chloé, je sais qu'on ne s'apprécie pas vraiment dans la vie, mais vu qu'on ne s'est croisées qu'à quelques occasions, je n'ai pas jugé nécessaire de te demander des explications. Je sais être professionnelle, je pense que toi aussi, pas besoin de s'éterniser là-dessus.
Elle me regarde un peu bizarrement, une lueur différente imprégnant ses yeux. Elle se redresse en me toisant légèrement.
— C'est vrai. Tu as raison. Rien qui ne mérite plus d'attention que ça. Je n'ai en effet aucun problème à être professionnelle.
Elle attrape son sac qui pendouillait dans l'entrée, et me lance une dernière phrase avant de disparaître au travers des deux portes vitrées :
— Tu me laisses faire mon job et je te laisserai faire le tien. C'est aussi simple que ça. Nous n'avons pas besoin de nous apprécier pour être efficace. Bon appétit, Sanders.
Je reste clouée au milieu du hall. C'est quoi son problème ? Dans le genre lunatique, on ne fait pas mieux...
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