Chapitre 11 : Zigzag, l’arnaqueur compulsif.
Splash. Une détonation assourdissante retentit dans toute la forêt. Elle l’avait fait. Elle avait survécu. Ashley ferma les yeux pour maîtriser sa respiration. Cette dernière s’emballait, tout comme son cœur, submergé par une immense euphorie.
La fatigue engourdit ses membres, la sensation de chaleur se dissipa. Un liquide froid glissa entre ses doigts. Les cinq premières pages du Slenderman venaient de s’évaporer.
Avec précipitation, Ashley saisit de ses deux mains la dernière feuille toujours intacte. Elle voulait absolument savoir ce qui s’y trouvait avant qu’elle ne disparaisse à son tour.
Malgré plusieurs secondes d’attentes, la page resta vierge avec pour seule tâche un « 6/6 » en bas à droite. La surprise ouvrit sa bouche.
Sans cérémonie, la page fondit dans la même froideur.
Ashley reprit soudainement conscience de ce qui l’entourait. Le vent dans les feuillages des arbres, la fraîcheur de la brise qui s’infiltrait par les déchirures de ses vêtements, et les faibles gémissements dans son dos.
Lentement, Ashley se retourna, assaillit par la crainte de ce qu’elle allait voir.
— Me… Ne… Fe…
Ses yeux se fermèrent, sa frimousse se secoua dans une expression de déni. Rupert Grümer, la tête toujours pendante, rampait vers elle du mieux qu’il pouvait. L’homme bafouillait des paroles incompréhensibles qui perdaient en intensité à chaque mot prononcé. Après un coup d’œil, la jeune femme remarqua que les yeux de l’ancien professeur reprenaient progressivement une teinte bleu ciel.
Elle s’approcha du pauvre Rupert, à l’agonie, ses mirettes la picotant. Serrer ses poings l’aidait à garder le contrôle de ses émotions.
Cette idée s’évapora rapidement de son esprit lorsqu’elle sentit une larme couler sur sa joue.
— Je suis désolée, je n’avais pas le choix.
Ashley s’agenouilla auprès de lui. Il cessa aussitôt de se tortiller.
— Me… Me…
Le vieillard avala difficilement sa salive, son regard vaguement posé sur Ashley. Ses yeux avaient pratiquement retrouvé leur état normal, néanmoins, son état, plus misérable que jamais, laissait présager sa fin imminente.
— Me...
Dans un dernier souffle, le sourire aux lèvres, il lâcha un unique mot qui étonna Ashley autant que la sixième page du Slenderman :
— Merci.
La tête du professeur se posa délicatement contre le sol et ses yeux se perdirent dans le vide.
La jeune femme renifla à plusieurs reprises, se redressa, cligna des yeux bien plus qu’elle ne le devrait, mais ne réussit pas à contenir ses larmes.
J’ai tué quelqu’un. J’ai tué un innocent contrôlé par un monstre.
Des particules blanches portées par le vent attirèrent son regard. Elles provenaient du corps inanimé de Rupert et s’élevaient avec tant de légèreté, tant de sérénité que le poids de la culpabilité s’alourdit dans sa poitrine.
Quand elles disparurent, le silence lui rappela avec force l’absence de Samuel, qui aurait dû la rejoindre depuis longtemps.
— Sam ?
Personne ne lui répondit.
Ashley frotta ses joues, puis s’élança sur ses propres traces.
— Sam ?
L’appel ne remporta pas plus de succès.
— Sam, je te préviens que si tu t’es fait tuer, je te tue.
Le gazouillement d’un oiseau lui parvint aux oreilles, rapidement rejoint par celui de ses compères. Ils entamèrent une mélodie reposante, accompagnée par un murmure rassurant qui traversait agréablement son corps avec cette chaleur dont elle ne pouvait plus se passer.
À partir de cet instant, la forêt parut moins sombre, moins écrasante, et cela n’avait rien à voir avec l’aurore qui approchait à grands pas.
Plus Ashley avançait, plus le terrain devenait encombré de troncs d’arbre, de feuillages et bien d’autres végétaux, comme si une tornade était passée non loin de l’endroit.
Des sifflements se joignirent à la ballade, lui donnant un air de chant de victoire. Étrangement, la douleur qui la tiraillait un peu partout sur son corps s’atténuait. La chaleur s’intensifiait là où se trouvaient ses blessures.
Quand Ashley arriva à l’endroit de sa séparation avec son compagnon, elle resta abasourdie par le spectacle chaotique devant ses yeux : des arbres déracinés, éclatés, jonchaient le sol couvert par nombre de débris de roches, de feuilles et de racines. Quelques rares pins, toujours enfoncés dans le sol mais amputés d’une grande partie de leur corps, se tenaient entre des petits cratères, résultats d’un cataclysme ravageur d’origine inconnue.
Au milieu de tout cela, Samuel se tenait tranquillement assis, recouvert par une substance gluante de couleur noire. Le Chasseur sifflotait, comme s’il n’avait rien de mieux à faire, en faisant virevolter un objet qu’Ashley ne reconnut pas tout de suite : un yo-yo.
Son visage était pâle. Très pâle. Malgré tout, il exprimait une certaine béatitude. Quand Sam la vit arriver, il rangea son yo-yo et son sourire s’agrandit :
— Bien joué ! Très bien joué ! La prochaine fois qu’une balade nocturne en forêt avec un monstre dans les parages te tente, cogne toi plusieurs fois la tête contre un mur. Tu verras, ça devrait passer rapidement.
Ashley resta silencieuse, absorbée par la vision du liquide noir.
— Tu as perdu ta langue ?
— C’est quoi ce qu’il y a sur toi ?
Le Chasseur inspecta ses vêtements en se mordant les lèvres de manière compulsive, comme s’il découvrait la substance pestilentielle qui le recouvrait entièrement.
— Hum… je suppose que c’est ce qu’il reste de la bébête qui te poursuivait.
Samuel parut émerger d’un rêve. Son regard s’arrêta finalement sur sa pierre dans sa main droite. Un petit nuage de fumée s’y agitait et cherchait à s’en échapper en vain. Le Chasseur la zyeuta d’un drôle d’air avant de hausser les épaules et de reprendre ses sifflotements.
— Ça va ? l’interrogea la journaliste.
— Du feu de Dieu !
Il claqua des doigts à plusieurs reprises avant qu’une flammèche ne se suspende au-dessus de son pouce tendu vers le ciel. La flamme disparut presque instantanément, tout comme son sourire.
— Sapristi...
L’homme au long manteau gris-noir essaya de se lever. Ce n’était clairement pas dans ses cordes. Il tomba sur le flanc avant de se rasseoir dans sa position initiale.
— Qu’est-ce que tu as bu ? s’inquiéta Ashley.
L’image de la petite fiole lui était revenue à l’esprit, même si celle du chat la préoccupait davantage. À peine eut-elle pensé à l’éventualité de parler du matou qu’un « ploc » sonore sortit de nul part pour lui propulser son portable au visage. Ashley ne réussit que de justesse à éviter une bosse collector sans provoquer le moindre haussement de sourcils de la part de son compagnon.
Ce dernier, comme pour esquiver la question, transforma sa pierre en épée, puis s’aida de celle-ci pour se mettre sur ses deux pieds. D’un pas chancelant, il marcha en direction des arbres intacts les plus proches, se servant de Prison comme d’une canne.
L’écran du téléphone affichait une petite enveloppe avec marquée en dessous : « Nouveau message ». Comme Samuel ne semblait pas très enclin à discuter, ni même à faire autre chose qu’avancer d’un air ahuri, Ashley déverrouilla son portable.
Sertie de lettres multicolores, la missive venait d’un nouveau contact nommé « Le chat ».
> Chut, ne dis rien ! Tu ne mettrais pas dans l’embarras ton bon ami le chat ?
Ashley leva les yeux de son écran. Ils se dirigèrent automatiquement vers le Chasseur, en grande conversation avec un tronc d’arbre. Quelques oiseaux aux couleurs exotiques s’envolèrent des feuillages, sûrement dérangés par ses jérémiades, sifflotements et rires tonitruants.
Après quelques instants, où elle se demanda si Samuel n’avait pas absorbé en trop grande quantité de sa « potion magique », son attention revint sur son portable. La stupeur figea son visage : le message du chat avait disparu.
Comme par hasard, ce fut ce moment que Samuel choisit pour pivoter vers elle d’un air grave et la rejoindre en claudiquant :
— Ash, il faut que nous quittions cette forêt. Ensuite, nous aurons une petite discussion.
L’évocation d’une « petite discussion » provoqua des frissons dans le dos la jeune femme, ou alors, ça devait être les agissements du froid. La température chutait à vue d’œil, et sa merveilleuse sensation de chaleur s’évaporait, tout comme sa douleur. Au moins un bon point.
— Tu as froid ? lui demanda-t-il.
La question lui parut stupide dès qu’elle eut franchi ses lèvres. Bien sûr qu’elle avait froid ! Ses vêtements étaient en lambeaux et ils se trouvaient au beau milieu d’une forêt dont la fraîcheur matinale n’était plus à prouver.
— Disons que j’ai eu plus chaud, concéda Ashley.
Le Chasseur retira avec difficulté son long manteau avant de le lui tendre. La jeune femme grelotta sans lâcher des yeux la substance gluante en gouttant.
— Sans façon...
— Tu as cru que c’était une proposition ? Enfile-le, j’ai pas envie d’avoir un surgelé comme compagnon.
Ashley leva les yeux au ciel.
— Ça va, il fait pas moins quinze non plus.
Elle s’en revêtit dans des marmonnements inaudibles. Sa bouille grimaça au contact de la matière sur sa peau, mais elle se surprit à apprécier le confort du manteau. En plus de sa légèreté, il la maintenait à une température idéale.
— Heureux ?
Un spasme de dégoût lui parcourut le visage lorsqu’elle respira l’odeur âcre qui infestait le vêtement. Le Chasseur haussa vaguement les épaules tout en se retenant de rire.
— Plutôt.
Les deux compagnons se frayèrent un chemin parmi les débris, branchages et trous d’une profondeur non-négligeable, dirigés par le saphir et sa fumée. Samuel ne pouvait s’empêcher de mordre ses lèvres.
Quand le terrain redevint stable, par réflexe ou curiosité, Ashley inspecta les innombrables petits objets qu’elle sentait le long de son corps, dans les poches intérieures du manteau. Ces derniers paraissaient ne pas être physiquement là, même si ses doigts pouvaient les effleurer. Il y avait des fioles, des trucs plus ou moins pointus, et un bidule rond qui devait être le yo-yo qu’elle avait vu plus tôt.
— Tu pourrais éviter de trop trifouiller ?
Les joues de la journaliste s’empourprèrent.
— Désolée.
— j’ai des trucs fragiles dedans.
Ashley pouffa.
— Oui, c’est ça.
Vu tous les coups qu’il s’était pris rien qu’en deux jours, elle se doutait qu’un sort empêchait les fioles et compagnies de finir en mode « puzzle ».
***
Une heure passa avant que le duo ne rejoigne la lisière de la forêt. Une heure pendant laquelle Ashley ne cessa de bâiller, caressée par le doux rêve d’une bonne douche et de nouveaux habits propres et sans « voies d’aérations ».
Les deux acolytes sortirent à temps pour apercevoir le lever de soleil, déjà considérablement entamé. La maison du professeur Rupert Grümer se tenait à nouveau devant eux, moins sinistre, éclairée par la lumière du petit matin.
— Sam, j’ai tué Rupert.
— Quoi ?
— Dans la forêt, il a tenté de m’empêcher de prendre la dernière page. Je lui ai brisé la nuque.
Le visage de Samuel se relâcha.
— Tu ne peux tuer ce qui est déjà mort. Au pire des cas, tu as juste libéré son âme. D’une certaine manière, tu l’as sauvé.
Ce n’était pas exactement la réponse à laquelle elle s’attendait. Ses paroles la soulageaient, certes, mais son ton détaché laissait penser que c’était une chose anodine et sans importance.
Un reflet attira ses yeux au niveau de la cuisse droite du Chasseur. Un bout de métal dépassait d’un holster en cuir rattaché à une poignée bleu nuit.
Intrigué par un si long silence, Samuel tourna la tête. Ashley trouva soudainement le sol très intéressant.
— Ça semble si normal pour toi. Voir des gens mourir… tout ça.
Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de la baie vitrée.
— Les gens meurent. C’est un fait.
La Chasseur se faufila à travers la porte-fenêtre, et se tint à la vitre pour ne pas s’étaler sur le carrelage.
— Je fais ce que je peux, mais c’est pas facile.
Il s’écroula sur le canapé dans un soupir de contentement. Ashley rentra à son tour et ferma la fenêtre.
— Qu’est-ce qu’y est arrivé ici ?
La blondinette désigna du doigt les chaises renversées et la table coupée en deux. Surtout la table coupée en deux. Son compagnon regarda brièvement dans la direction pointée.
— Il ne voulait pas parler, j’ai dû me montrer plus persuasif.
Ashley ouvrit la bouche, mais avant qu’elle n’ait eu le temps de lui signifier à quel point ce genre de « méthode » lui déplaisait, Samuel balaya l’air de sa main droite.
— Peu importe, ce qui est fait est fait. Je suis sûr qu’il doit y avoir une douche à l’étage, tu seras contente d’y aller, non ?
L’appel d’une douche bien chaude fut plus fort que son envie de lui passer un savon. Néanmoins, Ashley resta plantée à côté de la vitre et se mordit les lèvres.
Samuel roula des yeux.
— Tu crois vraiment que quelqu’un va te reprocher d’avoir pris une douche ici ? Où même quoi que ce soit d’autre ? Tu n’as pas remarqué ?
Elle fit non de la tête.
— Les arbres sont plus prêts que lorsque nous sommes arrivés.
Immédiatement, Ashley se tourna vers la fenêtre. Sam avait bien évidemment raison.
— Cet endroit regorge de magie, et sera bientôt avalé par la forêt. Toutes les personnes lambda ayant connu cette ville l’oublieront comme si elle n’avait jamais existé. Le Filtre fait toujours le ménage derrière lui. Toujours.
Sa voix adopta un ton plus calme, plus posée.
— Alors détends-toi, je m’occupe de te trouver de nouveaux vêtements et on discute tranquillement.
— Ok. D’accord.
Ashley soupira avant d’enlever le long manteau gris-noir de ses épaules et de le poser sur le canapé. Ce dernier était à présent foutu, les rejets gluants de monstre ne partent pas au lavage.
— Merci pour ton manteau.
Son ton sonna plus formel qu’elle ne l’avait voulue.
Ashley se dirigea vers l’escalier, à l’un des angles proches de la porte d’entrée. À peine eut-elle posé un pied sur la première marche que la voix de Samuel l’interpella :
— Au fait Ash, c’était vraiment bien joué dans la forêt. Il n’y a pas grand monde qui aurait survécu seul face à un Slenderman.
Elle lui adressa un sourire sincère avant de disparaître dans les marches.
Le Chasseur s’étala de tout son long sur le canapé. C’était juste. Bien trop juste. Enfin, il n’en était pas exactement sûr. Il se mordit les lèvres. Les événements apparaissaient comme flou dans son esprit depuis le moment où cette saloperie avait franchi ses lèvres.
Samuel récupéra son manteau, puis plongea ses mains dans les poches intérieures.
Plus qu’une...
Il sortit une fiole identique à celle de la forêt.
J’en prendrai d’autres au passage. Enfin, s’il y en a...
Les jambes un peu moins chancelantes, Samuel se leva. Son regard balaya la pièce avant qu’il ne se rende à l’un des murs. Après quoi, il s’accroupit dans un grognement et frappa trois fois d’un geste sec sa partie inférieure.
J’espère qu’il ne va pas mettre trois plombes…
***
Se débarrasser de la boue et du sang agglutinées sur sa peau était une sensation si extraordinaire qu’Ashley resta trois-quarts d’heure sous les torrents d’eau chaude. Se délivrer de ses vêtements n’avait pas été une mince affaire, mais elle y parvint tout de même. Ceux-ci, à présent entassés dans un coin de la salle de bain, étaient bons à jeter.
Quand la jeune femme sortit enfin de sa douche, un nuage de vapeur s’échappa avec elle à l’ouverture de la porte coulissante. Elle saisit une serviette, trônant sur un support mural, puis essuya son corps avec vigueur. Celle-ci sentait délicieusement bon, un peu comme si on l’avait lavée récemment.
D’ailleurs, maintenant qu’Ashley y pensait, aucune poussière ou saleté ne traînait dans la maison.
Le filtre fait toujours le ménage derrière lui, toujours.
Les paroles de Sam étaient peut-être à prendre aussi bien au sens propre que figuré.
Ashley enroula la serviette autour de son corps. Des gouttes ruisselaient de ses cheveux pour glisser lentement le long de son corps et s’écraser sur le tapis aux poils bruns sous ses pieds. Certes, sa douceur était agréable, mais sa ressemblance avec la fourrure d’un célèbre Wookie le rendait horriblement laid.
Ses pieds quittèrent le confort du tapis pour la froideur du carrelage. Il ne lui fallut que quelques pas pour atteindre le lavabo. Ashley plaça ses mains à chaque extrémité de ce dernier, ses yeux fixés sur le miroir qui lui faisait face. La condensation rendait sa surface opaque, et permettait uniquement d’apercevoir sa silhouette sans s’attarder sur ses détails.
Dans un soupir, elle essuya la buée.
— Quoi ?!
La jeune femme eut un mouvement de recul sous la surprise. Au lieu d’y trouver un visage meurtri par des plaies et toutes sortes de coupures, elle y voyait son reflet habituel.
Instantanément, Ashley agrippa son bras gauche pour tirer sur l’endroit où aurait dû se trouver une myriade de blessures. Il ne comportait même pas une égratignure.
Des coups tambourinèrent à la porte.
— Ash, ça va ? Je t’ai entendu crier.
— Ouais, tout va bien.
Elle relâcha son bras avant de toucher son visage, le regard braqué sur la glace afin de vérifier que tout était bien réel.
— Ash, j’ai...
— Des fringues ?
— Tu m’ôtes les mots de la bouche.
Ashley se précipita à la porte, l’entrebâilla suffisamment pour que la main de Sam puisse passer et saisit avec fougue ce qu’il lui tendit.
— T’inquiètes, je regarde p...
La porte faillit se refermer sur Sam, qui se retira juste à temps pour rester en un seul morceau.
— Désolé !
— Un peu plus et mon bras y passait, brailla-t-il d’une façon surjouée.
— Tu dramatises.
Le chasseur rit de bon cœur, conscient de ne pas être un comédien exceptionnel.
— C’est pas mon genre. Rejoins-moi en bas quand tu seras prête.
— Ouais, ouais.
L’attention d’Ashley se reporta sur les boots à lacets que Samuel venait de lui passer. Elle les inspecta minutieusement, apprécia son design militaire d’un hochement de tête, effleura du bout des doigts le cuir marron qui les rendait à la fois flexibles et solides.
Intéressant…
La blondinette les posa au sol avant de déplier un jean bleu délavé et un t-shirt vert à boutons. L’ensemble semblait la satisfaire, si on écartait les chaussettes qui en tombèrent.
— Rose ?! Sérieusement Sam ! Rose ! C’est pas possible…
Ashley s’habilla rapidement sans faire attention à la taille parfaite de chacun des habits.
De la magie sûrement.
Elle en mettrait ses deux mains à couper.
Après s’être coiffée du mieux qu’elle pu avec ses cheveux mouillés, elle sortit de la salle de bain pour entreprendre la descente des marches.
Deux voix s’élevaient d’en bas : l’une grave et sûre, celle de Sam, l’autre aiguë et faible.
Le plus silencieusement possible, Ashley passa d’une marche à l’autre sans perdre une miette de la discussion.
— Elle va tenir combien de temps celle-là ? ricana la petite voix.
— Ne sois pas mauvaise langue, surtout avec la fortune que je te file.
— Je veux pas t’alarmer, mais les gens qui restent avec toi plus de quelques heures ont tendance à mourir. J’en connaissais qu’une qui t’avait survécu.
— « Avait » ? Gretel est morte ?
L’impatience et l’inquiétude transparaissaient dans l’intonation de Samuel.
— À vrai dire, j’en suis pas sûr. Vois-tu, le pays des contes a disparu du réseau hier soir. Ça a créé un sacré bordel au QG et des heures suppl. pour bibi. Quand nos techniciens ont reconnecté les portails, on a fait des visites de routine chez certains de nos clients, et disons que nous avons trouvé que des débris en pain d’épices à la place de la maison de Gretel et son frère. À quelques kilomètres, un de nos gars a trouvé le corps d’Hansel et un cratère.
— Et Gretel ?
— Disparue sans laisser de traces. Pour le moment on...
Une des marches grinça, et arracha une grimace à Ashley. Les deux voix se turent aussitôt. Voyant que cela ne servait plus à grand-chose de tenter une approche furtive, la fouineuse descendit normalement ce qui lui restait de marches.
Samuel sortit de la cuisine, propre comme un sou neuf.
— Ah ! Te voilà.
Il s’appuya contre la façade en verre alors qu’Ashley s’avançait dans sa direction. Son sourire malicieux la rendit suspicieuse, puis lentement, ses yeux se baissèrent comme pour lui indiquer de faire de même.
Son cœur faillit s’arrêter. Une boule de poils grise au ventre blanc se tenait sur deux pattes, les bras croisés dans une attitude de défi. La petite chose l’observait, la jaugeait même.
Ashley poussa un cri strident et, sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi, tenta de bondir sur la bestiole afin de lui montrer ses semelles de plus près. Dans un premier temps, couinements et cris apeurés retentirent. Ensuite, vinrent les hurlements du Chasseur :
— Sapristi, Ashley ! Laisse la souris tranquille !
Cette dernière prenait des virages serrés afin d’esquiver les boots qui l’auraient probablement réduite en crêpe. Samuel dut saisir la jeune femme par la taille pour la soulever du sol et la stopper.
Le visage crispé, Ashley parvint à articuler :
— J’ai horreur des souris.
Le pauvre rongeur haletait un peu plus loin, une patte posée contre le mur, l’autre sur ses poils blanc, au niveau de son cœur.
— C’est… une malade. Une grande malade !
Ashley cessa de s’agiter, ses traits figés dans une expression dubitative. Le Chasseur se permit de la lâcher.
— Euh… désolé madame… euh… la souris ? Vous avez un nom ?
Cette dernière, toujours époumonée, lui adressa un regard noir.
— C’est Monsieur la souris. Tu tentes de m’assassiner et c’est tout ce que tu trouves à me dire ?
Le rongeur tourna sa tête vers Samuel.
— Ça mérite bien une petite pièce en pl...
— N’abuse pas, elle ne t’a même pas touchée.
La petite boule de poils secoua son poing d’un air agacé, après quoi, elle baissa la tête dans un soupir.
Ashley s’éclaircit la gorge :
— Personne pour m’expliquer ce que fait une fichue souris parlante…
— C’est une des livreuses de la Petite Souris. Et en parlant de livraison, t’attends quoi pour m’apporter le reste ? Déjà qu’il t’a fallu vingt minutes pour de simples vêtements…
La souris parut outrée. Elle se plaça devant le Chasseur, en sautillant sur ses quatre pattes, avant de retourner en position debout, un doigt accusateur pointé sur son détracteur.
— Tu insinues que je fais mal mon job ? C’est pas de ma faute si ces imbéciles de la « création et acheminement » sont encore en grève. Prenez exemple sur les lutins qu’ils disaient, vous serez payé plus qu’ils disaient… Résultat, licenciements de Jean-Christophe, de Bernard, d’Isabelle...
Sam passa sa main dans ses cheveux en se mordillant légèrement les lèvres.
— Dois-je comprendre que mon matos va arriver dans cent cinquante ans ? Je te préviens que si tu perds ce que j’ai fait retirer de mon coffre...
Ding. Le bruit se répercuta dans toute la pièce. Le cri de victoire que poussa le rongeur et son air satisfait faillit faire pleurer de rire Ashley, mais cette dernière préféra se retenir de toutes ses forces. La souris paraissait un peu trop bavarde, et elle n’osait pas imaginer son débit de paroles en cas de moquerie envers sa personne.
— La patience est toujours récompensée ! s’exclama la boule de poils alors qu’elle se précipitait vers mur le plus proche. C’est que je répétais à Germain, mon oncle au troisième degré par l’alliance de ma cousine, le jour où il avait perdu une pièce de...
Un trou de souris apparut dans le mur, après quoi le petit animal s’y engouffra. Ses divagations continuèrent pendant plusieurs dizaines de secondes sur des histoires de vertu, de pièces de monnaie et de fromage avant que le duo ne cesse de l’entendre.
Sam, les bras croisés, tapait du pied d’un air impatient tandis qu’Ashley se posait une multitude de questions existentielles comme : « Comment un aussi petit trou permet-il la livraison d’objets aussi grands que des vêtements ? » ou « Y a-t-il des psys pour souris ? ».
Le rongeur revint quelques minutes plus tard avec un attirail d’objets comprenant : une dague, des fioles, encore des fioles et une petite boite transparente remplie de gélules multicolores. Le trou se scella immédiatement après son passage.
— Et là, je lui ai dit : « les meilleurs gruyères sont ceux comportant le plus de trous » !
La souris éclata de rire comme si elle venait de dire la meilleure blague de tous les temps, puis posa la commande de Sam à ses pieds.
— Au fait Chasseur, pour trois pièces de plus, je te file une info qui va t’intéresser. Deal ?
Samuel roula des yeux dans un soupir. Il ne savait même plus combien de pièce cette satanée petite bestiole lui avait substitué.
— Ok, rajoute-le sur ma note.
Elle poussa des couinements de satisfaction tout en se frottant les mains sur ses pattes arrière. Avec un air de conspirateur, la boule de poils tourna la tête à gauche, puis à droite pour vérifier que personne ne les écoutait. Après quoi, comme si elle avouait un terrible complot, la petite bête murmura :
— Je tiens de Bernie, qui lui-même le tient de Karim, que les types du service de « création et acheminement » se seraient amusés à remplacer les ingrédients des gélules orange des « Repas minute de la mère Hésat », mais en laissant le même goût pour protester... mais genre remplacé par des trucs vraiment dégoûtants ! se précipita la souris en voyant les sourcils de Sam se froncer.
— J’aurai peut-être dû laisser Ashley t’écraser finalement.
Cette dernière, quelque peu irritée d’être ainsi écartée de la conversation, ajouta d’un ton sérieux :
— Ça peut encore s’arranger.
La souris regarda brièvement Ashley, puis Samuel. Une goutte de sueur descendit délicatement de son front.
— Chasseur, ne me dis pas que tu vas recommencer…
Sam, armé d’un grand sourire, saisit un porte ustensiles qui traînait sur l’établi et le lança sur le rongeur.
— Escroc ! Brigand ! Arnaqueur !
Le livreur esquiva dans un impressionnant zigzag, comme habitué à l’exercice.
— À chaque fois tu me fais le coup. À chaque fois !
Samuel ouvrit un tiroir et commença à lancer son contenu sur la souris. Ashley regardait la scène avec des yeux ronds, son regard fixé sur la petite bête qui courait dans tous les sens.
— Non mais pas de couteaux quand même. Arrête ! Arrête ! Je m’excuse, mais c’est plus fort que moi.
Le rongeur sauta sur le plan de travail, et parti se cacher derrière le robinet de l’évier. Une cuillère frôla son oreille avant de lui arracher un couinement aigu.
— D’accord ! D’accord ! Je vais te filer une autre info mais arrête.
Le geste du Chasseur, qui consistait à lui balancer une ribambelle de couverts divers, se suspendit alors qu’il le toisait d’un regard sévère signifiant qu’il ne s’arrêterait plus dans le cas contraire.
— Ça a intérêt à être intéressant cette fois.
— Tu… tu ne seras pas déçu.
La boule de poils jeta un regard furtif au mur qui lui faisait face. La tentation de fuir vite et loin l’attirait. Puis, elle réfléchit à ses chances de survivre à la colère du Chasseur et lâcha aussi vite que possible :
— On raconte qu’une abomination que l’on croyait vaincue reviendrait du néant. Des ombres rôdent un peu partout dans les mondes, certaines de nos souris disparaissent et reviennent quelques semaines plus tard sans aucun souvenir. Ce sont les seules rumeurs dont je dispose, pitié, ne me tue pas.
Samuel hocha la tête, la mine grave. Il reposa les couverts à leur place, puis se mordilla les lèvres.
— Rajoute-toi une pièce et file.
Le rongeur s’exécuta dans un glapissement de joie. Ses petites pattes zigzaguèrent entre les ustensiles avant de disparaître dans un trou de souris.
— À plus Zigzag ! s’écria Ashley d’un ton moqueur.
— Zigzag ?
La jeune femme rit de sa propre blague.
— Bah oui, ça lui va bien ! Monsieur la souris semble exceller dans cet art et il n’a pas dit son nom…
Samuel éclata de rire tout en ramassant sa commande et rangea les fioles dans son manteau. Deux d’entre elles étaient la réplique exacte de celle de la forêt, les autres crépitaient dans des étincelles de différentes couleurs, prêtes à s’échapper de leur contenant à tout moment.
Ashley s’étonna lorsqu’il lui tendit la dague :
— Pour moi ?
— Crois-moi, tu en auras besoin.
— Très bien, mais je n’ai rien pour l’accrocher. Et puis, si je la garde apparente, je vais passer pour une psychopathe.
Sam leva les yeux au ciel avant de serrer légèrement la poignée de la lame. Elle se transforma aussitôt en une ravissante broche en forme de croissant de lune avec une flèche le traversant. Le bijou était fin et brillait d’une lueur argentée. Ashley en resta sans mot.
— Ne la perds pas, cette broche appartenait à quelqu’un qui était… comme une sœur pour moi. Elle m’avait demandé de trouver quelqu’un d’assez digne pour la porter. Je pense que tu feras l’affaire.
La blondinette rougie en prenant la broche.
— Je fais comment pour la transformer ?
— Tu l’empoignes en pensant qu’elle doit changer d’apparence.
Elle referma délicatement son poing et le bijou se métamorphosa en arme. La dague était légère. Ashley ne se gêna pas pour la contempler sous différents angles. Ensuite, elle serra ses doigts autour de la poignée pour retrouver la broche, puis l’épingla à son t-shirt, tout près de son cœur.
Le silence s’abattit entre les deux compagnons. Ils le savaient, c’était le moment. Samuel songeait au meilleur moyen d’apporter le sujet. Ashley coupa court à ses réflexions :
— Je pense qu’il est temps d’avoir cette « petite discussion ».
C’était clair et direct. Peut-être était-ce dû à sa formation de journaliste ou juste à son caractère de fouineuse, en tout cas, elle n’aimait pas tourner autour du pot.
Les traits du Chasseur se durcirent.
— En effet.
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