Chapitre 5 : Samuel, l’incroyable balle rebondissante
Si vous pensez qu'attendre six heures sur un toit n'est pas si long, détrompez-vous ! Bien sûr, Ashley n’était pas à sa première planque. À la différence près que d'habitude, elle était un minimum cachée et ne risquait pas de finir en rondelles.
Samuel ne se montra pas très bavard. Pendant tout ce temps, il demeura immobile, le regard braqué vers le ciel. Les bâillements et l’air somnolent de la jeune femme l’intéressèrent autant que de savoir que les pingouins ont des genoux.
Des nuages menaçants filtraient le peu de lumière encore présente. L’humidité ambiante ne présageait qu’une chose : il allait pleuvoir. Ashley eut la subite envie de se dégourdir les jambes. Enfin, c’est ce qu’elle fit croire à Sam lorsqu’elle se leva précipitamment. Sa curiosité avait réveillé un point quelques minutes plus tôt. Un point qui la travaillait avec insistance.
Ashley jeta un coup d’œil par-dessus la rambarde et, à son plus grand étonnement, le vit.
En contrebas, le bras toujours en l’air, le policier maintenait la bande jaune comme s’il attendait que quelqu’un passe. La jeune femme s’accouda à la balustrade. Des picotements dans son cou lui donnaient la furieuse envie de surveiller les tours dans son dos, ce qu’elle fit du coin de l’œil sans tarder. Maintenant qu’elle savait à quoi s’attendre, une paranoïa constante se resserrait sur son cœur.
Les lampadaires dans la rue s’allumèrent un à un, les lumières des immeubles et maisons se multiplièrent. L’attente touchait à sa fin. L’homme au long manteau gris-noir arriva à ses côtés, son saphir à la main, et imita sa position d’une manière trop décontractée pour l’être réellement.
Ashley soupira une énième fois, ce qui le fit sourire :
— Prête ?
— Plus que jamais. Je fais quoi si tu es mis au tapis ?
— Prie Raptor Jésus.
Tous deux s'esclaffèrent sans pouvoir se retenir.
— Je serais si fichue que ça ?
— Oh que oui !
Le silence s'abattit entre les deux compagnons. La pression grandissante tordait le ventre d’Ashley, qui peinait à retenir les innombrables questions dans sa tête. Après tout, ils se connaissaient si peu. Elle ne savait rien de son passé, rien de ses probables anciens compagnons et de leur… En rationalisant, il était normal que Sam perde des compagnons. Aider quelqu'un dont la majeure partie de son temps sert à combattre des monstres ne devait pas rallonger son espérance de vie.
Un détail lui revint en tête : Samuel parlait souvent comme s’il avait connu des époques reculées.
— Sam, tu as quel âge ?
Il tourna la tête vers elle, surpris par la question.
— Comment ça ?
La surprise changea de camp.
— Tu ne vas pas me faire croire que tu ne connais pas ton âge.
Les traits de Samuel se tendirent sous la concentration. Visiblement, la question était plus complexe qu’elle ne le paraissait. Enfin, pour sa personne.
— Le concept de « temps » a toujours été quelque chose que je ne maîtrise pas bien. Mais si tu parles de cette enveloppe corporelle, environ une petite centaine d'années.
Ashley devait avouer qu'elle ne s'attendait pas exactement à cette réponse. Peut-être plus à un truc du genre : « Oh moi ? J'ai quelques millions d'années, mais t'inquiète tout baigne, j'ai encore la forme ». Mais pas à une histoire « d’enveloppe corporelle » qui risquait de lui donner une atroce migraine. Comme elle n’aimait pas les migraines, la jeune femme préféra ne pas approfondir.
— Ça t'arrive souvent de prendre des personnes comme moi pour t’accompagner dans une aventure ?
— Prendre des journalistes avec moi ? Jamais ! Et je me demande encore comment c'est arrivé.
Il éclata de rire sous les coups d’Ashley à son épaule.
— Sam, tu peux avoir l’obligeance d’arrêter de te payer ma tête !
— D’accord. Ok. Stop ! Ça m'arrive de temps en temps, mais je préfère éviter. À vrai dire, je m'étais juré de ne plus le faire.
L'atmosphère se refroidit. La clarté de la lune transparaissait épisodiquement au gré du déplacement des nuages toujours aussi inquiétants.
— Pourquoi ?
Son ton était plus brusque et autoritaire qu'elle ne l’aurait souhaité. Les paroles du chat la perturbaient, se répétaient en boucle dans son esprit accompagnées par son rire fou.
— Ça ne te regarde pas.
La brusque froideur de Samuel lui remit les idées en place. Une chose était sûre, elle n’allait pas avoir de réponse à ce sujet ce soir.
Une lueur bleue éclatante s'échappa de la main droite de l’homme au long manteau gris-noir.
— Pourquoi elle brille cette fois ?
Malgré les quelques explications données sur le saphir, Ashley ne parvenait pas à comprendre son fonctionnement. Il pouvait aussi bien s’illuminer pour prévenir de la présence d’un monstre et son contraire. Flamboyer pour signaler la magie ambiante comme ne rien faire. À vrai dire, le caillou magique semblait s’activer en fonction des pensées de Samuel.
Ce dernier ouvrit sa main pour voir distinctement la pierre. Même avec la couleur bleutée, la fumée agglutinée dans la partie supérieure de l’octaèdre restait parfaitement visible.
— Le monstre est là.
Un impact lourd déchira la nuit. L’édifice tout entier trembla sous le choc. Ashley et Samuel se retournèrent dans un même mouvement. Une forme noire, énorme se tenait devant eux un genou au sol, enveloppée par la poussière produite par son atterrissage. Elle se releva, puis déploya ses ailes semblables à celles de chauves-souris. Des cornes trônaient sur son horrible tête, accompagnées par un sourire tellement déformé qu'il ferait passer les tableaux de Picasso pour des chefs d'œuvres de réalisme. Cinq serres, s'approchant davantage de faucilles, sortaient de chacune de ses mains, ce qui rappelait à la journaliste ce méchant dans Les griffes de la nuit.
Sam referma son poing sur son saphir avant de le jeter dans les airs. Son pouls s’emballa. Prison se matérialisa en commençant par la garde, l'octaèdre solidement attaché à la place du pommeau. Il la saisit en plein vol, après quoi, il se permit quelques moulinets d'un air impressionnant.
— Un sacrément gros caillou.
Le monstre rit d'une voix caverneuse. Sûrement ne prenait-il pas au sérieux le gringalet qui lui faisait face, armé d’un cure-dent. Même si celui-ci semblait impassible face à son impressionnante carrure.
— Tu n'as aucune chance Chasseur. Mais c’est un honneur de t’avoir attiré par ma simple magie.
Ashley, plus pâle que la mort, ne savait pas ce qui lui faisait le plus envie entre crier et s'évanouir.
— Je ne suis pas sûre que tu impressionnes le gros caillou.
— Sans rire ?
L’homme au long manteau gris-noir s’avança vers la gargouille géante, la pointe de son épée orientée dans sa direction. Le monstre se calma instantanément. Ses deux yeux de pierre se rivèrent sur la lame le menaçant tandis que ses griffes crissaient en exhibant leur longueur.
Samuel et la créature débutèrent un balai circulaire, tout deux à la recherche de la moindre faille chez leur adversaire. La grandeur de la cour leur imposait une proximité les rendant à portée de serre et d’épée.
Sam engagea le premier. Il donna un coup vertical de sa lame qui se figea dans l'avant-bras du monstre. Ce dernier balaya l'air de ses griffes et manqua de peu son éviscération. Une vive douleur se répandit dans son dos. Il avait mis trop d’entrain dans son bond en arrière et avait percuté le mur d’une des tours.
— C’est tout ce dont tu es capable Chasseur ?
La gargouille fit tinter ses monstrueuses mains pour le narguer.
L’assaut n’était effectivement pas très brillant. Il allait être plus compliqué qu’il ne le pensait de le réduire à l’état de gravier. Cela ne le découragea pas pour autant. Prison virevolta à plusieurs reprises, parée à chaque fois par la gargouille. D’un coup de patte, elle repoussa son assaillant puis tenta de lacérer son visage. Samuel esquiva d’une roulade et asséna un violent coup à la cuisse du monstre dans son demi-tour. Il n’eut pas plus de succès qu’avec son avant-bras.
— Sapristi !
La gargouille géante et l’homme au long manteau gris-noir se remirent en position de combat, mais ils furent interrompus par Ashley, qui fit une chose à la fois très courageuse et aussi très stupide.
Dans une poussée d’héroïsme, la jeune femme avait pris son élan pour foncer sur la créature. Elle avait ensuite exécuté un magnifique coup de pied sauté. Manque de pot, la pierre de la gargouille était beaucoup plus solide que tout ce qu’elle avait pu détruire lors de ses entraînements.
Sa retombée ne fut pas agréable. Mam’zelle Karaté Kid s’étala sur le dos alors que son pied droit lui criait : « Aïe, j'ai mal ! Pourquoi tu as fait ça idiote ? ». Néanmoins, la douleur ne fut rien face à la peur qui saisit son l’estomac à lui en donner la nausée.
Le monstre se tourna dans sa direction. À son regard, il n'avait pas trop apprécié le coup. Ashley savait qu'elle n'aurait pas le temps de fuir. Ses yeux se fermèrent. Elle était résignée à finir en puzzle. Cependant, aucune griffe ne vint la couper en deux. Pourtant, les grognements rageurs et les vociférations du gros caillou sur pattes à deux pas de sa position parvenaient parfaitement à ses oreilles.
La blondinette rouvrit les yeux, et vit Samuel suspendu au dos du monstre. Il le tapait avec la poignée de son épée, cette dernière visiblement plus efficace que la lame. Les ailes de chauve-souris, en plus de lui donner un bon appui, lui offraient une protection non-négligeable contre les tentatives de saisie de la gargouille.
— Ashley, fais quelque chose !
Ashley se releva, non sans difficultés, avant de boiter vers la tour la plus proche. Elle ouvrit la porte et s'y engouffra.
— Ce n'est pas exactement ce à quoi je m'attendais...
Il resta plusieurs secondes à fixer la porte d’un air déconcerté tout en frappant à l’aveuglette avec son épée. Cette erreur d’inattention lui coûta cher. Le monstre de pierre le désarçonna et il tomba dans un roulé-boulé.
— Je te mangerai les yeux Chasseur ! Ensuite, ce sera au tour de ta copine.
La créature essaya de planter ses griffes dans sa tête. Il roula sur le côté juste à temps pour éviter une nouvelle coupe de cheveux.
— Arrête d'esquiver ! Tôt ou tard, je vais t’infliger pire que cette ridicule balafre sous ton œil. Après, je me repaîtrai de ton âme. Je vais m’en délecter, l’aspirer sous tes cr...
Du plat de l'épée, Samuel réussit un magistral coup sur la caboche de la gigantesque gargouille. Coup qui non seulement le fit taire, mais aussi reculer, laissant au passage la marque de sa lame sur son front.
— Tu parles trop pour un méchant !
Enragé davantage qu’il ne l’était déjà par sa réplique, le monstre poussa un grognement terrifiant avant de disparaître sans laisser de traces.
— Quoi ?
L’homme au long manteau gris-noir vérifia le pommeau de Prison. Pas la moindre lumière, volatilisée comme la fumée.
Avant que ses yeux n’aient le temps de la quitter, la pierre retrouva son éclat bleuté et un nuage tenta de défoncer le haut du saphir. Crack. Au dernier moment, Samuel se jeta en avant pour ne pas finir écrasé.
À son ancienne position se trouvait à présent un joli petit cratère, cratère qui ne laissait aucun doute sur ses chances de survie en cas de manque de réactivité.
— Alors Chasseur, on rampe devant moi ?
— C'est pas juste, tu t’es téléporté.
Il se releva, redressa la garde de son épée, prêt à parer un éventuel coup. Puis dans un geste théâtral, Samuel ramena sa lame face à lui, tel un duelliste, avant de balayer l’air, défiant la monstruosité du regard.
— Assez joué, il est temps d’entamer ta dernière danse.
Samuel repartit à l'attaque. La gargouille disparut encore une fois.
Un « Crack » surgit derrière lui. Prison s’interposa entre son cou et les griffes de la bête qui s’éclipsa de nouveau. La pierre indiqua son dos. Crack. Dans une pirouette, Sam parvint à se retourner in extremis. La lame et les serres s'entrechoquèrent, puis la gargouille poussa un grondement avant de se volatiliser.
Le saphir montra son flanc gauche. Il était prêt.
Le monstre de pierre réapparut, Samuel abattit son épée mais l'image se dissipa. Un puissant choc lui fit perdre pied. Il s'envola tel un boulet de canon en direction de la rambarde opposée. Plus précisément, au-dessus de cette rambarde. Son instinct le poussa à se mettre en boule, et c’est à ce moment qu’il se rendit compte que son épée lui avait échappé.
À la plus grande surprise du monstre, au lieu de passer par dessus-bord, l’homme au long manteau gris-noir s’arrêta net dans les airs avant de retomber sur la balustrade et de s’écraser au sol.
— Arf... sapristi, ça fait mal !
Le tintement caractéristique des griffes de la gargouille l’obligea à relever la tête. Samuel, à quatre pattes, la vue floue, ne discerna qu’une forme imposante se ruant dans sa direction.
Un éclat bleu se refléta dans ses yeux. Il prit une impulsion, après quoi, un sifflement passa à quelques centimètres de ses bottes. Son atterrissage se fit dans une galipette laborieuse accueillie par le revers d’une monstrueuse main qui l'envoya voltiger à l’autre extrémité de la cour.
— On éprouve quelques difficultés, Chasseur ?
Ce dernier sortit sa tête des décombres de la balustrade qu’il venait de percuter. Ses côtes compressaient sa poitrine, ses poumons peinaient à aspirer de l’air. Rien de suffisamment grave pour que son corps ne puisse le guérir en quelques minutes.
— T'ai-je déjà dit que tu parlais trop pour un méchant ?
Son ton indiquait clairement qu’il n’appréciait pas d’être baladé comme une vulgaire balle en caoutchouc.
La gargouille prit son temps pour le rejoindre. Elle savourait chaque instant, se délectait des grimaces du misérable vermisseau qui se pensait assez fort pour vaincre un monstre aussi puissant que sa personne. La créature dépassa Prison en lui adressant un regard acide. Sam en profita pour se redresser.
— Comment tu as fait ton petit tour ? aboya le gros caillou sur pattes. Je n’apprécie pas que mes victimes ne s'écrasent pas quand je les envoie dans le vide.
— Un magicien ne dévoile jamais ses tours.
Le sourire que Samuel lui adressa fit enrager la gargouille.
— Dans ce cas, je vais t'en montrer un moi aussi. Connais-tu celui où on tranche une personne en deux ? Je vais l'exécuter sans boite. Peut-être verras-tu le truc.
Sam posa ses mains sur les restes de la rambarde afin de soutenir son corps.
— Fais-le au lieu de papoter, t'es pas le seul sur ma liste donc dépêche. Hop, hop, hop !
— Comme tu voudras.
Le monstre s’évapora. Les sens de Samuel entrèrent dans un état de vigilance accrue. Il jetait des coups d'œil un peu partout, à l’affût du moindre signe de réapparition du monstre. Crack. L’homme au long manteau gris-noir fléchit les genoux. Il eut un bruit terrible, comme du verre transpercé par des lames, et un cube transparent se révéla, enveloppant la cour tel un dôme.
Le monstre, trop lent dans sa tentative d’arracher la tête de Samuel, avait planté sa patte droite dans le cube, cube qui se fissurait autour de ses griffes.
Sam se faufila derrière la créature, un air à la fois satisfait et moqueur au visage.
— On fait moins le malin, hein !
La gargouille poussa une série de grognements, insufflant toute sa haine par son regard. Cela ne l’impacta pas le moins du monde.
— Bon, vu que tu n'as pas été trop méchant, je vais te dire pour mon tour de magie.
Il marcha jusqu’à son épée d'un pas tranquille. Arrivé au pied de Prison, il la ramassa puis leva ses deux bras pour désigner le dôme.
— Le cube magique. Un piège simple et efficace. Tu peux rentrer dedans mais pas en sortir. Classique ! De base, ce n'est pas exactement comme ça qu'il est censé fonctionner, mais l'essentiel c'est le résultat.
Samuel pointa de son épée la patte toujours bloquée du monstre, l’enrageant davantage. L’approche du Chasseur avec son sourire en coin acheva le peu de retenu qui restait au monstre. Il se débattit dans tous les sens, tapa frénétiquement le dôme, agita sa patte coincée. L'édifice entier tremblait sous sa colère.
— Une dernière volonté ?
Les fissures s’agrandirent. Un craquètement fit cesser l’agitation du monstre.
— Te tuer !
La barrière magique se brisa telle du verre. Des millions d'éclats blancs fantomatiques tombèrent sur la cour dans un bruit cristallin. Le sourire de Samuel s'effaça. Un puissant coup lui retourna l'estomac. Avant qu'il n'ait eu le temps de comprendre, il se retrouva au milieu d'un petit nuage de poussière, à deux doigts de tomber dans le vide.
Malgré la protection de son manteau, l’attaque l’avait sérieusement touché.
Crack. Une immense patte comprima son bras droit. Ses doigts se desserrèrent autour de la poignée de Prison alors qu’un rire caverneux se répercutait entre les tours.
— Cette fois, tu es fait Chasseur !
Ça n'aurait pas pu être pire.
— Alors comme ça, c'est vous qui osez mettre notre expérience en péril ?
Les oreilles de Sam lui jouaient sûrement un tour, ça ne pouvait pas être possible.
Cette voix hautaine... cette manière de parler... ne me dites que...
— Oui, vas-y Harold ! Dis à cet olibrius de quel bois on se chauffe !
— Une minute James. Vous, la grosse caillasse, vous entendez quand les gens parlent ?
La pression sur le bras de Samuel s'évanouit, après quoi il faillit se faire piétiner par la gargouille et deux fantômes en colère. Les frères Ricochets plongèrent à plusieurs reprises sur le monstre, et de toute évidence, ce n’était pas agréable.
— Argh ! Allez-vous-en, stupides fantômes.
Le gros caillou sur pattes tenta de les lacérer, mais comme c'était des fantômes, niveau efficacité on avait vu mieux.
— Comment osez-vous ? Espèce de roche décérébrée. Oser vous attaquer à nos personnes !
Sam profita du chaos pour essayer de filer à l'Anglaise. Il fut vite ramené à la réalité par un bon vieux coup de pied dans les côtes.
— Reste par là. J'en ai pas fini avec...
Les spectres passèrent une nouvelle fois à travers la créature, et lui arrachèrent un hurlement de rage mêlé à de la douleur. La gargouille se mit à balayer l'air à une telle vitesse que l'image des frères Ricochets s’effaça partiellement.
C'était sa chance. Il rampa avec une rapidité fulgurante jusqu’à son épée. La lame s'entrechoqua au sol, attirant l’attention du monstre. Ce dernier se retourna pour faire face à un Samuel plus féroce que jamais. Une aura bleue émanait de ses yeux. Il n’avait pas le choix. S’il ne voulait pas mourir, il était obligé d’y recourir.
— Je sens que le réveil va être douloureux demain.
L’homme au long manteau gris-noir s’élança dans un cri de guerre. Ses déplacements n’avaient plus rien à voir avec les précédents, ses sens apparaissaient comme décuplés. Samuel ressentait avec précision chaque objet, chaque personne à proximité. Depuis les frères Ricochets qui maudissaient la créature en proférant des mots incompréhensibles, à la porte de la tour qui s’ouvrit avec fracas.
Il se baissa subitement et évita le mouvement circulaire des serres du monstre avant de remonter tout aussi sec. Prison trancha net la patte gauche de la gargouille qui recula en tenant son moignon. Sa main s’écrasa au sol, s'effritant avant de devenir poussière.
— Tu vas me le payer Chasseur...
La créature n'eut pas le temps de réaliser, qu'il fit de même avec son autre main. Le rugissement qu'elle poussa fit trembler le sol tel un séisme. Samuel tournoya, son épée s’abattit dans un coup large. La partie supérieure du gros caillou sur pattes se détacha avant de tomber dans un bruit sourd. Le reste ne tarda pas à se désagréger et rejoignit le tas de poussière au sol.
Exténué, de la fumée s’évacuant de son corps, Samuel tomba à genoux. Ses doigts s’écartèrent de la poignée de son épée, elle tomba dans un son métallique, et avant qu’il n’aille la rejoindre, Ashley le rattrapa par l’arrière de son manteau. Le visage torturé, il parvint à pivoter la tête :
— Ok, ok, j'y ai peut-être été un peu fort. J’aurais pas dû utiliser autant de magie.
— Qu'est-ce qui se passe ? C’est quoi toute cette fumée ?
La jeune femme, paniquée, ne parvenait plus à ciller.
Des sirènes retentissaient au loin. Ils pouvaient aisément reconnaître celles de la police et des pompiers. De quoi leur apporter un joli défilé rien que pour eux deux.
— Ash, il faut qu'on se tire. Tout de suite.
Samuel se libéra de la main qui l'empêchait de basculer par terre, et tomba à quatre pattes. Voyant qu'Ashley était encore plus blanche qu’à l’arrivée de la gargouille géante, il s'empressa de lui adresser un sourire. Ce dernier ressemblait davantage à une pâle imitation du monstre qu'à celui de quelqu'un en bonne santé.
Un petit nuage sombre s'envola des restes de la créature. Aussitôt, Sam se jeta sur son épée et tomba à plat ventre sur la lame. Le fumée fit des cercles autour du tas de poussières, prête à décoller vers d'autres cieux, ce que le Chasseur n’allait certainement pas permettre. Il dématérialisa Prison, puis tint le saphir comme un talisman, le bras tendu. Le nuage lutta en vain, aspiré vers la pierre sans rien pouvoir y faire. Quand la fumée toucha la gemme, un éclat bleu resplendit, puis elle disparut.
L’homme au long manteau gris-noir s'assit sur les fesses. Son front dégoulinait de sueur, mais au moins son corps ne semblait plus être prêt à flamber d'une minute à l'autre.
Le reflet des sirènes illuminait de bleu le devant de la cathédrale. La cavalerie venait tout juste d’arriver.
— Ashley, dis-moi que tu n'habites pas loin.
Ashley tenta de parler, cependant elle semblait être devenue aphone. Au bout de la quatrième tentative, elle parvint à dire :
— J'habite dans la rue Henry IV, immeuble « les bourgeons », appartement dix-neuf mais...
Samuel se leva d'un pas chancelant puis lui saisit une main.
— C'est loin ou pas ?
— Non, trois rues à tout casser. Mais à moins que tu ne saches voler, on ne pourra jamais y aller.
— Contente-toi de visualiser l’intérieur dans ta tête.
Équipé de son saphir, Sam tendit le bras avant de dessiner un cercle. Ensuite, il le replia en arrière et l’allongea une seconde fois. Une surface plate apparut devant eux, comme un miroir opaque. Elle était entièrement noire, d'une hauteur de deux mètres et suffisamment large pour laisser passer une personne. L’opération sembla l’épuiser un peu plus.
— On n'a pas beaucoup de temps, passe.
Ashley cilla plusieurs fois sans comprendre.
— Je dois aller... dans ce truc ?
— Ash, dépêche toi !
Elle s’y dirigea en boitant. Son index toucha l’étrange consistance magique, qui ondula au contact, et après quelques secondes d’hésitation, Ashley la traversa.
Ce n'était pas plus dur que de passer une porte. L’air frais de la nuit, le bruit des sirènes, leurs clignotements, tout disparut pour laisser place à l’obscurité totale et au silence.
— Aïe !
Ce qui ressemblait à une table basse venait d’entrer en collision avec sa jambe déjà bien amochée. La blondinette savait qu’elle n’aurait pas dû bouger, mais elle l’avait quand même fait. Heureusement, comme s’il s’agissait d’une habitude familière, Ashley tomba dans un petit canapé.
— Saloperie de table basse. Attend voir, mais c'est ma table basse !
Une bourrasque d'air balaya la salle.
— Wow, il fait vraiment sombre ici. Tu n'as pas payé l'électricité ou quoi ?
— Hein ? Mais si !
À genoux sur le canapé, ses doigts tâtonnèrent le mur jusqu’à trouver l'interrupteur.
Le salon n'était pas très grand. Un papier peint vert taché de motifs jaunes remplissait les murs, cachés presque entièrement par une armée de cadre dont le but ne laissait aucun doute : moins on le voit, moins il paraît horrible. Le canapé et le meuble de la télévision occupaient la majeure partie de l’espace. Quant au coin restant, un buffet en bois couvert de cadres photo le remplissait.
— Tu permets ? demanda Sam en désignant le canapé du menton.
— Oui, bien sûr.
Elle fit une petite place avant de se dandiner pour trouver une position plus confortable tandis que Samuel s’asseyait dans un soupir.
— C'est donc ça une journée normale pour toi ?
Il ne put s'empêcher un sourire.
— J'ai eu pire.
— Je veux bien te croire.
Le buffet vibra. La blondinette se leva en manquant de s'affaler sur Samuel, puis claudiqua jusqu'au meuble afin d’y attraper son téléphone portable. À peine quelques instants plus tard, elle ouvrit des yeux ronds.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C’est pas vrai.
Sa peau redevint pâle et ses jambes faillirent la lâcher. Le petit carré lumineux affichait pas moins de cinquante-quatre appels manqués ainsi que trente-six messages tous du même destinataire.
— Ça peut sûrement attendre demain, ne te prends pas la tête.
— Je ne peux pas, c'est de mon patron. Ça t'embête si...
— Non, fais comme chez-toi !
Ashley retourna sur le canapé, après quoi, elle consulta sa ribambelle de messages. Au début, son visage resta impassible. Mais après quelques blocs, chaque ligne la décomposait un peu plus. Finalement, elle éteignit son portable dans un juron avant de qualifier son ex-patron d’un mot à ne pas répéter devant des enfants.
Samuel détourna le regard comme s’il ne venait absolument pas de regarder l’écran en même temps qu’elle.
— Qu'est-ce qu'il veut ?
La jeune femme soupira, malheureuse comme les pierres.
— Je vais devoir éplucher les petites annonces. Je n’étais pas censée m’occuper de ce « terrible accident » qu’a subi le prêtre. Non, mademoiselle Ashley Rills doit se taper le bingo du club du troisième âge ou le sauvetage de Minouche, le fichu chat stupide incapable de descendre seul d’un arbre. Ashley Rills ne doit en aucun cas apporter de réelles informations ou enquêter sur des événements étranges.
Ashley serra les poings. Ses joues devinrent rouges, ses yeux brillèrent sans laisser la moindre larme s’échapper. La mâchoire verrouillée, elle se tourna vers le mur pour esquiver le regard de Sam. Elle refusait qu’il la voie ainsi. Prendre une grande inspiration ne lui suffit pas pour se ressaisir.
— Tu veux peut-être que je te prépare quelque chose ? Un thé ? Un café ?
Son ton détaché sonnait étrangement, l’intonation manquait de naturel. Ashley consentit à croiser de nouveau le regard de son compagnon. Son teint était de nouveau normal, cependant ses yeux avaient conservé leur brillance.
— Non, laisse moi faire, tu es blessée. Où est la cuisine ? Je vais te préparer une boisson chaude.
— C’est rien comparé à ce que tu as pris, si je me fie à l’état de la cour et ta presque combustion spontanée.
Sa propre phrase lui fit réaliser qu’aucune blessure, autre que cette cicatrice sous son œil, ne déchirait sa peau.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Mon enveloppe corporelle se régénère rapidement, et puis j’ai mon manteau qui me protège des « chocs ». Où est la cuisine ?
Ashley soupira.
— Première porte à gauche.
Samuel se leva aussitôt. Il mit quelques instants à trouver l’interrupteur du couloir. Son attention fut brièvement attirée par une porte à sa droite, d’où dépassait le pied d’un lit par l’entrebâillement, jusqu’à ce que sa tête se secoue pour le recentrer sur son objectif : la cuisine.
La pièce ne se révéla pas plus grande que le salon. Une petite table occupait le centre, agrémenté de quelques tabourets. Une cuisinière ainsi qu'un établi prenaient toute la largeur d'un mur, surplombés par des placards. En face se tenait un imposant frigo orné de magnets représentant des personnages de dessins animés.
— Eh bien, murmura Sam pour lui-même.
Il ouvrit les placards à la recherche d’un produit se rapprochant de près ou de loin à du chocolat en poudre. Après la troisième ouverture, il trouva son bonheur. Samuel porta son dévolu sur une tasse sur laquelle se trouvait une vache en relief, repérée un placard plus tôt. Il ne lui manquait plus que du lait, qu’il chipa dans le frigo, et hop ! La tasse atterrit dans le micro onde posé sur l’établi.
— Une mission rondement menée !
Restait à présent un problème de taille : qu'allait-il faire ? L’homme au long manteau gris-noir s’assit sur un des tabourets. Ses mains tripotaient une boite métallique qu'il avait sortie de son manteau. Que devait-il faire ? Samuel la posa sur la table avant de l’entrouvrir et la refermer sans discontinuer. Ashley était une bonne personne. Méritait-elle vraiment d'avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Il devait le faire.
Le couvercle tomba, Sam prit une des petites pilules magiques entre ses doigts. Ding. Il sortit la tasse puis versa le chocolat en poudre. D’un geste rapide, Samuel ouvrit un tiroir qui se révéla par chance être celui des couverts. Il mélangea, suspendit la pilule au-dessus du breuvage mais ses doigts ne la lâchèrent pas.
Je dois le faire.
Les secondes passèrent sans que rien ne chahute la boisson. Il n’y arrivait pas. Samuel retira sa main et sortit de son manteau une étrange pièce en or frappée d’une souris à moustache coiffé d’un chapeau haut de forme.
Face, je le fais. Pile, je ne le fait pas.
La pièce virevolta.
***
En une journée, sa vie avait été chamboulée.
Une larme coula sur sa joue. Une larme qu’Ashley s’empressa de chasser. Ce n’était pas si grave, elle venait juste de perdre son travail et son idiot d’ex-patron avait juré que plus jamais aucun journal de la région ou d’une autre ne la prendrait. Néanmoins, ce n’était certainement pas ce vieux chnoque qui l’empêcherait de réaliser son rêve. Ce n’était certainement pas lui qui l’empêcherait d’apporter le plus gros scoop de tous les temps.
La jeune femme retira ses chaussures, puis replia ses genoux contre sa poitrine. Un sujet plus grave l’inquiétait. Son instinct lui susurrait que toutes les bestioles qu’elle croiserait, et qui n’en avaient strictement rien à faire de sa personne jusqu’à aujourd’hui, tenteraient à présent de la croquer, l’enlever ou la rendre timbrée.
Malgré sa peur de tomber nez à nez avec un monstre pire que la gargouille géante, une pointe d’excitation envahissait son corps à l’idée de voir d’autres créatures légendaires. Samuel avait détruit tout ce en quoi elle croyait, il lui devait bien quelques aventures. Et puis acquérir un peu d’expérience lui permettrait de faire face aux monstres qu’elle pourrait rencontrer seule.
La porte s’ouvrit, après quoi Sam entra une tasse à la main.
— Voilà ! Et une boisson chaude pour te réconforter. Bois tant que c'est encore chaud.
Il lui tendit le breuvage qu’elle saisit d'une main tremblante.
— Merci.
Samuel l'encouragea à boire d’un sourire. Ashley prit une gorgée. Aussitôt, une chaleur agréable se répandit dans tout son être.
— Les deux rigolos t'ont aidé contre la gargouille ?
— Les deux rigolos ? Tu parles des frères Ricochets ?
Elle leva les yeux au ciel avant de prendre une autre gorgée.
— Tu en connais beaucoup des rigolos ?
— Plus que je ne le voudrais.
Il parvint à lui arracher un sourire.
— Oui, ils m'ont aidé. Enfin, plus ou moins. J'ai failli me retrouver piétiné par leur faute mais comme ça m'a évité d'être raccourci au niveau de la tête, disons que je leur pardonne ! D'ailleurs, à bien y réfléchir, je ne me souviens pas de les avoir vu partir.
— Quand tu as coupé le monstre en deux, ils ont pris la poudre d'escampette en traversant le sol. Avant de partir, ils t’ont félicité mais tu ne semblais pas en état de t’en apercevoir.
Ashley prit une voix hautaine et aiguë pour imiter avec une certaine ressemblance les deux fantômes :
— Vous n'êtes pas si empoté que vous en avez l'air Chasseur, qu’ils ont dit.
Un air interloqué s’invita soudainement chez la jeune femme.
— Pourquoi ils t'appellent tous « Chasseur » ?
Samuel s'éclaircit la gorge, mal à l’aise.
— Comme tu l’as sûrement déjà deviné, je n'ai pas toujours été Samuel Waren. D’ailleurs, je ne suis même pas humain. En réalité, je suis une entité originelle. Disons que c'est mon vrai nom.
Ashley se redressa sur le canapé.
— Attends, tu veux dire que le « Chasseur » a pris possession de Samuel Waren ?
— « Fusionné » avec Samuel Waren est un terme plus exact. Et il était parfaitement consentant.
— Fusionné ? répéta Ashley comme si elle n'arrivait pas à trouver un sens au mot.
— Nos deux consciences se sont mélangées pour en former une seule et unique, rien de plus compliqué.
Elle le fixa avec insistance. À en croire son expression, soit il avait quelque chose sur la figure, soit il était une sorte de bête de foire. Quand Ashley s'en rendit compte, elle détourna les yeux avant de remplir sa gorge de cette délicieuse boisson qu’est le chocolat chaud.
— D'accord, pourquoi pas. Je ne suis plus à ça près aujourd’hui. Et la fumée ? Ça t'arrive souvent les débuts de combustion spontanée ?
— Ça dépend de si je peux l'éviter. Cette connerie de magie à un prix. Si on l’utilise trop ou mal, notre enveloppe se désintègre. J’ai juste un peu trop puisé dans mes réserves.
D’un geste, Samuel coupa court à toute question qui pourrait germer dans l’esprit de la jeune femme. Il n’aimait pas avoir l’impression d’être interviewé.
— À moi de poser les questions : comment tu as réussi à les trouver ? Et surtout, comment tu as fait pour qu'ils soient autant énervés contre le caillou sur pattes ? Même moi, je n'ai jamais réussi à les mettre dans cet état, et ça fait mille ans que les connais.
Un sourire espiègle étira les lèvres de la blondinette.
— J'ai repensé à ce que tu m'avais dit sur Raptor Jésus.
— Ne me dis pas que tu l'as prié.
Ashley s’empressa de secouer ses mains devant elle, ce qu’il la fit renverser un peu de chocolat chaud sur son jean.
— Non ! J’ai crié en boucle dans la rue qu'il n'existait pas. Les frères Ricochets ont rappliqué au bout de quelques minutes et ils n'étaient pas très contents. Au début, ils voulaient me jeter du haut d'un pont mais James... ou peut-être que c'était l'autre, enfin bref, l'un des deux à fait remarquer qu'il n'y avait pas de pont dans le coin. Donc ils voulaient trouver un autre moyen de me punir, mais j'ai réussi à leur faire croire que c'était la gargouille en haut de la cathédrale qui m'avait obligé de dire ça. Ils ont aussitôt filé vers la cour. Après, tu connais la suite mieux que moi.
Les sourcils de Sam restèrent indécis sur la position à tenir.
— Brillant ! Enfin, je crois.
Ashley acheva sa tasse avant de bâiller allègrement.
— J'ai un coup de barre.
Elle bâilla une seconde fois, puis posa le récipient sur la table. Ses paupières devenaient lourdes. Sa jambe, dont les proportions avaient triplé, diffusait une douleur soutenue jusqu’à son cerveau. Ashley se leva et se rendit aussitôt compte que ce n’était pas une bonne idée. Surtout après qu’elle ait atterri la tête la première sur un coussin du canapé.
— Laisse, je vais t'aider.
Samuel la porta malgré ses protestations, ce qui infligea un sacré coup à son ego. La fatigue jointe à la douleur l’empêchaient de faire plus qu’une moue prononcée. Il la déposa sur son lit. À peine quelques secondes plus tard, elle s'enroula dans ses couvertures pour s'endormir instantanément, comme par magie.
— Bonne nuit Ash. Que la gargouille ne soit plus qu'un mauvais rêve. Demain sera un jour nouveau où tout sera arrangé, je te le promets.
L’homme au long manteau gris-noir lui adressa un dernier regard avant de sortir de la pièce.
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