Chapitre 4 : La boule de poils illusionniste.
Le premier réflexe de Samuel, lorsque Ashley lui parla de son impression, fut de sortir sa pierre. Cependant, elle resta aussi sombre qu'à l'extérieur.
— Désolé Ash, mais je crois que tu psychotes.
Sa voix se répercuta en écho à travers toute la salle. Heureusement, personne d’autre qu’eux ne se trouvait à l’intérieur. Ashley tenta un vague sourire, qui ressembla plutôt à une grimace, puis s’éloigna pour arpenter les colonnes de bancs.
— Tu as sûrement raison.
Elle n’en paraissait pas du tout convaincue mais préféra ne pas insister. Après tout, ce n’était qu’une impression. Elle n’avait rien vu d’étrange ou de bizarre. Cependant, la jeune femme espérait que son instinct de fouineuse lui permettrait de trouver un indice qui démontre la présence d’un « voyeur ». Pas qu’elle ait spécialement envie de se retrouver face à un monstre ou une horreur du genre, mais la journaliste ne dirait pas non si ça lui permettait de montrer à Sam qu’elle avait raison.
Ce dernier, de son côté, déambulait entre les piliers de pierre qui soutenaient l’édifice, saphir toujours en main. Il vérifiait méticuleusement chaque partie de la nef, chaque arche, chaque fissure, comme si une créature pouvait en surgir à tout moment. Encore une fois, il ne trouva rien.
Ashley n’eut pas plus de chance. La seule chose qu'elle releva fut la splendeur de la cathédrale :
— Style gothique sans aucun doute, s’écria la blondinette à son compagnon. C’est magnifique.
L’homme au long manteau gris-noir ne jugea pas l’information assez intéressante pour répondre autrement que par un grognement inattentif. Les cathédrales n'étaient pas trop son « truc ».
Subitement, il leva sa pierre aussi haute que possible au-dessus de sa tête, comme s'il cherchait du réseau. Pendant ce temps-là, la jeune femme se dirigea vers une porte. Une porte d’où émanait un grattement régulier qui rappelait ceux d’un chat qui aurait particulièrement envie d’entrer. Plus la distance s’amenuisait, plus la sensation d'être observé s'accentuait au sein d’Ashley.
Elle descendit la clenche. Son pouls s’accentua. Ashley poussa la porte, toute tremblotante dans un mélange de peur et d’excitation. Cette dernière ne bougea pas.
— Verrouillé, évidemment.
Son regard quitta la clenche pour s’élever peu à peu sans savoir pourquoi. Elle sentait qu’elle devait lever les yeux à ce moment précis. À sa plus grande horreur, un sourire flottait à quelques centimètres de sa tête.
La jeune femme eut un mouvement de recul. Elle voulut crier à Sam de venir immédiatement, mais à peine eut-elle cillé que le sourire disparut sans laisser de traces. Un déclic s’échappa de la serrure. Cette fois, la porte n’opposa aucune résistance et dévoila un escalier circulaire.
— Ash, tu as découvert quelque chose ?
— Oui, j'ai trouvé comment accéder à l'étage.
L’écho des bottes de Samuel s’approcha à grande vitesse, et il déboula, son saphir inchangé dans sa paume.
— Parfait ! Il n’y a strictement rien ici. Je m'en doutais mais on sait jamais...
— Ta pierre n'a pas brillé ?
Ashley se mordit les lèvres, ce qui n'échappa pas à son associé.
— Tu as vu quelque chose ?
Un dilemme lui fit prendre plusieurs secondes pour répondre. D’un côté, il y avait cet étrange sourire qu’elle était sûre d’avoir vu, même si ce n’était qu’un court instant. De l’autre, son irrémédiable envie de ne pas passer pour une folle. Certes, Samuel avait sûrement vu des choses plus étranges, cependant, une petite voix dans sa tête lui affirmait qu’il ne fallait rien lui dire.
— Non, rien, répondit-elle d’un ton ferme et sans réplique.
Pour l'apaiser, il leva ses bras au niveau de ses épaules.
— Je n'ai pas dit le contraire.
Un duel de regard débuta entre les deux partenaires. Ashley fronçait les sourcils alors que Samuel affichait un air concentré, comme s’il tentait de décrypter les traits de la jeune femme.
— Tu ne m'avais pas parlé d'un sort temporaire qui nous poussait à nous dépêcher ? notifia la journaliste.
Il sursauta comme si on l’avait brusquement tiré du sommeil.
— Oui ! Oui. Il vaut mieux que je passe devant. Les monstres, possibilité de mourir, enfin tu vois.
Elle hocha la tête et ils entreprirent la montée. Une marche, dix marches, cent marches... trop de marches.
— Ô mon Dieu, les ascenseurs c'est cool, lança avec difficulté une Ashley totalement essoufflée.
Une joie intense illuminait son visage, sûrement en rapport avec le fait qu’ils aient atteint le palier.
— Alors Mam’zelle Karaté Kid, on fatigue déjà ?
— Sam, ferme-là !
Malgré son dos courbé et ses deux mains sur ses genoux, elle réussit à bousculer Samuel d’un léger coup d’épaule. Après avoir retrouvé une respiration plus calme, la jeune femme se redressa.
— S'il y a un monstre à cet étage, fais-lui monter deux ou trois fois les marches et il sera cuit.
— Oui, c'est ça. Après, je lui proposerai une glace pour parler de tous les meurtres qu’il compte faire.
Samuel baissa la clenche, et ils débouchèrent dans une petite cour, face à une porte. Porte qui menait à une tour identique à celle qu’ils venaient d’emprunter.
— Voici donc la fameuse cour d’où est tombé le prêtre. C'est...
— Vide ? proposa Ashley.
— Ouais, vide.
En effet, le mot semblait parfaitement convenir. Il n’y avait strictement rien, si bien que l’on pouvait se demander l’utilité d’un tel lieu. Certes, Ashley jugea la vue splendide lorsqu’elle s’approcha de la rambarde, néanmoins, rien d’extraordinaire ne lui sauta aux yeux. Enfin, si on écartait la fissure, ou plutôt l’impact, en plein milieu du niveau qui interpella immédiatement Samuel.
— Et bien en voilà quelque chose d’intéressant.
Sa pierre avait pris une faible teinte bleutée qui pointait en direction de la fissure.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Les pupilles de la journaliste quittèrent les gargouilles suspendues en dessous du parapet, puis elle se retourna et rejoignit son compagnon, accroupi au centre de la cour. Sur le chemin, ses yeux furetèrent sur les innombrables monstruosités de pierre surveillant des hauteurs les alentours de leur visage hideux.
Samuel fixait sa paume d'un air perplexe. Ashley passa sa tête par-dessus son épaule pour tenter de comprendre ce qui le perturbait autant. Le faible nuage de fumée parcourait le saphir dans tous les sens, comme une boussole qui aurait perdu le nord.
— Sapristi ! Elle n'est pas censée agir comme ça. Pas ici.
— Ton caillou est cassé ?
Elle n’aurait jamais cru demander cela un jour.
— Non c'est juste que…
Subitement, la pierre replongea dans l'obscurité et la fumée disparut.
— Ça c'est le bouquet !
De dépit, Sam rangea sa pierre sous son manteau.
— Et alors ? Elle ne brille plus mais ce n’est pas grave, non ?
Sa tête se tourna vers Ashley, plus agacée qu’il ne le devrait.
— Cette pierre est une sorte de couteau suisse magique. Elle me sert à repérer les traces de magie, les monstres, faire apparaître mon épée, et plein d'autres choses. Et figure-toi que si elle ne brille plus, c’est qu’elle ne capte pas ce que je lui ai demandé. Ce qui est très embêtant pour chasser un foutu monstre.
D’un geste d’expert, son pouce commença à se balader sur la fissure.
— Je vais devoir faire sans.
Plus les secondes passaient, plus ses paupières se plissaient dans une concentration ultime et imperturbable.
Soudainement, Samuel s’écria :
— Quelque chose de lourd est tombé ici. De très lourd. Suffisamment pour créer cette lézarde.
Peu après, il se tourna pour observer le visage de la jeune femme dont l’expression semblait figée dans une incompréhension comique.
— Il t’as fallu trente secondes pour comprendre que…
Le sourire malicieux de Sam la coupa quelques secondes.
— Très marrant. C’est vraiment le moment de faire de l’esprit.
Les lèvres de Samuel s’étirèrent davantage, et il reprit son expertise.
— Je ne vois pas de traces de griffes, c’est plutôt une bonne nouvelle. Je pencherai pour un volant bipède avec uniquement des griffes aux mains.
L’homme au long manteau gris-noir arpenta le sol à quatre pattes.
— Aucun résidu de poils ou de plumes... On peut donc oublier les harpies et les autres bestioles du genre...
— Bien, bien, bien... du coup c'est quoi ? s’impatienta la journaliste.
D’un air digne, Samuel se releva avant de dépoussiérer son manteau.
— Je n'en ai aucune idée.
La réponse laissa Ashley sans voix. Du moins, pendant quatre secondes.
— Merci Sherlock, heureusement qu’on est venu ici.
La déception de la jeune femme n’affecta pas le sourire de son compagnon, bien au contraire. Il paraissait mettre un point d’honneur à l’agacer.
— J'ai dit que je ne savais pas quel monstre a provoqué cet impact, cependant, je n'ai jamais dit que j'en avais besoin. C'est juste plus pratique de connaître à qui j’ai affaire avant de le rencontrer. Ça me permet de préparer un meilleur piège.
— Un piège ? répéta-t-elle comme si l’idée était saugrenue. Tu t'es cru dans Scooby-doo ?
Samuel leva les yeux au ciel, toujours confiant et sûr d’avoir le meilleur plan du monde.
— Ash, je sais ce que je fais. Nous allons attendre bien sagement sur le toit...
— Et nous faire déchiqueter. Superbe plan, je suis sûre que tu y as réflé...
Il la coupa d’un geste. Ses traits changèrent, devinrent froids. Une tension devenue familière régnait dans l’air.
— Si mes méthodes te déplaisent, je ne t’oblige pas à rester. De toute manière, tu ne me sers à rien.
Ashley fut surprise par ce brusque revirement. Ce n’est pas pour autant qu’elle se démonta. Entendre qu’elle était considérée comme parfaitement inutile l’énervait plus que tout. Néanmoins, un effort incommensurable lui permit de desserrer les dents pour répliquer :
— Si je ne te servais réellement à rien, tu n’aurais sûrement pas pris la peine de me donner le don, de me faire un cours d’une heure sur les légendes et de m’emmener ici.
Samuel ouvrit la bouche puis la referma aussitôt.
— Trouve-toi un coin tranquille, je dois préparer mon piège.
S’éloigner ne lui permit pas de cacher le regret sur son visage, ni sa tristesse. Fixer obstinément la lumière bleue de son saphir dans son poing non plus.
— Je n’ai jamais dit que je restais.
— Très bien, va-t-en alors.
D’un geste qu’il voulu désinvolte, sans se retourner, Samuel lui indiqua de partir avant de s’arrêter au rebord d’une des balustrades. Ensuite, il tira sur ses manches et positionna ses deux mains loin de son torse.
Ashley ne bougea pas. Sa comédie ne suffisait pas pour la duper. Certes, rester était un bon moyen de se faire tuer par un monstre, mais partir lui coûterait l’occasion de vivre quelque chose d’extraordinaire. La rubrique des chats écrasés de son journal pouvait bien attendre une journée.
Après s’être installé dans un des angles formé par l’une des tours et une rambarde, la journaliste s’éclaircit la voix :
— Satisfait ?
— Plutôt.
Un soupir s’échappa d’entre les lèvres de la jeune femme. Elle se demandait si c’était vraiment le bon choix. Si c’était vraiment ce qu’elle voulait faire.
— Je suis censée faire quoi en attendant ?
— Tu admires l’artiste.
Cette simple phrase lui permit de balayer tous ses doutes. Ashley savait exactement ce qu’elle voulait faire : par un moyen ou un autre, elle devait lui rabattre son caquet. Elle devait lui montrer qu’elle était autre chose qu’une touriste. Une mission impossible sans être à ses côtés.
Bien sûr, cela sans mettre sa vie en danger. Son ego possédait des limites. Cependant, ayant pour seule arme un bloc-note et un crayon, ses possibilités d’action lui apparaissaient peu nombreuses. À la limite, elle pourrait demander un autographe au monstre pour le distraire. Un plan des plus bancals et aux chances de réussite inexistantes.
La blondinette s’assit au sol, ses deux genoux repliés sur elle-même. Un nouveau soupir ne lui permit pas d’envisager de meilleures options. À la place, elle observa Samuel immobile pendant longtemps, très longtemps. De temps à autre, il se décalait de quelques mètres avant de reprendre sa position.
Le grattement de la porte lui revint à l’esprit, comme si elle l’entendait. Il l’obsédait. Ashley était sûre d’avoir entendu ce bruit répété, ce bruit qui l’avait attirée par pur hasard à la porte menant à leur objectif. Elle était sûre d’avoir vu ce sourire disproportionné voler à quelques centimètres de sa personne, ce sourire qui n’avait rien d’humain.
Les bruits de grattement s'intensifièrent, se répercutèrent dans son crâne à lui vriller les tympans. C’est là qu’un point la percuta : le bruit ne venait pas de sa tête. La chose était encore là, quelque part tout près d'elle.
La jeune femme se leva brusquement sans soulever la moindre curiosité de Samuel, bien trop occupé à faire elle ne savait quoi. La provenance des grattements restait indéterminable. Ashley ouvrit la porte de leur arrivée, celle d'en face, regarda trois fois les hauteurs des tours, vérifia par-dessus les rambardes, mais rien, rien, rien et encore rien.
Elle se rassit en croisant les bras, l'air frustré. Et si c'était le monstre qui se jouait d'elle ? Peut-être était-ce cette chose qui avait tué le prêtre, et qu'il voulait la tuer à présent ? Non, son instinct lui affirmait que s'il avait voulu la tailler en pièces, il l'aurait déjà fait depuis longtemps. Néanmoins, une question plus importante se répétait en boucle dans son esprit. Une question qui parvenait même à passer au-dessus de l’incessant bruit des grattements : pourquoi la pierre ne brillait pas alors que cette chose était dans les parages ?
Un petit caillou tomba sur son épaule avant de s'écraser sur le sol. Ashley ne bougea pas. D’ailleurs, elle ne l’avait même pas remarqué. Puis un groupe entier de cailloux identiques lui tombèrent sur la même épaule et réussirent à lui arracher un « aie » sans difficultés.
— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna immédiatement Sam depuis l’autre bout de la cour.
Sans attendre la réponse, il vint la rejoindre, le regard vif. Ce qui n’était pas plus mal vu qu’Ashley demeura muette.
Pour voir d’où venaient ces petites pierres, elle s’était levée puis avait tourné son regard vers les hauteurs de la tour. Ce que la jeune femme y vit méritait de figurer dans les annales de l'horreur : une queue touffue et tigrée sortait du postérieur d’une des gargouilles. Plus précisément, une queue de couleur bleue surmontée de rayures noires, ce qui marquait bien la distinction entre la statue et la chose. Un immense sourire fendait en deux le visage de la gargouille dont les extrémités dépassaient de la partie en pierre sur des joues aux poils touffus. Deux gros cercles avec en leurs centres des iris bleus en forme de fentes remplaçaient ses yeux de pierre, lui donnant une expression terrifiante et folle. Il fallait ajouter à cela les deux petites oreilles plantées sur la partie supérieure du crâne en pierre, toutes deux aussi poilues que les joues, et qui n’arrangeaient en rien le tableau.
Samuel regarda dans un froncement de sourcils la gargouille sans rien trouver à redire. L’immobilité d’Ashley commençait à l’inquiéter et sa non-conversation encore plus. Il décida donc de lui donner quelques coups de coude pour la réveiller.
— Ash ?
Elle resta tétanisée sans dire le moindre mot. Dans un mouvement rapide, l’homme au long manteau gris-noir claqua des doigts devant ses yeux.
— Ton... ton saphir n’indique rien de spécial ? bredouilla-t-elle. Rien à l'horizon ? Aucun signe d'une quelconque bestiole ?
Pour la rassurer, Sam plaça en évidence sa pierre devant elle, puis après quelques secondes la ramena vers lui. La gemme resta sombre sans le moindre éclat bleuté.
— Rien dans les parages, tu n’as aucune raison de t’inquiéter.
La bête remua comme si elle venait de retenir un rire, tel un enfant qui jouerait à cache-cache. Ses poils dépassaient de toute part de la gargouille, la chose n’ayant pas réussi ou n’ayant pas souhaité retourner dans sa position initiale.
— Tu penses que le monstre pourrait être une de ces gargouilles ? proposa Ashley d’un air faussement détaché. Elles sont... terrifiantes, non ?
Son compagnon hocha la tête dans une expression de soudaine concentration.
— C'est une possibilité que j'ai envisagé. Mais, ce n'est pas une de celles-là.
Il pointa du menton l’armée de monstres de pierre au-dessus de leurs têtes.
— Leurs griffes ne sont pas capables de causer la blessure qu'a eu le prêtre. Il en faudrait une grosse. Très grosse.
Les yeux d’Ashley s’écarquillèrent sous le choc de la possible existence d’une gargouille géante.
— Parce que le modèle XXL existe ?
Sam lui adressa un sourire malicieux avant de retourner vers l’autre bout de la cour. Elle n’eut pas besoin de mots pour comprendre que c’était bel et bien le cas.
— Tu perds ton temps, lui susurra une voix à l’oreille.
Ashley recula de quelques pas dans un mouvement de panique. Il n’y avait rien à côté d’elle. Aucune mouche capable de se transformer en fée, aucun fantôme transparent, juste du vide.
— Qui a dit ça ?
— La vraie question est : qui ne l'a pas dit ? s’esclaffa une voix qui se répercutait de tous les côtés à la fois.
Le rire de la créature s’ancra dans l’esprit de la blondinette à un tel point qu’il continua pendant plusieurs instants dans sa tête une fois achevé. La jeune femme avait beau regarder en tous sens, rien de visible ne voletait autour d’elle. Ashley eut une subite prise de conscience.
Ses pupilles se levèrent vers les hauteurs de la tour et virent que la chose avait quitté la statue.
— Vous êtes le monstre qui se cachait dans la gargouille.
Il rit de nouveau tel un aliéné dans un hôpital psychiatrique.
— Un monstre se cache en chacun d'entre nous, surtout en lui.
La queue tigrée se matérialisa sous le nez de la journaliste afin de pointer Samuel, puis disparut pour laisser place à l'immense sourire. Ses deux yeux apparurent à leur tour dans un « ploc » sonore.
— C'est vous qui avez tué le prêtre ? interrogea Ashley déconcertée, mais tout de même armée d’un ton professionnel.
Créature magique ou non, la jeune femme allait lui faire cracher des réponses et en vitesse, si on se fiait à son regard intransigeant. Il était hors de question qu’elle laisse filer une occasion pareille.
— Pourquoi aurai-je fait cela ? répliqua le sourire, presque attristé d’en être soupçonné.
— Parce que vous traînez sur les lieux du crime.
— Donc, c'est vous aussi qui l'avez tué ?
Le sourire dévoila toutes ses dents, enfin encore plus qu'à l'ordinaire, ce qu’Ashley aurait cru impossible encore quelques secondes auparavant.
Ses sourcils se froncèrent devant cette tentative de renverser la situation. Elle allait vite lui faire comprendre que c’était elle et toujours elle qui posait les questions.
— Bien sûr que non. Mais pourtant...
— Pourtant vous traînez sur les lieux du crime, l’interrompit la chose.
La jeune femme resta sans voix. Les yeux suivis du sourire disparurent et la chose recommença à parler de toute part :
— Je ne suis pas celui que vous recherchez. Mon seul crime est d'être coupable de ne pas être coupable.
La blondinette croisa les bras, ses sourcils davantage froncés devant tant d’énigmes.
— Vous êtes fou.
La tête d'un chat se matérialisa à quelques centimètres de son visage, sertie du même sourire habituellement solitaire. Le reste du corps suivit quelques secondes plus tard.
— C'est exact ! Qui vous l'a dit ?
Ashley recula jusqu’à se cogner contre le mur de la tour.
— Mais vous êtes un chat !
— Finement observé ! Je ne sais pas pourquoi mais à chaque fois, c'est la première chose que l'on trouve à me dire.
Le chat pencha sa tête sur le côté.
— Vous êtes une humaine.
— Quoi ? Oui, enfin...
Un rire fou s’échappa de nouveau de la gorge du matou pour rebondir sur les surfaces alentours. En même temps, il tournait autour d’Ashley tout en faisant disparaître et réapparaître des parties aléatoires de son corps. Ce genre de pirouettes déstabiliserait n’importe qui, et la jeune femme ne faisait pas exception.
Elle secoua la tête après quelques instants pour se ressaisir.
— Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ? Qui est le monstre qui a attaqué le prêtre si ce n'est pas vous ? Il est où en ce moment-même ? S'il vous plaît, arrêtez de faire ça c'est très perturbant.
Le chat s'arrêta net dans les airs à quelques centimètres de son visage, sa tête uniquement visible.
— Ça fait beaucoup de questions pour une seule femme. J'accepterai de répondre à une seule, choisis la bien.
Son sourire s'agrandit et son pelage disparut, ne laissant plus que ses yeux avec ses dents étincelantes.
Tant de choix s'offraient à Ashley qu'elle ne savait lequel prendre. Avoir le droit à une seule et unique question lors d'une interview était le pire cauchemar d'un journaliste. D'un côté, elle voulait en apprendre plus sur cet homme qu'elle venait à peine de rencontrer. D'un autre, Ashley souhaitait savoir qui était ce fichu chat. Et d'encore un autre, elle désirait apprendre le nom de ce qui risquait de venir pour les transformer en chair à saucisse.
— Je choisis...
La journaliste jeta un coup d'œil en direction de Samuel, occupé à lever les bras au milieu de la cour. Ses yeux clos et son air serein n’indiquait aucune trace d’inquiétude, comme si la conversation entre Ashley et le chat n’était qu’une banalité indigne de son attention. Ou un fait qu’il ignorait.
— Oui ? pressa le chat d'une voix mielleuse.
— Je choisis de savoir quel est le monstre qui a tué le prêtre.
Le sourire fit un « o » prononcé avant de revenir à la normale, étonné d’une telle décision. Visiblement, il aurait parié sur tous sauf cette question.
— C'est une gargouille géante qui a fait le coup. Un véritable colosse ! Pas très causant, aucun sens de l'humour, elle vous sera très simple à trouver.
Subitement, la boule de poils fut victime d’une véritable crise de fou rire. Elle parvint tout de même à articuler :
— Enfin, si ce n'est pas elle qui vous trouve avant. Elle viendra à la tombée de la nuit, soyez prêt ou bien vous finirez en hachis parmentier. Bonne chance, jeune femme ! Évitez de finir comme les autres.
— Comme les autres ? s'étouffa Ashley.
Mais le chat ne semblait plus disposer à répondre quoi que ce soit. Ses yeux disparurent dans le même « ploc » qu’à leur première apparition, et le sourire flotta seul pendant quelques instants avant de s’évaporer à son tour.
Étrangement, c’est exactement à ce moment que Samuel considéra de nouveau Ashley. Il baissa les bras, puis s'avança vers elle en fredonnant :
Mignon et malicieux,
Fou et au sourire radieux,
Voilà le chat-re-mant illusionniste.
Matou rayé, Matou fêlé,
Les énigmes sortent au gré de tes envies.
Le rire comme seule façon de penser,
La folie comme ami,
Ta magie est indécelable contrairement à tes rêveries.
Sam s’arrêta dans sa chansonnette, après quoi, il se mordit les lèvres. Les paroles paraissaient l’agacer au plus haut point et, vu l’expression de son visage, devaient se répéter en boucle dans sa tête.
— J'ai fini, dit-il subitement plein de fierté.
— Tu as fini ?
— Bah, le piège !
Il s’assit à l’endroit où Ashley s’était installé plus tôt. Son saphir dormait sous son manteau, Samuel n’ayant pas jugé utile de la conserver dans sa main tant que le soleil ne serait pas couché.
Ashley vint se mettre à ses côtés en l’observant du même regard que celui du matin même, quand il l’avait surprise dans le buisson. Peu de temps après, les fredonnements reprirent, au plus grand déplaisir de son compagnon :
Chat fou, chat-fouin,
Chat-rieur, chat fin.
Tes yeux et ton sourire irréel,
Contre la raison m’ensorcelle.
Mignon et malicieux,
Fou et au sourire radieux,
Voilà le chat-re-mant illusionniste.
— Le monstre est une gargouille géante, lança Ashley à brûle-pourpoint.
— Quoi ?
— Le monstre qui a tué le prêtre, c'est une gargouille géante.
L’expression du visage de Samuel était loin de dévoiler tout son étonnement. Sa tête penchée sur le côté et sa bouche trop ouverte pour être dans une position naturelle donnait un aperçu, rien de plus.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Je t'ai dit que si c'était le cas, il faudrait une très, très grosse gargouille. Les légendes mutées ne courent pas les rues, et heureusement.
Le cerveau d’Ashley s’activa à plein régime. Comment lui faire comprendre que c'était bel et bien la vérité sans lui dire qu’une boule de poils qu’elle était la seule à voir le lui avait dit ? Un petit mensonge s’imposait.
— J’ai vu un véritable colosse de pierre s'envoler de la tour.
Aucun doute, Ashley était la meilleure actrice du monde.
— Vraiment ? répliqua Sam dubitatif. Sans que ma pierre ne le détecte ? Et sans que je le voie ?
— Oui.
Elle avait pris une voix ferme, presque offusquée qu'il ne la croit pas.
— Tu es vraiment sûre de ce que tu dis ?
— Écoute Sam, je te dis ce que j'ai vu. Libre à toi de ne pas me croire, mais tu es quand même gonflé vu tout ce à quoi j'ai dû avaler en un rien de temps depuis ce matin.
L’homme au long manteau gris-noir leva ses bras dans un mea culpa.
— Ok, ok. C'est une gargouille. Pigé ! Elle ne doit pas être si grosse que ça, je vais en faire qu'une bouchée. Plus qu'à attendre la nuit.
Il se remit à chantonner comme s’il n’y faisait plus attention :
Tes pirouettes endiablées,
Tes rires effrénés,
Éveillent mes sens jusqu’à la bêtise,
Éveillent mes sens jusqu’à ce que je m’y enlise.
De l’ombre, tu me surveilles,
Me voilà fou.
Regarde ce sourire qui m’ensoleille,
Regarde ce sourire qui étire mes joues,
Me voilà comme toi joli matou.
Mignon et malicieux,
Fou et au sourire ra…
— Pourquoi tu chantes ça ?
Samuel tressaillit comme tiré de méditation.
— Si tu n’avais pas chanté « ça » pendant près de deux heures, elle ne serait pas dans ma tête. C’est de ta faute. En plus, je hais cette chanson. Je pensais qu’elle était oubliée depuis longtemps, visiblement, j’avais tort.
— Quasiment deux heures ?
Sa surprise dut transparaître par ses traits, du moins, c’est ce qui expliquerait le froncement de sourcils de son compagnon.
— Je ne pensais pas que le temps était passé si vite, se rattrapa-t-elle.
Plusieurs choses dans cette histoire de chat la dérangeaient. Elle n’avait pas discuté plus de vingt minutes avec le matou. Elle n'avait également pas chanté cette chanson dont les paroles lui étaient inconnues jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, son talent pour le chant équivalait à celui d’une poêle à frire, ce qui la dissuadait de pousser la chansonnette ailleurs que sous sa douche. Samuel n’avait pas entendu un traître mot de sa conversation avec la boule de poils, ce qui poussait ses réflexions vers une conclusion simple : elle venait d’expérimenter ce qu’on appelle le « Filtre ».
Le plus bizarre dans tout cela était la motivation du chat. Pourquoi l’avait-il aidée ? Était-il venu de son propre chef, ou bien, était-il le serviteur d'un truc plus étrange que lui ?
Une des phrases du matou surpassait toutes ses interrogations. Une phrase qui l’inquiétait plus que sa rencontre prochaine avec une gargouille survitaminée : « évitez de finir comme les autres ».
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