CHAPITRE 5 - Partie 2

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Lorsqu’Amanda ouvrit la porte de la salle des profs, le lendemain matin, quelque chose n’allait pas. Le jeudi matin, juste avant le cours de 8 heures, était le créneau préféré de Roumergue pour mettre le souk. Il fallait l’entendre beugler des tirades interminables, entrecoupée des coups sourds de son gros poing, sur les tables, les murs, la machine à café. Ce jour-là, au contraire, la salle était accablée d’un silence obséquieux, seulement rompu par les messes basses de Vincent, Viviane et Mme McIrvine. Cette dernière palabrait avait de grands gestes, en articulant exagérément chacune de ses syllabes teintées d’un fort accent écossais.

Aigneas McIrvine enseignait l’anglais depuis quelques années. C’était un personnage qu’on aurait mieux imaginé dans un film bucolique, une cornemuse à la main, qu’à Tobias Stimmer, devant un paquet de copies. C’était une grande dame haute mais corpulente. Son visage allongé et rondouillard lui donnait trente ans alors qu’elle en avait déjà quarante-cinq. Le teint rose, les cheveux roux, le front bombé, les yeux cernés, la bouche tout-le-temps ouverte, la langue tout-le-temps en mouvement; Leboeuf se plaisait à raconter que si une saucisse de Morteau avait eu le don de parole, elle se serait appelée Aigneas MacIrvine.

Amanda referma la porte avec douceur, craignant de déranger ses trois collègues qui lui tournaient le dos, puis elle tendit l’oreille. Vincent avait tendance à être moins discret que les deux autres, ainsi Amanda saisit quelques répliques égarées :

- Le type qui a fait ça en a une sacrée paire…

Viviane répliqua quelque chose qu’Amanda ne comprit pas. Pourtant, elle avait la très vive impression que c’était un laïus sur la poésie de la langue française, un peu souillée par les expressions de Leboeuf.

- Nan mais fallait oser, quand même… reprit-il. Tu t’imagines, toi, envoyer ce genre de trucs ?

Piquée par la curiosité, Mme Breteille lança :

- Quels trucs ?

Mme McIrvine fit volte-face avec une inspiration d’émoi disproportionnée. Ses deux gros yeux globuleux fusillèrent l’intruse, avant de se radoucir et de reprendre leur expression voilée.

- Amanda cheyrie, c’est toi ! soupira-t-elle.

Elle osa un pas vers eux, confuse de se voir appeler “chérie” par quelqu’un qui n’avait jamais entendu le son de sa voix.

- Tu devineras jamais ! s’exclama Leboeuf.

- Vincent att… tenta Viviane.

- Roumergue se fait harceler ! acheva-t-il avec un air moitié consterné, moitié hilare.

- Harcel… bafouilla Amanda, sans comprendre.

- Harceler, ouais ! répéta Leboeuf. Est-ce-que c’est pas terrible ?

Vu son grand sourire simplet, il entendait terrible au bon sens du terme.

- Roumergue vit seul, alors il a filé se confier à la première personne qu’il avait sous le coude : sa voisine, qui est la meilleure amie de ma boulangère, expliqua Agneas, toujours avec un accent à couper au couteau. Tu imagines bien qu’elle avait plein de choses à me raconter ce matin.

- Depuis hier soir, renchérit Viviane, un élève lui envoie des messages de menace. Des choses horribles... Il prétend parler au nom de tous ses élèves qui souffrent de son comportement.

Abasourdie, Amanda se laissa tomber sur le fauteuil à leur côté. Elle bafouilla, cherchant à trouver une explication logique :

- Comment être sûr qu’il s’agit d’un élève du collège ? Ca pourrait très bien être un inconnu frustré qui passe sa colère sur le dos de quelqu’un qu’il ne connaît même pas…

- Il a évoqué l’affaire des poulies d’il y a trois semaines, rétorqua Leboeuf. C’est forcément un élève de 3èmeA.

- Ou un autre mioche qui en a entendu parler, suggéra McIrvine.

Papillonnant des cils sous le coup de l’effarement, Mme Breteille embrassa du regard la salle trop calme.

- Roumergue n’est pas venu du tout, ce matin ? s’enquit-elle d’une voix blanche.

- Tu penses bien qu’il n’ose plus se pointer, s’écria Vincent. Barthy la terreur est à la merci d’un élève ! Un élève avec un bon sang de cran, qui a réussi à lui couper la verge.

- La verve, Vincent, la verve ! s’écria Mme Delville, scandalisée, alors qu’Amanda et Mme McIrvine lâchaient un gloussement incontrôlé.

Puis la salle redevint silencieuse.

La sonnerie de huit heures déchira le lourd voile de silence dans la salle des profs, et Amanda pesta en constatant qu’elle n’aurait pas le temps de prendre son café. Viviane était déjà en face de la porte et lança un mot d’au revoir par-dessus son épaule malingre. Vincent marmonna :

- Elle ne perd pas une seule seconde de ses cours, celle-là…

Avant de prendre la porte lui aussi, avec son habituel sourire aimable à l’intention d’Amanda, un peu moins rayonnant qu’à l’accoutumée, lui sembla-t-il.

En arrivant dans le couloir du bâtiment des sciences, Amanda croisa une masse sombre et silencieuse qui cheminait lentement vers le rez-de-chaussée. Mme Breteille peina à reconnaître Barthélémy Roumergue. Elle se figea, comme morte, au beau milieu du couloir, et se retourna pour le regarder disparaître dans la cage d’escaliers. Il allait affronter la faune des élèves comme eux-mêmes avaient dû affronter la bête sauvage. Se repentait-il ? Sans trop savoir ce qui lui prenait, Amanda lança :

- Barthélémy !

Au moment où le sommet de son crâne chevelu allait disparaître, il leva la tête.

La vision de son visage mué en un masque cruel et impitoyable emplit Amanda de terreur, et instantanément, elle regretta de l’avoir interpelé. L’épouvante déferlait dans son corps tout entier, alors qu’elle reprit :

- Passe euh… une bonne journée ?

Ça ressemblait davantage à une question qu’à une affirmation. Elle l’avait compris très vite : devant Roumergue, on n’affirmait rien du tout. La mâchoire de son interlocuteur se fendit d’un sourire faux et carnassier. Il rétorqua avec un flegme déroutant :

- Tes élèves t’attendent.

Quand Amanda retrouva le courage d’ouvrir la bouche, il était parti.

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