Le Boucher

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Devant moi, la coursive était parsemée de petits murets à gauche et à droite, mais en regardant la carte de mon afficheur, j'avais deux 'S'. Quand ils voudront passer par ces passages, ils seront à découvert. Par réflexe, je sortis le revolver et non le fusil.

La lourdeur de mon corps était terrible, j'avais la sensation de peser dix kilos de plus. Mais je restais concentré sur la coursive et l'affichage de mon projecteur.

  • Contact pont six, échange de tir, la voie m'était inconnue.
  • Confirmer pont six, contact.
  • Pont deux, engagement confirmé.

Plusieurs voix commençaient à arriver par arrivée de part et d'autre.

  • Et voilà, encore la même chose, jamais rien pour nous, dit le Boucher d'un ton surjoué.
  • On leur fait trop peur, je vois que ça. Quoique pas sûr, j'entends des bruits.
  • C'est pas faux, on reste concentrés et on tire juste.

Quelques instants plus tard, un cliquetis sourd et un bruit de roulement sur le sol de mon couloir, suivi d'une détonation. Un épais nuage blanc se propagea dans la coursive face à moi.

  • Grenade fumigène dans mon couloir.
  • Tire pas, attends, sinon ils vont connaître ta position. Cherche les ombres et écoute.

J'écoutais, plissais les yeux face à cette coursive qui devenait étrangement intimidante, le nuage couvrait le premier 'S', pas le deuxième. Il y avait des bruits de pas, ils avaient sûrement passé le premier passage, mais il y en avait un deuxième juste après avec une autre ligne de tir dégagée. À cette distance, le pistolet devait être assez précis.

  • Contact pont trois, j'engage.

Suivi de tirs du Boucher, je restais concentré sur ma coursive, il devait mieux savoir ce qu'il faisait que moi.

Une ombre passa, je tira, sans résultat.

  • Contact de mon côté aussi.
  • Ah, ça devient intéressant, on panique pas et on tremble pas.

La réponse ne se fit pas attendre, des tirs de suppression m'arrivaient dessus sans précision. Une deuxième ombre, mais cette fois mon tir fut suivi d'un râle de douleur. Je n'avais pas regardé, mais on utilisaient des armes à décharge. Ce n'est pas mortel, mais vraiment pas agréable à recevoir, ça sonne sévère.

  • Bien joué, reste concentré, les miens bougent pas.

Puis le même cliquetis que j'avais entendu tout à l'heure.

  • Grenade ! s'écria mon binome.

Le Boucher et moi nous élançâmes à l'unisson dans la coursive que nous protégions, juste à temps. Ce n'était pas une grenade fumigène. L'onde de choc fut absorbée sans mal par mon équipement. Le Boucher reprit son fusil et se mit à faire un tir de suppression sans chercher à toucher personne, juste nous laisser le temps de nous mettre à couvert. Derrière nos nouveaux abris, je pris la grenade jaune et la lançai pour les ralentir.

  • Pont six perdu, pont cinq et quatre reculez pour ne pas être pris par revers. On lance le domino de repli point deux, c'était Shargs extrêmement calme.
  • Domino gamin, ça veut dire on recule dans dix minutes au point deux.

Notre couloir devenait noyé d'impacts nous empêchant de sortir pour tirer avec précision.

  • Ça va, petit ?
  • J'ai connu pire.
  • Bonne idée la grenade, bien joué.
  • Merci, et maintenant ?
  • On tient sept minutes, grenade fumigène et on recule.
  • Facile.

En alternance, on répondait aux tirs de suppression juste pour indiquer qu'on était encore là et les empêcher d'avancer. Le temps passait étrangement vite quand on se faisait tirer dessus.

  • Pont trois, on recule.

Le boucher lança la grenade fumigène.

  • On reste et on les attend une minute, dit le boucher avec un sourire carnassier aux lèvres.

Quarante secondes après, deux ombres sortirent de l'épais nuage, soufflées par nos tirs, elles tombèrent sous l'impact de la décharge.

  • On recule, petit.

On partit en courant dans les coursives jusqu'au deuxième point de défense. C'était un croisement derrière nous, l'escalier pour monter ou descendre et devant nous trois couloirs.

  • Plus technique là.
  • Mais non, on a quatre bras, petit, ça passe.

Il sortit le fusil et le revolver, je suivis le mouvement.

Tout était calme, nos poursuivants ne semblaient plus très sûrs d'eux après la feinte du Boucher. Puis un craquement léger, venant de l'escalier. Le temps de me retourner, je vis une silhouette en joue visant le boucher. Dans un réflexe que je ne compris pas trop, je poussai le boucher de toutes mes forces et je sentis la décharge paralyser mon corps en déchirant mes muscles. J'entendis des tirs, des cris, un brouhaha sans nom. Mon oreillette grésillait et l'affichage du projecteur faisait des flashs sur ma rétine.

Aprés un momment je sentais qu'on me tirait au sol pour me caler contre un mur. L'image revenait normale sur mes yeux et le grésillement s'estompait.

  • Phyrose, c'est ça ?

Je levai la tête, le visage grossier du boucher était là.

  • Oui, c'est ça.
  • Bien joué, j'ai pu en buter trois autres.
  • De rien, je rêvais de sentir la douce décharge de ces saloperies, dis-je en pointant un flingue par terre.
  • Il pianota sur son avant-bras, tiens, mate-moi ça.

Sur mon affichage, une vidéo montrait notre position, on me voyait m'élancer pour pousser le boucher. Il réagissait vite, en se retournant, il tira plein mouche sur le tireur, puis recula et lança un grenade avec une fluidité déconcertante. Et se mit à tirer en continu comme enragé et fit chanceler deux autres attaquants avant d'être arrêté par une volée de décharges venant du couloir d'où on venait.

  • Bouge pas, je vais voir si les trois autres vont bien.

Il positionna les autres contre des murs aussi.

  • Les décharges te font rien.

Il se mit à rire fort.

  • Depuis le temps, je me remets vite, pas mal pour une première, on en a eu six. Ça va, les autres ?

Des oui un peu bougons émanaient des trois autres.

  • On baise pas le Boucher aussi facilement, encore moins avec Phyrose, on va faire des étincelles.

Une vingtaine de minutes plus tard, la gravité redevint normale, la lumière aussi.

  • Fin de l'exercice, attaque réussie avec lourdes pertes des deux côtés, excellente défense, mention spéciale au Boucher, il semblerait encore. Pas de débrief aujourd'hui avec l'arrivée des nouveaux. La bosse a autorisé d'ouvrir une cuve du Doc à vos risques et périls, direction le réfectoire si vous êtes encore en forme c'etait la voix lourd de Thorgard
  • Une cuve du doc ? demandai-je au Boucher en me relevant.
  • C'est un brasseur émérite, on va dire, le doc, c'est quitte ou double, allez, direction la cantine.

Le Boucher sortit des bâtonnets bleu foncé d'une poche.

  • T'en veux une ?

J'avais oublié cette saloperie, une tige d'encre. La drogue illégale la moins illégale de la galaxie vu sa consommation. J'attrapai la tige de plastique contenant le liquide bleu foncé et l'amenai à ma bouche. Le Boucher approcha un tube rond avec une gâchette qu'il plaça de l'autre côté et le bruit sec typique d'un percuteur pour allumer ces saloperies se fit entendre. Suivi de trois autres. Tout le monde s'allumait une tige d'encre autour de moi.

Le goût âcre et acide de cette merde m'avait manqué. Tout comme son odeur florale et agréable.

  • La Bosse est stricte sur l'éthanol, mais l'encre, c'est elle qui l'a fournie et en bonne quantité. Faut juste faire gaffe au percuteur, ces trucs disparaissent.
  • Il doit exister une galaxie parallèle avec tous les percuteurs perdus, j'en suis sûr, jamais réussi à en garder un plus d'une semaine.

Arrivé à la cantine, je m'assis sur le premier banc disponible, mes jambes ne me tenaient presque plus. C'était un joyeux foutoir, l'humeur était joviale, un épais nuage bleu commençait déjà à noyer la pièce, tout le monde avait une tige, même Thorgard. C'était plaisant de voir des personnes heureuses après ces dernières vingt-quatre heures infernales.

  • Je te pardonne, mon salaud, une voix féminine me fit sortir de mes pensées.
  • Pardon ?
  • Pont trois, sortie de la smoke, c'est bien toi qui m'as butée ?
  • Ah oui, désolé. Elle posa deux verres sur la table.
  • Pas d'excuses, c'est moi qui n'ai pas bien vu le terrain. Si y'avait eu un débriefing, Thorgard me serait tombé dessus.
  • Et je te tomberais dessus demain, t'en fais pas, Algaïne.
  • Autant que je me mette une mine alors, santé Thorgard. Et elle but une gorgée.

Je pris une gorgée du liquide ambré, doux et sucré avec un goût étrange derrière que je ne connaissais pas, mais pas désagréable. Sur la fin, une touche métallique me fit comprendre que le volume d'éthanol était sûrement élevé.

  • Il n'y est pas allé de main morte sur l'alcool.
  • Ah ça, le Doc, il fait pas des tisanes, c'est sûr, mais celle-ci est bonne, c'est déjà ça. La dernière était infecte. Prêt pour faire la même chose pour les prochains mois ? dit-elle avec un sourire cynique.
  • J'ai pas trop le choix, mais ça me plaît bien, je crois.
  • Attends de tomber dans un couloir face à Thorgard, tu diras pas la même chose, déjà t'auras pas le Boucher.
  • Méfie-toi, Algaïne, à mon avis, d'ici quelques mois, c'est lui qu'il faudra craindre, pas moi ! dit le Boucher. Je n'avais pas vu qu'il était à côté. Il avait deux verres dans les mains. Finis ta chope, je t'en dois une, Phyrose.
  • Phyrose, pas gamin ou autre sobriquet rabaissant ? dit Algaïne, presque choquée.
  • Il m'a sauvé aujourd'hui, mauviette, il a mon respect, il marqua une longue pause, pour l'instant. Allez, cul sec et on enchaîne.

Je finis mon premier verre et pris celui que me tendait le Boucher, et il me lança quelques tiges d'encre et un percuteur.

  • Profite, c'est pas tous les jours comme ça ici, il rapprocha son visage de moi, c'est le percuteur de Torag. Et il repartit avec un groupe tout aussi joyeux. Je me déconfis sur place.
  • Une tige ?
  • Volontiers, Algaïne prit le bâtonnet que j'allumai avec le percuteur et la mienne aussi.
  • Alors là respect mon gars, le Boucher qui t'appelle par ton prénom si vite, c'est un record, ça.
  • J'ai juste donné un coup d'épaule.
  • Tu l'as fait bouger, putain, baraque.

Elle explosa de rire à cette remarque. Je lui envoyai le fichier vidéo qu'elle regarda. Je remarquai dailleurs un nouvel affichage sur mes rétines appelé "intoxication corporelle", c'était vert foncé.

  • Ah oui, toi, peur de rien.
  • Réflexe débile, je dirais.
  • Le Boucher a arrêté de tirer après deux impacts sur lui, il a été fair-play pour l'entraînement, en vrai, là, il aurait buté tout le monde et t'aurais mis en sécurité.
  • Ah oui ?
  • Ici, le binôme, c'est sacré au combat. Je suis ici depuis plusieurs années avec Anajra. On peut cordialement pas se blairer, mais au combat, c'est à la vie à la mort. Il m'a sauvée, je ne sais combien de fois, et inversement. C'est ce qui fait la force de notre équipage, jamais seul. Et t'as sûrement un des meilleurs anges gardiens du vaisseau avec toi.
  • Il est là depuis longtemps ?
  • Le Boucher ? C'est le doyen de l'équipage, il était là avant Thorgard, je crois.
  • Et la Bosse, elle vient avec nous des fois ?
  • Rarement, juste sur certains abordages, sinon c'est tout géré par Thorgard et c'est tant mieux.

Les tiges et les verres descendaient à une vitesse folle pour tout le monde. Le petit logo restait vert foncé sur mon affichage. Le rire, les blagues graveleuses et les discussions sur l'entraînement du jour. La vidéo de mon sauvetage du Boucher faisait le tour de l'équipage, enfin surtout son triplé juste après. La cantine était noyée d'une brume d'encre et d'effluves de la mixture du Doc. Le monde partait petit à petit, le Doc et Torag étaient accoudés à parler et rire. Mon nouveaux binome amusait un cercle d'équipage avec des histoires plus vieilles que tous les membres du Phœnix, à chacun de faire son avis sur la véracité des faits.

  • Et là, je me retourne, charge ma bétoire de la dernière cellule énergétique, on était entourés, plus d'échappatoire, je pose le canon sur la tôle et tire à bout portant, d'une main je tenais une barre de sécurité et mon équipier. Tous les autres finirent dans le vide avant qu'une porte de sécurité se mette en place. J'ai juste eu une luxation et quelques muscles déchirés.

Il était lancé, un personnage disgracieux, ingrat mais presque attachant.

  • Celle-là, il la raconte à chaque fois et Torag n'a jamais dit qu'elle était fausse, Algaïne me tendait une tige d'encre et un verre.
  • Merci. Un sacré personnage. J'allumai la tige avec le percuteur.
  • Oui, comme beaucoup ici, le tout canalisé par la discipline et notre envie de garder notre nuque intacte.

Une main lourde se posa sur mon cou.

  • Je crois que c'est à moi, la puissante voix de Torag me fit sursauter et je lui tendis le percuteur, une peur palpable m'envahit l'espace d'un instant.
  • Pardon. Algaïne explosa de son rire franc.
  • Il l'a fait à tout le monde, le Boucher.
  • À demain pour l'entraînement.

Torag sortit de la cantine et la cuisine se vida beaucoup plus vite suite à son départ.

  • Tu vois, l'espace, j'y avais jamais mis les pieds et au final, c'est ici que je me sens le mieux avec toutes ces personnes aussi étranges que possible dit Algaïne en finissant sont verre
  • Oui, je crois entrevoir ce que tu dis.

On quitta la cantine dans les derniers, le Boucher devait avoir une réputation à tenir de partir en dernier. Les coursives, les dortoirs étaient enfumés de la note florale de l'encre, il suffisait de la suivre.

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