Chapitre 7 : Chaussette !

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Samuel pouvait imaginer les cris des enfants, la cohue de tous ces petits êtres poursuivit par une engeance qu’il s’évertuait à anéantir sans aucune pitié.

— Il est ici ?

Le Chasseur secoua la tête.

— Non, plus maintenant. On le saurait si c’était le cas.

Le problème restait de savoir depuis combien de temps le monstre n’était plus là. Une journée ? Un mois ? Dix ans ? Au vu de l'état des lieux, plusieurs mois étaient un minimum.

Ils pénétrèrent dans la cour d’un pas précautionneux, accueilli par quelques gouttes suivi d’une pluie fine. Plus Ashley et Samuel avançaient vers l’entrée, plus le nombre de cartables et autres fournitures d’école croissaient pour leur barrer la route. Au bout d’un moment, ils n’eurent pas d’autre choix que de les écraser pour passer.

La porte s’ouvrit sans opposer de résistance et dévoila un couloir obscur que le temps n’aidait pas à éclairer. Lorsque Ashley appuya sur l’interrupteur, juste à côté, rien ne se passa. Comme pour amplifier la noirceur ambiante, déjà suffisamment sombre et terrifiante, de nouveaux nuages pointèrent le bout de leur nez.

Telle une lampe torche, Samuel brandit sa pierre illuminée d’un bleu éclatant. Ce n’était pas sa fonction primaire, cependant, le saphir accomplissait parfaitement le travail.

Des traces rouges éclaboussaient les murs de manière abstraite. Quand Ashley les aperçut, elle eut un haut-le-cœur.

Pourvu que ce soit de la peinture.

La jeune femme n’osa pas demander l’expertise de son compagnon pour le confirmer.

Le Chasseur décida d’inspecter le côté à l’opposé de l’escalier menant à l’étage. Ainsi, ils pourraient ratisser le rez-de-chaussée avant de le visiter.

— Sam ? chuchota Ashley. Tu es sûr qu'il n'est pas là ?

Un « ploc » régulier en provenance du dessus accompagnait le clapotement de la pluie.

— Oui, j'en suis sûr. Ne perdons pas de temps, fouillons les classes.

Elle acquiesça, il ouvrit la première porte sur leur droite. C’était une classe tout ce qu'il y avait de plus banal. Des dessins décoraient les murs, accompagnés par des affiches sur l'alphabet égayés par un certain « Calinourson, l'ours rigolo !».

Comme rien ne les frappait, les deux compagnons passèrent aux quatre suivantes sans plus de résultats.

Le côté gauche raviva leur intérêt. La première porte déboucha dans la salle des professeurs. Pour une personne normale ou dénuée de toute curiosité, la pièce ne présentait rien d’intéressant. Il y avait une table, des chaises, la sainte machine à café, rien de plus. En revanche, pour quelqu’un au regard excessivement curieux comme Ashley, les piles de feuilles posées sur plusieurs chaises apparaissaient comme une évidence.

— Tiens ! Regarde Sam.

La jeune femme saisit le paquet le plus proche, tendit une feuille à son ami puis lu la suivante, éclairée par la lueur du saphir.

C'était une convocation pour les parents d'un certain Bertrand Valent, datée de plus d’un an. La raison, pour le moins intrigante, portait l’intitulé suivant : « Comportement étrange, voire inquiétant. Nous souhaitons vous voir dans les plus brefs délais. ».

— Toi aussi c’est une convocation ? demanda Sam.

Ashley acquiesça.

— Comportement étrange, voire inquiétant ?

La blondinette acquiesça de nouveau.

— Voilà qui risque de compliquer les choses.

Ils reposèrent les feuilles et sortirent pour continuer leur fouille. La pièce suivante possédait une dizaine de tables ainsi qu’une sortie vers une cuisine. Ashley comprit tout de suite qu’il s’agissait d’une cantine.

Une odeur de javel flottait dans l’air, vestige d’un nettoyage complet sans aération. Tout comme les salles de classe, les murs de la cantine n’échappaient pas à une tapisserie de dessins. Ashley s’apprêtait à clore la porte quand Samuel se précipita à l’intérieur. Il alla de paroi en paroi, le visage un peu plus décomposé à chaque dessin examiné.

— Non.

— Qu'est-ce...

Le Chasseur sortit en trombe et faillit la reverser au passage. Il se dirigea vers la première salle visitée, puis l’ouvrit d'un coup de pied. Ses yeux vifs repéraient un détail qui lui échappait encore.

— Non, répéta-t-il. J’aurai dû le voir plus tôt, autant ce n’est pas normal.

Sam recommença son manège dans les trois autres classes, pestant contre lui-même et les professeurs. Ashley étudia les feuilles colorées sur les murs avec plus d’attention. Aux premiers abords, elle ne voyait rien d’étrange. Mais en se concentrant un peu plus sur chacun, une tache noire se détachait des super-héros, des licornes et des maisons.

— Sapristi, les enfants ont tenté de les prévenir et ils n’ont rien vu.

— Sam, tu me fais peur... Qu'est-ce qu’il se passe ?

L’homme au long manteau gris-noir arracha un dessin avant de le brandir sous ses yeux. Le chef-d’œuvre représentait un château avec une forme vague sur les murailles. Une silhouette. Celle d'un homme. Un homme vêtu d’un costume qu’il ne portait certainement pas pour un mariage.

— Les enfants voient contrairement aux adultes n'ayant pas le don.

Observer d’aussi près la forme permit à Ashley de la discerner avec plus d’aisance sur les autres dessins. Elle voyait à présent distinctement le monstre en costume la fixer de partout à la fois. Bouger n’arrangeait rien. Sa tête sans visage la suivait, l’observait, la guettait à chaque endroit. Des vertiges faillirent lui faire perdre l’équilibre.

— Cette chose...

— Oui, je sais. Continuons, on apprendra peut-être une information importante à l’étage.

Au moment de franchir le palier, Ashley trébucha sur un objet qu'elle ne parvint pas à déterminer. Un cri faible et misérable décolla de ses pieds, comme si un petit bonhomme vivait son premier saut en parachute sans parachute.

Bam. L’origine du bruit rentra dans le mur face à eux.

Samuel la dépassa, Prison à la main. Son saphir illuminait le couloir, cependant, Ashley ne parvenait pas à repérer ce qu’elle venait d’envoyer valser.

— Que fais-tu là ? gronda Sam d'une voix réprobatrice.

— Je viens pour te vaincre définitivement ! Cette fois, je réussirai.

La jeune femme regarda avec attention l’endroit d’où provenait la petite voix sans qu’aucune personne ne se présente devant ses pupilles.

Des bruits de pas comparables à ceux d'une souris foncèrent dans leur direction. Un ridicule cri de guerre retentit dans le couloir, après quoi, Samuel transforma Prison en gemme, puis se pencha pour ramasser une minuscule petite chose. Des jurons fusèrent aussitôt de sa main.

— Grossier personnage, s'indigna la blondinette sans même savoir à qui elle s'adressait.

La petite voix continua sans se soucier de la remarque. Elle se débattit même avec davantage d’efforts pour se libérer de l’emprise du Chasseur.

— Mais arrête, tu vas te faire mal !

Samuel lui soutira un cri lorsqu’il la jeta en l'air puis la rattrapa.

Cette fois, Ashley vu parfaitement le minuscule bonhomme. D’une hauteur de cinq centimètres, il portait un blouson en tissu sous lequel se cachait un pull gris en adéquation avec son pantalon sombre. Un béret de ramoneur miniature coiffait sa tête, ce qui lui donnait une touche enfantine.

Samuel le tenait par le blouson de son index et son pouce. Cette position le faisait considérablement plus gigoter que lorsqu'il l’emprisonnait dans sa main.

— Je vais te pourfendre de mon épée pour avoir osé refuser mon aide, et six fois en plus...

— T'as pas d'épée, lui fit remarquer le Chasseur.

Le petit homme regarda sa main droite avant de lancer une série de jurons.

— Elle a dû tomber lorsque l’autre cruche m'a pris pour un ballon de football.

— Hey ! La cruche elle t'entend, donc si tu ne veux pas finir sous ma semelle surveille ton langage.

Le minuscule personnage donna plusieurs coups dans le vide, enfin il essaya. Son manteau obstruait ses mouvements.

— Essaye un peu pour voir ! On va voir qui écrase qui.

Ashley, sous la menace, haussa un sourcil :

— Wow, très impressionnant. Sam, c'est qui ce guignol ?

Ce dernier soupira.

— Tom pouce, aussi connu sous le nom de « Roi des casse-pieds ».

— Chasseur, je peux t'assurer que si tu ne me tenais pas comme une vulgaire poupée, tu serais en train de me supplier de ne pas t'achever. Lâche-moi et affronte-moi !

Sam fit mine de le lâcher. Cette action arracha un nouveau cri tout sauf crédible au Roi des casse-pieds.

— Je ne t'avais pas laissé sur une étagère la dernière fois ? Comment as-tu fait pour t'en sortir ?

Le petit bonhomme bomba le torse, du moins il tenta. Sa position ne le lui permettait pas.

— Je suis Tom pouce. Tu ne peux pas me vaincre avec une simple étagère ! Après avoir tenu trois jours en mangeant uniquement des pages de livres, j'ai réussi à domestiquer une mite qui...

— Bref, c'est chiant ! Allez Ashley, j'en fais quoi ?

Samuel le plaça d’un geste sec sous le nez de la blondinette.

— Il risque de nous gêner ?

— Je ne pense pas.

La jeune femme haussa les épaules.

— Laisse le partir alors, il me fait pitié.

Sam acquiesça serti d’un sourire qui voulait tout dire.

— À plus Tom !

Sans se préoccuper de l’endroit où il l’envoyait, le Chasseur lança le minuscule personnage, et Tom s’écrasa au sol dans un roulé-boulé comique ponctué par des « aie », « ouch » et « argh ».

— Qu'est-ce qu'il voulait exactement ? Encore un de tes amis ?

— Laisse tomber, il n’a pas réussi à digérer que je ne le prenne pas en compagnon. C'est pour son bien pourtant, je risquerai de l'écraser pendant un combat. Depuis, il n'arrête pas de raconter un peu partout qu'il est ma « némésis », mais il n'est pas très convainquant.

Ils prirent la direction de l’escalier, le cœur plus léger. L'apparition du petit bonhomme, durant un instant, fit oublier à Ashley qu'ils poursuivaient un monstre. Cependant, cette information ne manqua pas de revenir au galop dans sa tête après quelques pas. Le duo monta une à une les marches, Sam à l’affût d’une créature plus dangereuse que le Roi des casse-pieds.

— Reviens…

Bam. Les deux compagnons se retournèrent avant d’apercevoir au pied des marches Tom Pouce en train de se frotter le nez. L’obscurité dut l’empêcher de discerner la montée à temps.

— Saloperie d’escaliers, ma seule faiblesse !

Effectivement, sa taille rendait impossible de grimper une marche puisque chacune faisait deux fois la sienne.

— Nous nous reverrons Chasseur, et cette fois, tu ne t'échapperas pas.

Le petit être sortit une boule en verre de son blouson qu’il jeta violemment au sol. Un minuscule nuage de fumée s’en échappa, lui provoquant une toux à lui en faire cracher ses poumons. La fumée se dissipa sans effets notables. Tom Pouce haussa les épaules. Ce fut la dernière vision qu’Ashley eut de lui.

En effet, Samuel, décrétant qu'il en avait assez vu, avança ce qui priva le début des escaliers de lumière.

Le couloir du premier étage ressemblait en tout point à celui du rez-de-chaussée dans une disposition inversée. Les fenêtres, au lieu de pointer sur la cour, dévoilaient la lisière de la forêt tout comme celles des classes situées en dessous.

La fouille se révéla infructueuse, ils n’apprirent rien de plus sur le monstre. Un seul point attira leur attention : aucune des salles de l’étage ne comportait un quelconque dessin.

Ashley s'accouda au rebord d'une des fenêtres du couloir. Elle restait autant sur sa faim que son compagnon. Dommage que la pluie et les nuages obscurcissaient les arbres. Le beau temps enlèverait sûrement cette impression que le monstre pouvait en surgir à tout moment.

Une connexion se forma dans sa tête, suivit par l’impact de sa paume sur son front.

— Tu te sens bien ? s’inquiéta Sam.

— La créature à fait son nid ou un truc du genre dans la forêt, ça expliquerait les dessins présents seulement en bas. Les enfants de l’étage ne l’ont probablement pas vu.

Le Chasseur passa sa main sur son menton.

— Maintenant qu’elle s’est débarrassée des habitants du coin, elle pourrait aussi bien être dans la ville que la forêt. Mais c’est effectivement une piste à creuser. Il y a juste un petit problème : la Forêt-Noire fait six-cents mille hectares. Il nous faut un plan pour la débusquer, la chercher est trop dangereux.

Les sentiments d'accomplissement et de fierté d’Ashley redescendirent tels des soufflets ratés.

— Et donc ? On réfléchi ici jusqu'à ce que quelque chose de moins sympathique que Tom Pouce nous tombe dessus ? Très peu pour moi. Je suis sûre que quelque chose a dû nous échapper.

Elle ouvrit la porte d'une des classes, décidée à retourner la pièce jusqu’à y trouver une indication, un indice, n’importe quoi. Vérifier une nouvelle fois les pupitres, comme inspecter minutieusement le bureau du professeur, ne lui apporta rien de plus que dix minutes auparavant.

Samuel, de son côté, tournait en rond dans le couloir, les mains dans le dos. Ses réflexions n’aboutissaient sur aucun plan acceptable, ce qui l’agaçait au plus haut point. Les éléments recueillis l’obligeaient à redoubler de prudence. Le monstre étant capable d’user de pouvoirs télépathiques...

— Sam !

L’exclamation soudaine d’Ashley le fit rappliquer dans la salle.

Derrière les fenêtres, des centaines de feuilles s’agitaient dans un impressionnant ballet aérien. Même mouillées, le vent les emportait sans difficulté tandis que leurs bruissements rappelaient le vol de milliers d’oiseaux paniqués.

Un coup de tonnerre calma les bourrasques. Les feuilles redescendirent dans une tornade surnaturelle, après quoi, la pluie s’apaisa.

Le cœur d’Ashley s’arrêta. Un homme encapuchonné se tenait au portail, raide comme un piquet.

— Comme c’est intéressant, déclara Sam sans une once d’émotion.

— Un toquard apparaît comme une fleur pile là où nous sommes, et c'est tout ce que tu trouves à dire ?

L’inconnu croisa les bras puis tapa du pied sans s’arrêter, ce qui écarquilla les yeux de la jeune femme.

— C’est qu’il nous attend en plus !

— Peu importe, on descend, on lui casse la figure, et ensuite on lui pose des questions.

Pendant quelques secondes, elle crut qu'il était sérieux. Cependant, en voyant sa tête, le Chasseur ne put retenir son rire plus longtemps.

— Très drôle Sam, c'est vraiment le moment de faire de l'humour.

Ashley croisa les bras d’un air réprobateur sans affecter la désinvolture de son compagnon.

— Si tu n’es pas contente, tu n'as qu'à me faire un procès !

Ils descendirent l’escalier, éclairé par une lumière moins tamisée. Sam s’autorisa à ranger son saphir, inutile pour le moment. Il n’y avait plus de traces de Tom Pouce, sûrement parti depuis longtemps. Arrivé au milieu du couloir, Ashley poussa une exclamation de surprise. Elle venait encore de marcher sur quelque chose.

Cette fois, il s’agissait juste d’un petit objet très fin.

Elle se pencha pour ramasser, à sa plus grande surprise, une minuscule épée qui ressemblait à un jouet. Enfin, si on écartait le fait qu'elle coupait vraiment. Sam admira l'objet comme s'il songeait à l'utiliser comme cure-dents.

— Il avait donc vraiment une « épée »...

Craignant qu’on la lui arrache, Ashley la plaqua contre sa poitrine d’un geste protecteur.

— Garde-la si tu veux, s’empressa-t-il d'ajouter.

— C'est mon trophée.

Les épaules de son compagnon se haussèrent avant de retomber.

— Après tout, c'est toi qui lui as fait perdre.

Il lui fit un clin d'œil, puis reprit son chemin d’un pas rapide. L’étranger les observait au travers des vitres, et ça, Samuel l’avait parfaitement remarqué. Ashley accouru à ses côtés juste avant qu’il n’ouvre l’entrée de l’école. La fraîcheur fouetta aussitôt leur visage.

D’un pas conquérant, l’homme au long manteau gris-noir traversa la cour. Elle préféra opter pour un pas plus prudent, comme si elle marchait sur un champ de mines.

Une fois planté devant l’inconnu, le Chasseur le regarda de haut en bas.

— Vous voilà enfin Chasseur !

Ses ricanements lui firent garder le silence. L’inconnu enleva sa capuche, dévoilant ses cheveux gris grignotés par une calvitie bien avancée.

— Je vous attends depuis si longtemps...

Le sourire de Samuel s’effaça. Une expression de profonde réflexion investit son visage, comme s'il jaugeait le vieillard face à lui, tandis que d’un geste discret, ses doigts s’emparaient de sa pierre. Cette dernière se contenta de clignoter faiblement sans exécuter sa requête.

— Sam, qui est-ce ?

Samuel se tourna à deux reprises vers la journaliste, puis vers l'homme au crâne dégarni avant de surenchérir :

— Ouais, elle a raison ! Vous êtes qui ?

Les lèvres de l’homme s'étirèrent en un grand sourire qui dévoila ses rides. Sa main se tendit mollement en direction du Chasseur.

— Rupert Grümer, professeur dans l'école que vous venez de visiter.

La révélation de Rupert enthousiasma Ashley. Elle déchanta rapidement en voyant la tête que tira son compagnon lorsqu'il lui serra la main.

— Comment connaissez-vous mon nom ?

Son ton, plus froid que la brise, paniqua le professeur. Samuel rangea sa pierre à sa ceinture tout en conservant sa main à portée pour la saisir en cas de besoin.

— Alors ? Parlez !

Rupert Grümer eu beau se gratter le front, la réponse lui échappait. Il parvint seulement à bafouiller :

— Votre... votre... nom ?

Le Chasseur lui saisit fermement les épaules.

— Vous m'avez appelé « Chasseur ». Qui vous a dit que je m'appelle comme ça ? Comment l'avez-vous appris ? Où est la chose qui a fait disparaître les gens de la ville ?

Son intuition le lui criait depuis qu'il l’avait vu par la fenêtre : cet homme était louche. Le peu de mots que Samuel avait entendu de sa part le confirmaient. Ce vieillard en savait beaucoup trop pour un simple humain lambda.

— Bonjour, je m'appelle Rupert Grümer. Je suis professeur dans l'école que vous venez de visiter, répéta-t-il d’un air absent.

L’homme au long manteau gris noir le lâcha, exaspéré. Il n’en tirera rien de concluant.

Ashley posa une main sur l'épaule du vieux monsieur pour le réconforter, mais ce dernier, le visage terrifié, saisit son bras :

— N'allez pas dans la forêt ! N'allez pas dans la forêt ! Chaussette ! Chaussette ! Il vous y attend.

Ashley recula, les yeux grands ouverts tandis que l'homme se recroquevillait sur le sol dans des gémissements de peur. Samuel se précipita aux côtés de la jeune femme.

— Tout va bien ?

— Il est si... froid.

Rupert Grümer se tortilla, convulsa sans émouvoir personne d’autre que la blondinette.

— Le Chasseur va nous libérer ! murmura le professeur. Oui, nous libérer ! Chaussette, chaussette, pas la forêt.

Samuel obligea Ashley, paralysée par le spectacle, à suivre ses pas.

— Partons. Le monstre reste la priorité, cet homme n’est d'aucune utilité.

— Nous ne devons pas l'aider ? s'étonna-t-elle.

— Tout le monde ne peut pas être aidé. Il a déjà réussi à tenir un bon moment tout seul, quelques heures de plus ne changeront rien.

Le vieillard se remit subitement sur ses jambes avant de se précipiter devant eux.

— Je peux vous dire ce qu'il s'est passé, ne me laissez pas. Je ne veux plus rester tout seul. Je ne veux plus. Suivez-moi, allons dans ma maison ! Nous serons à l'abri.

Les deux compagnons se regardèrent droit dans les yeux. Samuel secoua discrètement la tête. Le regard réprobateur d’Ashley ne semblait pas envisager cette option. Il finit par soupirer, certain qu’il allait le regretter :

— À la moindre entourloupe, je n'hésiterai pas à...

— Je sais, répondit Rupert d’une voix beaucoup trop lucide. Ma maison n'est pas loin, suivez-moi.

Le duo le suivit en silence, enfin pendant un temps. Des millions de questions bouillonnaient dans la tête de la journaliste. Questions qui finirent par en jaillir lorsqu’elle n’y tint plus :

— Monsieur Grümer, que s'est-il passé ? Qui a tracé toutes ces marques ?

Elle pointa du doigt l'une des vitrines de la rue commerçante dans laquelle ils avançaient.

— Les marques ? C'est moi qui les ai faites ! Comme ça, il ne peut pas entrer.

La zone, non-explorée par leurs soins, rendait Samuel paranoïaque. D’ailleurs, son bras droit ne s’éloignait jamais de plus de quelques centimètres de son flanc, comme s’il était prêt à dégainer Prison à tout instant.

— Ash, s’il te plaît, pas maintenant.

En voyant son expression, Ashley acquiesça et dut se mordre les lèvres pour que le silence reprenne le dessus.


***


Chaque mètre parcouru augmentait l’espace entre les maisons. Le centre-ville, bien loin maintenant, n’était plus perceptible de leur position. Depuis combien de temps marchaient-ils ? Beaucoup trop longtemps au goût du Chasseur.

La route prit un virage et se rétrécit.

— Nous sommes bientôt arrivés, mais il faut faire chaussette ou bien elle nous attrapera.

Ashley tiqua. Certes, il était totalement fou, mais peut-être pas au point de dire tout le temps le mot « chaussette ». En tout cas, soit Samuel ne remarquait pas cette étrangeté de langage, soit il n’en avait rien à faire.

Le regard implicite de ce dernier lui donna l’autorisation de relâcher ce qu’elle réfrénait avec la plus grande difficulté. Un terrain à découvert semblait moins l’inquiéter qu’une ville lugubre où le danger pouvait survenir de n’importe où.

— Rupert ?

L’intéressé tourna la tête, étonné d’entendre le son d’une voix.

— Je me demandais… qu'elle est la chose que vous ne voulez pas laisser approcher ? Et surtout, où sont passés tous les habitants ? Nous pourrions vous aider, si vous nous en dites plus.

Samuel sourit, comme s'il jugeait qu'elle se débrouillait très bien dans « l’art de cuisiner les gens pour avoir des réponses » .

— La chose en costume, voyons !

La réponse lui semblait tellement évidente.

— Pour les gens, ils sont partis. Enfin, ceux qui restaient. Tous, sauf moi.

Les maisons devenaient rares, la forêt bordait le côte droit du chemin. Le Chasseur commençait à douter d’arriver un jour chez le professeur.

— Ceux qui « restaient » ? intervint-il. Vous voulez dire qu’il a laissé des personnes en vie volontairement ?

Le vieillard rit aux éclats comme si l'idée lui paraissait stupide.

— Oh non, non, non… Il n’est juste pas venu chercher ceux en ville. Nooon, il n’a pas eu besoin.

Rupert Grümer s'arrêta net, puis désigna une maison du doigt. D'habitude, celles qu'ils croisaient comportaient quelques pentacles par-ci, par-là, juste de quoi bien les protéger. Les murs de cette bâtisse en étaient littéralement envahis.

— Ça, c’est ma maison.

— Vraiment ? s'exclama faussement Samuel, son saphir à la main.

Ce dernier brillait de nouveau comme une boule disco. Une boule disco qui aurait perdu le contrôle de ses nerfs.

— Hum… c'est normal ? murmura Ashley, le regard braqué sur la pierre.

Sam haussa les épaules.

— Perturbations magiques. Les pentacles sont tellement nombreux qu’il ne capte plus rien. Ce fou furieux a réussi à en faire tenir plus sur sa maison et les alentours que dans tous le centre-ville. Même avec des filtres je n’arrive pas à avoir un résultat clai...

Rupert toussota.

— Pardonnez-moi de vous interrompre, mais il faut faire chaussette. Si nous restons à l'extérieur, nous allons nous faire attraper.

D'un air grognon, le Chasseur acquiesça. Pour le consoler, Ashley lui donna une petite tape sur l'épaule, puis suivit Rupert jusqu’au palier de la porte d’entrée de sa maison.

Il l’ouvrit sans même y insérer de clé. Au moment de passer le seuil, le rire d'un enfant se répercuta dans la tête d’Ashley, tel l'écho d'un souvenir oublié. Elle s’immobilisa.

— Tu as entendu ?

Sam fronça les sourcils.

— Entendu quoi ?

— Non rien, j'ai dû rêver.

Aussitôt à l’intérieur, la blondinette fut impressionnée par le côté spacieux de l’endroit. La cuisine, le salon et la salle à manger se rejoignaient en une unique pièce séparée par quelques cloisons, le tout dans un style high-tech. L’arrière de la maison offrait une vue splendide sur les bois, gâchée par les légions de pentacles qui obstruaient une grande partie de la baie-vitrée.

— Wow, c'est... commença Ashley sans savoir comment finir.

— Magnifique ! N'est-ce pas ? C'est Marie qui a fait la déco…

Le regard de Rupert Grümer devint subitement absent.

— Qui est Marie ? l'interrogea Samuel.

Le professeur se précipita à son canapé en cuir, face à la baie vitrée, saisit l’une des copies posées sur la table basse avec un crayon, puis la corrigea machinalement.

— Monsieur Grümer, qui est Marie ?

— C'est... personne. Enfin, je ne sais plus.

La feuille entre ses doigts retourna sur la table.

— Monsieur Grümer, venez ici.

D’un geste de la main, le Chasseur l’invita à s’installer à la table design de la salle à manger. Rupert s’exécuta d’un pas hésitant. Samuel s’assit face à son hôte.

— Monsieur Grümer, vous mentez. À quoi jouez-vous ? Je n'ai pas mis longtemps à comprendre votre manège, même si je ne vois toujours pas exactement pourquoi vous faites cela.

De son côté, Ashley fouinait dans la cuisine, l’esprit préoccupé. Un mouvement furtif la fit zyeuter subitement par la fenêtre, suivit d’un rire enfantin. Une forme était apparue à la lisière de la forêt. Une forme dont l’allure rappelait celle d'un enfant.

Rupert ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises, tel un poisson hors de l’eau.

— Mentir ? Je... ne... comprends... pas.

Cette fois, Sam abandonna toute trace de tact et de diplomatie dans son ton.

— Rupert Grümer, vous allez immédiatement me dire pour qui vous travaillez avant que je me fâche.

Encore une fois, le professeur protesta. Aussitôt, le Chasseur se leva, fit apparaître Prison et tapa du poing sur la table.

— Pour qui travaillez-vous ?

Le vieillard devint plus pâle qu’il n’était déjà.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

La table se retrouva tranchée en deux avec une facilité déconcertante.

— Assez joué ! Passez à table si vous ne voulez pas finir comme elle. Pour qui travaillez-vous ?

— Il... il m'a obligé ! sanglota Rupert en tirant sur le peu de cheveux qui lui restait. Il est dans ma tête. Il dit qu'il me tuera si je n’accomplis pas ses ordres.

L’homme au long manteau gris-noir lui lança un regard navré.

— Vous n'êtes pas au courant ?

Les yeux du Rupert s’exorbitèrent, ses mains se plaquèrent sur ses oreilles.

— Je suis au courant de rien. Laissez-moi tranquille, sortez de ma maison. Sortez de ma maison !

Le Chasseur pointa son épée sous le menton du professeur.

— Rupert, vous êtes déjà mort. Calmez-vous, je ne répugne pas à éliminer les non-vivants, surtout quand ils aident les monstres. Vous êtes comme qui dirait dans la mauvaise catégorie.

— Ce n’est pas vrai ! hurla le mort-vivant.

— Je l'ai su dès que je vous ai serré la main. Vous n'avez pas de pouls.

Rupert Grümer serra les dents, le regard dément.

— Non. Non !

— Il vous a obligé à peindre tous ces pentacles, n’est-ce pas ? Il ne voulait pas que je puisse le repérer avec ma pierre, avouez !

Le professeur mort-vivant abattit ses points sur les restes de la table. Immédiatement, Samuel affermit la position de Prison.

— Non, ce n'est pas possible. C'était pour me protéger. Me protéger, vous m'entendez !

— Il s'est servi de vous comme d'une vulgaire marionnette, rien de plus.

Rupert, au comble du désespoir, prit sa tête entre ses mains. Sam ne s’émut pas.

— Il ne reste qu'un seul point d'ombre pour moi : pourquoi le monstre nous a attiré ici ? Tu en penses quoi Ash ?

Samuel se tourna vers la cuisine, mais n’y vit pas la blondinette. En revanche, il aperçut la porte-fenêtre ouverte.

La colère l'envahit. D’une main, il dégagea les restes de la table puis saisit le col de Rupert Grümer.

— Quel est le nom de la créature qui vous commande ? Parlez, vite.

Rupert, les pieds à quelques centimètres du sol, paraissait sur le point de mourir une seconde fois.

— Je... je... peux pas. De toute manière, elle doit déjà avoir trouvé la page...

Il se tue, conscient d’en avoir déjà trop dit. Un flot bleu émana des yeux du Chasseur.

— Si tu penses que ton maître est la pire chose que tu puisses rencontrer, tu vas vite comprendre à quel point tu te trompes. Dit son nom.

— S...S...S…

Rupert poussa un hurlement puis se dégagea, comme possédé par un démon, avant de sortir en courant par la porte-fenêtre.

— Je n'ai rien dit, je vous le jure. Je n’ai rien dit !

Samuel ne prit pas la peine de le pourchasser, préférant regarder le pauvre professeur s'engouffrer dans la forêt, l’épée sur l’épaule.

— La page...

La dernière pièce du puzzle venait de tomber. Maintenant, il savait qu'un Slenderman l'avait attiré dans un piège. Et lui, comme un idiot, avait sauté à pieds joints dedans.


***


Ashley sortit discrètement par la baie-vitrée alors que l'interrogatoire atteignait son paroxysme.

Que fait cette enfant à l'orée de la forêt ? Peut-être est-elle une rescapée ?

Elle se devait de la ramener à l’abri, dans la maison. Ou au moins auprès de Sam. Exactement comme le disait la petite voix dans sa tête.

Quand la jeune femme ne fut plus qu'à quelques mètres, la petite fille rit, puis s'enfonça dans la noirceur de la forêt. Ashley la poursuivit sans réfléchir.

Ses éclats de rire la guidaient entre les arbres. Le feuillage s’épaississait au fur et à mesure qu’elle avançait. Les derniers rayons du soleil peinaient à s’infiltrer pour lui éclairer la voie.

— Petite fille ?

Aucun rire ne vint lui répondre. Elle se mordit les lèvres, ses jambes s’arrêtèrent.

Bon Dieu, ma petite Ashley, qu'est-ce que tu fais ? Pourquoi tu as suivi une étrange petite fille dans une forêt sombre et effrayante abritant un monstre redoutable ?

Pour couronner le tout, la nuit tombait.

— Génial...

Ashley inspira, expira de nombreuses fois afin de conserver son calme. Elle pouvait s’en sortir, il lui suffisait juste de revenir sur ses pas.

Un silence de mort l’accompagna dans sa marche semi-aveugle. Il ne restait plus que le bruit de ses chaussures sur le sol mouillé pour lui rappeler qu'elle n'était pas devenue sourde.

Une lueur attira son attention. Une lueur blanche, très blanche derrière des arbres un peu plus loin.

— Sam ?

Elle secoua la tête. Ça ne pouvait pas être lui, sa pierre émettait une lumière bleue qu’elle reconnaîtrait entre mille.

Prudemment, Ashley progressa, son attention détournée par les racines traîtresses qui dépassaient du sol. Après une dizaine de pas, la source se précisa : une page blanche et lumineuse était accrochée à un arbre par une étrange magie.

Une irrésistible envie de la contempler dans tous les sens s’empara de ses muscles. Ses jambes accélérèrent, ses pas devinrent des enjambées. La jeune femme n’avait plus qu’une envie, un seul but dans sa vie : elle voulait lire cette page.

Ashley l’arracha, la retourna et… rien. La feuille était vierge. Elle la retourna une seconde fois, et des traits se dessinèrent pour former des formes, puis des lettres. La silhouette familière du monstre en costume ne tarda pas à apparaître, plus nette que sur tous les autres dessins. Mais ce n’était pas cela qui l’effrayait le plus.

En gros caractères, aux pieds de la chose sans visage, une main invisible avait griffonné ces quelques mots : « Il te suit ».

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