Chapitre 3 : Les frères Ricochets et Raptor Jésus
L’incrédulité qu’exprimaient les traits fins de la fée atteignait des sommets.
— Tu as encore trouvé un petit génie, railla-t-elle en croisant les bras.
— Sois gentille Rebecca.
Un rire nerveux franchi les lèvres d’Ashley suivit par un souffle rapide qui chassa la mèche de cheveux devant ses yeux.
— Mais les fées ça n’existe pas. Sinon, je pense que les gens autour de nous remarqueraient qu’une Barbie croisée avec un G.I. Joe vole...
Rebecca se figea, le regard assassin. Subitement, ses longs doigts se portèrent à sa gorge d’où s’échappaient des suffoquements inquiétants. De petits gémissements vinrent se joindre au spectacle, telle l’apothéose de son agonie.
— Il ne faut pas dire que les fées n'existent pas, articula-t-elle difficilement.
La fée toussota, à moitié allongée sur l'épaule de Samuel qui l’observait de la manière la plus inexpressive de tous les temps.
— À chaque fois que l’on prononce ces mots, une fée meurt quelque part dans le...
— Rebecca cesse ta comédie, je suis pressé.
Alors que le visage de la journaliste se décomposait sous la panique, la petite bonne femme se releva comme si rien ne s’était passé.
— Si on te répétait à tout bout de champ que tu n'existes pas, toi aussi tu ferais ce genre de petite blague Sam.
Il n’en paraissait pas convaincu, ou plutôt, n’en avait rien à faire. Que l’on croie en lui ou non ne l’affectait pas tant qu’il pouvait accomplir sa mission.
— Tu aurais pu choisir quelque chose de plus original. Le coup à la Peter pan, c'est surfait.
Pour toute réponse, Rebecca lui tira la langue.
Ashley s'éclaircit la gorge. Elle peinait toujours à croire qu’une petite femme ailée se tenait devant ses yeux.
— Excusez-moi... madame la fée ?
Cette dernière regarda brièvement son ami d'un air amusé.
— Vous n'êtes pas censée porter une jolie robe ou un truc du genre ?
Ce fut un peu près la pire chose qu’Ashley pouvait dire.
— Je n'ai plus trop envie de porter des robes depuis le siècle dernier. Surtout après que vous nous ayez ouvertement déclaré la guerre !
Malgré sa carrière de journaliste et ses nombreuses interviews, la réponse de Rebecca la fit bafouiller :
— Com… comment ça ? Je... la guerre ?
Le visage de la mini demoiselle inspirait à la fois fermeté et grâce, même déformé par la colère. Son index se leva d’un air menaçant, cependant elle n’eut pas le temps de placer le moindre mot.
— Rebecca, gronda Sam. Je t'ai dit que j'étais pressé. Ta morale, tu te la gardes.
La fée soupira et ses traits se détendirent.
— Ok Sam. Les éclaireuses ont détecté d'énormes quantités de résidus magiques. Je ne pense pas que ce soit une petite bête qui soit apparue là-bas. Vraiment pas.
Samuel se retrouva assailli par ses pensées. Il en oublia Rebecca sur son épaule, qui fut projetée dans les airs lorsqu’il posa son coude sur la table afin de frotter son menton. Elle s'envola de justesse pour éviter de s’écraser dans des vociférations indignes d’un être aussi gracieux.
— Ça n'indique rien de bon… oups, désolé.
La fée se posa sur la table telle une oie en colère. Ses bras s’agitaient en tous sens et ponctuaient des mots pas toujours très aimables.
Samuel n’y fit pas attention, il la connaissait trop pour prendre ses paroles au sérieux. Mieux valait attendre que Rebecca se calme plutôt que d’épiloguer sur de plates et humbles excuses. Et puis un sujet plus important préoccupait son attention.
Il se tourna vers Ashley :
— Nous devons rentrer dans la cathédrale, c'est dans tes cordes ?
L’expression grimaçante de la jeune femme indiquait que ce n’était pas le cas.
— Tu as déjà oublié ? Les flics m’ont virée malgré la présentation de ma carte de journaliste.
Samuel ouvrit de grands yeux horrifié, comme s'il avait oublié de l’avertir d’une information vitale. Il pivota sa tête vers la table, résigné à implorer la clémence de Rebecca pour une obscure raison, mais à leur grande surprise elle n'était plus là.
— Bah ça alors… on l'a échappé belle !
Cette fois, la journaliste ne comprenait plus rien.
— J'ai encore dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
Son compagnon leva les yeux au ciel.
— Oh que oui. Évite de dire que tu es tu-sais-quoi, surtout en présence d'une fée.
Ashley perçut la remarque comme blessante et injustifié. Une moue prononcée le signifia, en plus de sa tentative de meurtre par foudroiement du regard.
— Je n'ai aucune honte à dire que je suis...
Samuel plaque sa main contre sa bouche, plus sérieux que jamais.
— Je ne rigole pas Ash. Sauf si tu veux finir transformée en fleur ou en arbre, évite de le crier. Les tu-sais-quoi ont une très mauvaise réputation chez les fées.
Ils restèrent pendant plusieurs secondes à se fixer dans les yeux, l’une vexée et pas convaincue, l’autre impassible.
Sam enleva sa main avant de reprendre :
— Bon, pas autant que les pollueurs mais ils sont quand même très mal vus.
Un cri en provenance de l'extérieur se répercuta dans le bar. Puis un impact ébranla la vitre de la devanture ce qui, en plus d’apporter un silence soudain, attira l’attention de toutes les personnes présentes.
Au-dehors, un passant gisait au sol les deux pieds en l’air. Rien de vraiment extraordinaire, si on écartait ses deux chaussures nouées par les lacets. Un sac de fast-food gisait dans le caniveau d’où dépassait des boites en carton vides. Du moins c’est que cru voir Ashley. À peine un clignement d’yeux plus tard, rien ne laissait supposer l’existence d’un quelconque sac.
— Ça, c'est ce que peut te faire Rebecca quand elle n’est pas de trop mauvaise humeur.
Cette dernière passa à travers la vitre, pourtant toujours bien présente, avant de les rejoindre en bougonnant :
— Saloperie de pollueurs, vous feriez moins les malins si je mettais plein de détritus dans votre maison...
Rebecca se rendit compte que les pupilles d'Ashley et Samuel la fixaient.
— Vous disiez ? J'ai dû régler un problème. Cas de force majeure.
L’homme au long manteau gris-noir prit mystérieusement un ton détaché. Son regard quitta la fée pour se balader dans la salle tandis que ses doigts tapotaient la table à un rythme régulier.
— Rien de spécial, on se demandait juste comment nous pourrions entrer dans la cathédrale. Si seulement un être avisé et sage pouvait nous conseiller sur la manière de s’y prendre.
À l’évocation du mot « conseiller » un sourire apparu aux lèvres de Rebecca. Les fées adoraient donner des conseils et ne résistaient jamais très longtemps à en dispenser. Il ne fallut qu’une poignée de secondes pour que la petite bonne femme craque.
— Bon, c’est bien parce que c’est toi.
— Excellent ! s’exclama Samuel d’un ton ravi.
Rebecca plaça les deux paumes de ses mains au niveau de ses tempes avant de fermer les yeux. Ses paupières tremblotaient sous l’effet d’une intense concentration. Sa bouche s’ouvrit de quelques centimètres, son menton se releva très légèrement puis la transcendance la traversa.
— Oui, je vois, énonça-t-elle d’une voix mystique. Je vois que vous n’êtes pas très doué pour la finesse tous les deux. Oubliez l’infiltration.
Elle rouvrit les yeux, et pendant une fraction de seconde, Ashley cru y voir l’infini du cosmos.
— Non, non et non Sam. Ça ne vaut pas le coup de tenter, se fâcha la fée avant même qu’il n’ait dit le moindre mot.
— Tu n’es pas infaillible.
Le rouge monta au visage de la gracieuse demoiselle alors qu’une veine battait à présent sur son front.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
C’est ce moment que choisit Ashley pour reposer bruyamment la chope qu’elle venait de vider. Une de ses mains chassa d’un revers la mousse qui entourait sa lèvre supérieure.
— Vous voyez l’avenir ?
Rebecca cessa aussitôt de trucider Samuel du regard pour se tourner vers la journaliste. Elle porta une main à sa bouche d’un air humble et gêné, mais bizarrement, sa voix remplie de fierté ne collait pas avec ce geste :
— J'entrevois, je devine même ! Je ne me suis trompée que deux fois en toute mon existence. C’est plutôt remarquable pour une fée d’avoir un tel talent dans la divination, certaines disent...
— D’accord, et que devrions nous faire ? l’interrompit Sam.
— J’y viens, monsieur le pressé.
Aucune trace de rancune ne restait sur sa jolie frimousse, juste une pointe d’agacement qui s’éclipsa rapidement. Rebecca remonta ses manches d’un mouvement théâtral, puis sorti une feuille d’érable de la boutonnière de sa veste de camouflage. Après quoi, elle murmura quelques mots inaudibles qui la métamorphosèrent en une carte de journaliste, non sans un certain dégoût.
— Grâce à cette… chose, vous pourrez entrer facilement. En plus d’un sortilège d’illusion, j’en ai ajouté un de persuasion. Par contre, faites attention, je n’ai aucune idée de leur durée.
Un vrombissement lointain ébranla les murs du bar. Le bruit grandissait de seconde en seconde sans être suffisant pour couvrir le brouhaha des conversations qui avait repris.
La fée se tourna vers la fenêtre, prête à mordre, quand un Bikers passa à vive allure dans la rue. Son pot d'échappement recrachait une fumée noire qui refit virer au rouge le visage gracieux de Rebecca.
— Oh la grosse Bertha.
Ses pieds décollèrent de la table pour que ses ailes l’entraînent vers la devanture, comme appelés par un instinct primaire. La petite bonne femme fixaient un point lointain et indéterminable sans ciller. Un point qu’elle voulait voir disparaître de la surface de la terre.
— Je vais en faire des pièces détachées.
Le bruit du moteur de la moto se dissipait mais ça ne suffisait pas à apaiser la fée. Dans un grand effort, Rebecca secoua la tête afin de crier une dernière paroles à Samuel :
— J'oubliais, les résidus magiques ne sont pas réguliers. La piste disparaît à certains endroits pour réapparaître plus loin sans grande explication.
Samuel eut à peine le temps de hocher la tête pour la remercier qu’elle s'envolait déjà à la vitesse de la lumière. Son petit corps traversa le mur, et il jugea que son départ méritait une gorgée de bière.
En le regardant, Ashley commença à pianoter sur les parois de verre de sa chope.
— Qu'est-ce qu'elle va faire au motard ?
— Je ne sais pas, mais j'aimerais pas être à sa place. Personne n'échappe à une fée.
Il se pencha de nouveau sur la table, comme pour éviter qu’un éventuel espion ne l’entende.
— Elles sont devenues un peu zinzins ces derniers siècles...
— Sans déconner, ironisa la jeune femme en levant les yeux.
— Oui, continua Samuel sans repérer le sarcasme. Dès qu'elles voient traîner le moindre petit bout de plastique, le moindre petit bout de papier, elles fondent sur la dernière personne qui a eu le malheur de le toucher. Je ne te raconte pas le nombre de personnes qu'elles ont traumatisé. Certaines fées ont des hôpitaux psychiatriques entiers à leur nom. D’autres, c’est des forêts.
Dire qu’Ashley semblait choquée était un euphémisme. — Les fées sont cruelles.
— Oui et non Ash. Des siècles d’inconsidération combiné à la perte progressive de leur habitat les ont rendu agressives et méfiantes. Leurs actions sont juste le résultat de ce qu’elles ont subi.
Elle cessa de tapoter sa chope.
— À t’entendre, une bonne raison justifie tous les actes.
Sam ne répondit pas. D’un regard vague, il contemplait les nuages qui occultaient le soleil au-delà de la vitrine.
***
Midi s’éloignait lorsque les deux associés sortirent du bar. Le ciel grisâtre créait une certaine morosité dans l’air, mais une délicieuse odeur de pain chaud redonnait le sourire à Samuel et Ashley. Cette dernière avait définitivement accepté l’existence des créatures fantastiques. En même temps, en voir une aidait un peu.
Trouver des sandwichs devint soudainement plus important qu’enquêter sur une créature aux penchants meurtriers. Les complaintes du ventre de la journaliste étaient telles que Sam failli sortir son épée en les confondant avec les hurlements d’un yéti. Heureusement, ils étaient cernés par trois boulangeries et en à peine quelques instants de gros sandwichs occupaient leurs mains.
Le duo décida de déambuler tranquillement dans les rues à proximité de la cathédrale pour manger. Ashley dévora son repas en même pas deux minutes. Sam, pour sa part, préféra prendre son temps.
Plusieurs questions trottaient dans la tête de la journaliste, et une question ne restait jamais très longtemps dans son esprit sans être posée :
— Sam, je n’ai toujours pas compris pourquoi personne ne remarquait Rebecca. C’est à cause d’un truc magique ?
La petite touche journalistique que l’on percevait dans son ton fit sourire Samuel.
— Admettons que personne ne la voyait, poursuivit-elle, quelqu’un aurait dû au moins remarquer que nous parlions à une troisième personne. Un des clients du bar qui nous aurait écouté plus de trente secondes penserait immédiatement que nous sommes fous.
Il mit en suspens son envie de prendre une bouchée de son sandwich.
— Tu ne m'as pas entendu lui demander de te donner le don.
Samuel prit finalement sa bouchée, comme n'y tenant plus. Ashley s'arrêta et il fit de même.
— Le don ?
— Les fées possèdent de grands pouvoirs magiques. Divination, cataclysmes en tout genre, don de don.
Se propre fin de phrase le fit rire. L’irrésistible envie de répéter plusieurs fois très vite les trois derniers mots l’assaillait sans discontinuer.
— Rebecca m'a donné quel genre de don ? Maintenant, j'ai un super pouvoir ?
— Elle a rendu tes yeux capables de percer les camouflages magiques.
— Ça veut dire que je vais voir des choses encore plus bizarres que les fées ?
Ashley ne parvenait pas à déterminer si c'était une bonne ou une mauvaise chose.
— Tu n'as pas idée.
La mine concentrée, le journaliste pencha sa tête sur le côté.
— Donc si on n'a pas le « don », non seulement on est incapable de voir les créatures fantastiques, mais aussi de les entendre elles et tous ceux qui leur parlent ?
— Plus ou moins. On appelle ça le « Filtre ». Certaines personnes ont naturellement ce don, cependant les possesseurs de ce pouvoir se font rare depuis quelques siècles.
— Le Filtre ? répéta-t-elle dubitativement sans relever le fait que Samuel parlait des humains comme s'il n'en faisait pas partie. Intéressant.
D’un commun accord, ils se remirent en marche pour entreprendre cette fois-ci le chemin menant à la cathédrale. Ne pas poser de question, ou même, ne pas parler durant le trajet était trop demander à Ashley :
— Et cette histoire de guerre, de journaliste pas bien vu, tout ça... c'est quoi le délire ? Moi j'ai rien fait !
Le soupir que poussa son compagnon en disait long sur son envie de répondre à de nouvelles questions.
— Pour la faire courte, les fées sont en voie de disparation. La pollution ajoutée à la destruction de leur habitat ne leur a pas fait du bien. Elles ont dû se défendre contre la déforestation massive, et...
Les poings de Sam se serrèrent sur le papier qui enveloppait quelques instants plus tôt son sandwich.
— Et quoi ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
— Les chasseurs de fées.
Sa voix était à la fois douce et dure.
— Les chasseurs de fées ? répéta Ashley sans comprendre.
Pourtant les fées semblaient disposer de pouvoirs puissants qui ne lui donnaient pas du tout envie de les attaquer.
— La plupart sont des magiciens qui les traquent pour en faire des trophées ou les revendre au marché noir. Certains le font même par plaisir. Parmi ces individus se trouvent également des ex-journalistes qui ont cherché pendant des années à prouver leur existence au grand public.
Un « o » se forma sur les lèvres d’Ashley dans une expression d’illumination.
— Malheureusement pour eux, enchaîna-t-il d’un ton satisfait, le camouflage magique des fées est bien plus puissant que n'importe quel appareil photo.
Ashley hocha la tête d’un air à la fois compatissant et agacé. Elle comprenait leur point de vue sans pour autant cautionner l’attaque excessive de ses congénères.
— Je ne pense pas que faire une généralité soit une bonne idée.
Samuel soupira, soudainement las.
— Je n’ai jamais dit le contraire.
Il jeta d’un geste sec son papier dans une poubelle, imité quelques secondes plus tard par la jeune femme, qui préféra le déposer d’une manière plus conventionnelle.
Après un tournant, ils débouchèrent sur l’avenue principale de la ville. La circulation modérée des voitures accompagnait désormais le bruit de leurs pas et ceux des passants, tous aussi rare qu’un rayon de soleil. Le duo n’était plus qu’à deux rues de la cathédrale.
— Tu veux peut-être également que je te fasse un petit cours sur les mille et une choses à ne pas faire près d'une fée ? proposa Samuel d’un ton bien trop enthousiaste pour le sujet.
Son sourire taquin confirma qu’il n’en avait nullement l’intention et que le sujet était aussi passionnant qu’un caillou, ce qui lui valut un coup à l'épaule en représailles.
— Tu n’es pas drôle, tu le sais ?
L’arrêt soudain d’Ashley suivit par la grimace sur son visage empêcha ses protestations de sortir.
— Est-ce qu’il y a des effets secondaires à voir tes bestioles fantastiques ? demanda la jeune femme sur un ton plus aigu qu’habituellement.
Sa question étonna Samuel autant que si elle lui avait demandé s'il était normal de voir de l'eau dans une rivière.
— Des effets secondaires ? Comment ça ? Il n'y a pas d'ef...
— Alors tu peux sans doute m'expliquer pourquoi deux types translucides habillés pour carnaval se baladent au bout de la rue ?
Se demandant encore ce qui pourrait bien lui tomber dessus, Samuel regarda au bout de la rue : deux drôles de gros bonhommes entourés d'une aura bleu pâle se dandinaient en tentant de distribuer des tracts. Leurs visages, identiques de traits comme de formes, arboraient un chapeau bouffant d’où dépassaient des cheveux coiffés dans une variante de la coupe au bol. Un manteau de fourrure enveloppait leurs pourpoints dans un style très médiéval, ce qui leur donnait un look de noble excentrique.
Les quelques passants se contentaient de les ignorer, comme s'ils ne les voyaient pas. Certains d'entre eux les traversaient même, ce qui laissait supposer que les deux étranges individus n'étaient pas faits de matière solide.
Une phrase franchit les lèvres de Sam malgré lui :
— Oh non, pas eux.
L’expression interrogatrice d’Ashley n’eut aucun effet sur son envie d’apporter des explications. Samuel préféra à la place saisir l’arrière de son col.
Une capuche se matérialisa entre ses doigts, capuche qu’il rabattit sur sa tête pour couvrir son visage.
— Il ne faut pas qu'ils me voient.
— Mais pourquoi ? s'inquiéta la jeune femme. Ce sont des monstres ? Des dieux ? Des journalistes ?
Le grand sourire qu’elle afficha ne lui donnait pas l’air de prendre les deux énergumènes comme une menace sérieuse.
Son compagnon la fusilla du regard.
— Tu ne comprends pas ces types sont...
— Taré ? Comme les trois-quarts de ton petit monde, n'est-ce pas ?
Il ne put s'empêcher d’esquisser à son tour un sourire.
— Exact. Cependant, taré ou pas, ils appartiennent aux créatures neutres. Par conséquent, je préfère ne pas entrer en contact avec eux. Les entendre me donne la furieuse envie de dégainer mon épée, et je préférerais éviter ça.
— Pourquoi ? répondit-elle, reprenant son ton de journaliste. En quoi est-ce si important de ne pas trucider des créatures « neutres » si elles sont casse-pieds ?
Samuel croisa les bras, aussi exaspéré qu’on pouvait l’être. Il songea que la blondinette ferait une parfaite concurrente aux deux drôles de bonshommes.
— Parce que… c’est prendre le risque de faire le mauvais choix, et puis… enfin c’est une question d’affiliation. Si elles sont neutres mais plus proches des créatures pacifiques que des monstres, ce serait terrible que...
Ashley commença à ouvrir la bouche, Sam la coupa dans son élan d’un ton ferme :
— Je ne peux pas répondre à toutes les questions qui te passent par la tête juste parce que tu me le demandes. Tu le sauras en temps voulu.
La jeune femme imita son croisement de bras d’un air boudeur. Elle jeta ensuite un coup d’œil aux deux êtres translucides, à présent en grande discussion avec un malheureux SDF qui semblait pouvoir les voir.
— D'accord, j’arrête de poser des questions si tu me dis qui ils sont.
Devant l’hésitation de Samuel, Ashley exécuta un pas en avant, comme prête à aller leur demander elle-même s'il ne lui répondait pas.
— Les frères Ricochets, deux alchimistes très... agaçants.
— Ricochets ? Curieux comme nom.
L’homme au long manteau gris-noir rit amèrement.
— À vrai dire, c'est un surnom.
— Ah oui ? s'empressa-t-elle, l'air intéressé. Pourquoi les appelle-t-on comme ça ?
— Parce qu'ils sont… plein de rebondissements. Toujours à traîner dans des endroits improbables avec leurs lubies qui changent aussi vite qu'ils te cassent les pieds. Tu n’avais pas dit que tu arrêtais les questions ?
La jeune femme plaça ses deux mains dans son dos, le regard au sol dans une expression de gêne telle une écolière prisse après une bêtise.
— C’est vrai, mais je n’arrive pas à m’en empêcher.
Le silence se fit entre les deux associés. Samuel la fixait d’un regard pénétrant, il n’arrivait pas à déterminer si une personne normale pouvait poser autant de questions en si peu de temps.
Soudainement, Ashley releva les yeux, sa gêne totalement dissipée comme s’il ne s’agissait que d’un moyen pour faire passer toujours plus de questions.
— Dit Sam... pourquoi ils sont transparents ?
Ce dernier leva les yeux au ciel. Ça lui paraissait tellement évident.
— Parce que ce sont des fantômes.
La bouche de la jeune femme s’ouvrit puis se referma comme un poisson hors de l’eau. Si Samuel était sûr d’une chose, c’était qu’il ne se lasserait jamais de ce genre de spectacle.
Les deux spectres délaissèrent le SDF, qui se balançait à présent d'avant en arrière en position fœtale, pour reprendre leur distribution de tracts. Afin de multiplier leurs chances de trouver quelqu’un d’assez maudit pour les voir, ils décidèrent de se déployer de chaque côté de la rue.
L’un des gros bonshommes franchi la route sans encombre, sous le regard toujours éberlué de la journaliste, même si une voiture lui passa à travers.
— N'oublie pas, tu ne peux pas les voir, lui murmura-t-il avant d’avancer.
Ashley secoua la tête pour se ressaisir. Elle se calqua sur le pas rapide de son compagnon, et ce dernier fit quelque chose qui faillit déclencher une nuée de coups divers à son encontre : il glissa un de ses bras autour de ses épaules. S’ensuivit une approche lente de sa bouche jusqu’au niveau de son oreille :
— Détends-toi. S’il se place devant nous, avance et on le traversera. Spoiler : ce n'est pas agréable.
Elle hocha la tête tout en se demandant ce qui pourrait bien lui arriver de plus bizarre que traverser un fantôme. Ashley espérait de tout cœur ne jamais connaître la réponse !
Arrivé à quelques mètres du spectre, le duo l’entendait clairement aboyer sur chaque être vivant passant à proximité. La voix hautaine et aiguë qui était la sienne irrita leurs tympans :
— Connaissez-vous la sainte parole de Raptor Jésus, notre sauveur occulté ?
Ashley et Samuel lui passèrent à côté tout en continuant leur chemin, comme s’il n’y avait absolument pas un spectre grassouillet au milieu du trottoir. Ce dernier cria à son frère de cette même voix hautaine sans éveiller la moindre attention des passants qui ne le voyaient évidemment pas :
— Ma parole, ils sont tous aveugles. Je vais finir par croire que les vivants ne méritent pas que nos personnes tentent de leur apporter l'illumination. Quelle bande de petits ingrats. Les seuls sur lesquels nous tombons nous ignorent, et répètent que nous n'existons pas. Je leur mettrai bien mon pied au derrière.
— James, il faudrait pour cela que tu aies une consistance physique. Cependant, nous nous devons de leur apporter les paroles de Sieur Raptor Jésus, notre sauveur.
Du coin de l’œil, Ashley observa l’expression comique et indignée du dénommé James. Samuel la rappela à l’ordre d’une pression sur son épaule.
— Mais Harold, il n'y a pas moins d'une semaine, tu disais encore qu'il n'était que pure invention.
— Au nom de la science, ne dis plus un mot. Nous devons essayer de convaincre le plus de personnes possibles pour voir si notre théorie est exacte.
James eut un rire grotesque qui attira discrètement le regard de la journaliste.
— Ashley, murmura Sam entre ses dents, ils vont te voir si tu continues.
Elle eut besoin de toute la force de sa volonté pour cesser d’envisager un « petit coup d’œil, rien que pour voir ». Samuel, de son côté, feignait de ne pas les voir à la perfection.
— Voyons bien sûr qu'elle est exacte, c'est nous qui l'avons faite ! s’écria le spectre après avoir achevé ses gloussements.
Un des tracts lui échappa des mains. Il rebondit contre la jambe gauche de Samuel, ce qui laissa juste le temps à Ashley d'y apercevoir un raptor avec une couronne avant que celui-ci ne s'envole dans le ciel. Sam resta de marbre, mais pressa davantage le pas, ce qui l’obligea à faire de même pour ne pas s’étaler au sol.
Heureusement, les frères Ricochets n’avaient rien remarqué, et ils reprirent leur distribution tout en sortant en boucle leur phrase d'accroche : « connaissez-vous la sainte parole de Raptor Jésus ? ».
Arrivés au coin de la rue, ils tournèrent à droite et la blondinette souffla, soulagée d’avoir échappé à une menace qui n’en était pas vraiment une. Son cœur battait la chamade comme si elle venait de fuir des monstres assoiffés de sang. Ou au moins quelque chose de vraiment dangereux. Et ce, même si selon les dires de son compagnon, il ne s’agissait que de casse-pieds notoires.
— S'ils sont si soûlants que ça, pourquoi personne n'a jamais pensé à appeler les Ghostbusters ? Et c'est qui ce Raptor Jésus ?
Samuel ne put s'empêcher de rire à l'idée de voir des types en combinaisons tenter d'attaquer les frères Ricochets.
— Je doute qu'un aspirateur ait une quelconque chance de réussite face à eux.
Il reprit son sérieux après quelques raclements de gorge.
— Concernant Raptor Jésus, c'est juste un grand lézard mythomane.
— Grand comment ? demanda la journaliste, comme si elle voyait déjà un titre du genre « Godzilla existe bel et bien » pour son prochain article.
— Est-ce vraiment la seule question qui te vient à l'esprit après avoir rencontré tes premiers fantômes ?
Elle haussa les épaules, le sourire aux lèvres. Ça lui faisait encore bizarre d’associer les créatures fantastiques au monde réel.
— Tu sais, tu peux me lâcher maintenant.
Samuel s’écarta d’Ashley, comme s’il venait de remarquer que son bras entourait toujours ses épaules.
— Que tu veuilles te cacher, passe encore, mais si tu me tripotes, je peux t’assurer que toute la magie du monde ne t’aidera pas. Je te conseille également de prévenir la prochaine fois.
Samuel parut indigné.
— Mam’zelle Karaté kid pourrait avoir l’obligeance de ne pas m’attribuer de telles pensées ? Je n’avais nullement l’intention de tripoter la sainte journaliste, mais uniquement l’envie d’esquiver les deux « personnes » les plus énervantes que je connaisse en me cachant grâce à la tête de leur challenger.
— Vraiment ?
La jeune femme s’amusait de l’emballement de son compagnon.
— Et bien je suis ravie de l’apprendre.
Elle lui asséna un coup dénué de force à l’épaule.
— Rigole, c’est agréable de temps en temps.
L’homme au long manteau gris-noir leva les yeux au ciel. Son instinct lui soufflait qu’il n’allait pas s’ennuyer avec elle.
***
Quand les deux associés arrivèrent dans la rue entravée par les bandes jaunes des policiers, un détail les frappa : il n’y avait plus grand monde. À vrai dire, seul un policier brun aux cheveux très court se tenait encore là.
Ce dernier attendit sagement qu’ils s’approchent pour leur dire d’une voix aimable que la rue était barrée et qu’ils devaient la contourner s’ils voulaient passer.
Samuel ne s’embarrassa pas d’une quelconque tentative de négociation. Il se contenta de sortir le badge que Rebecca leur avait donné pour le montrer au policier.
De petites lumières blanches en sortirent et tournoyèrent autour de la tête de l’agent des forces de l’ordre avant que l'homme acquiesce sans dire un mot. Peu après, il leva le cordon d’un geste absent afin de les laisser passer.
Lorsqu’ils franchirent le portail de la cathédrale, aucune patrouille ne se précipita sur eux. Comment pouvait-on attribuer qu’un unique policier sur le site d’une affaire pareil ? En la rétrogradant en « simple accident » et non en « effroyable meurtre ». Du moins, c’est ce qu’aurait dit Samuel.
Le duo ne put s'empêcher de sourire en jetant un coup d’œil au coin de leur rencontre. Cette inattention faillit provoquer la destruction des marques servant à délimiter où était tomber le malheureux prêtre. Heureusement, les deux compagnons se rattrapèrent juste à temps pour ne pas piétiner la silhouette au sol.
Son sang avait été en majorité absorbé par l’herbe, même s'il en restait encore quelques traces sur plusieurs brins.
Samuel vérifia les alentours puis s'accroupit près des marques. Il allait sortir sa pierre quand Ashley lui tapota l'épaule :
— C'est normal ça ?
Son doigt désignait quelque chose vers les bandes jaunes. Sam se redressa pour contempler ce qu’il y avait de si étrange et vit le policier le bras en l’air, immobile telle une statue. Il n’avait pas bougé depuis que le badge s’était présenté à ses yeux.
— Pas de panique, effet secondaire du sortilège de persuasion. Enfin, j'espère.
— On dirait qu'il a bugué.
L’homme au long manteau gris-noir s’agenouilla de nouveau.
— Ne t'en fais pas, dès que le sortilège sera rompu, il redeviendra normal.
Cette fois, Sam sortit sa pierre et la scruta comme s'il attendait qu’elle fasse quelque chose. Cette dernière conserva son éclat bleu sombre.
— Eh bien on va faire à l'ancienne, soupira-t-il.
Samuel rangea son saphir avant d’inspecter le sol à la recherche du moindre petit indice. Malheureusement, le monstre n’avait pas fait tomber son CV en même temps que le prêtre.
— Rien. Je m'en doutais, mais bon, on ne sait jamais.
— Sérieusement, il n'est pas censé y avoir plus de flics que ça ? fit remarquer Ashley qui surveillait les environs tel un suricate à l'affût d'un prédateur.
Samuel haussa les épaules avant de se relever. Rien ne paraissait anormal à ses yeux, ou si c’était le cas, il le cachait bien.
— Les policiers ne restent jamais très longtemps. Le Filtre s’occupe de monter une histoire crédible en fonction des événements et les affaires sont le plus souvent classées en accident.
— Et si un des flics possède le don ?
— C'est vraiment important d’éclaircir ce sujet dans l’immédiat ? Je te rappelle que le temps défile. Tu te souviens ? Le sort de persuasion temporaire, le monstre à chercher ?
La journaliste soupira, à demi satisfaite. Sa main balaya l’air pour montrer sa capitulation.
— Ouais, tu as raison. Entrons.
Samuel poussa l’imposante porte en bois. Aussitôt, une étrange sensation enserra les tripes d’Ashley. Quelque chose ne lui plaisait pas. Elle avait cette désagréable impression d’être épiée.
Après quelques pas dans l’imposante bâtisse, cette impression se transforma en certitude. Quelque chose l’observait et elle savait que le regard qui pesait sur elle n’était pas celui d’un humain.
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