Interrogatoire
Je finissais la tasse du liquide noir amer que m'avait donnée la Boss. Il était froid, après avoir passé plus de deux heures à lui expliquer ce qui s'était passé sur le pont du vaisseau des religieux. Elle avait demandé énormément de détails, malgré qu'elle avait sûrement vu en boucle toutes les enregistrements vidéo de nos casques.
Malgré la nuit, j'avais toujours cette colère qui me hantait, mais elle était entièrement tournée vers moi-même. Avoir récapitulé dès le lever ce qui s'était passé à la bosse n'avait fait qu'attiser cette sensation noyant mon cerveau.
— Bien, hormis Thorgar, je ne vois pas qui d'autre aurait pu s'en sortir sur ce pont. Après analyse des données trouvées par Ilia sur le vaisseau, le pont où vous étiez a été entièrement refait après coup avec un alliage anti-ondes et renforcé. Ils l'ont entièrement aménagé pour leur expérience.
Elle marqua une pause et afficha un plan du vaisseau en hologramme où l'on voyait clairement la structure rajoutée du pont trois. Les deux ponts en dessous étaient là juste pour soutenir et alimenter le pont trois.
— Ce qui malheureusement a fait échouer notre mission de savoir si le découpleur au diamant trahissait aussi sur leur position. Le vaisseau était plus lourd, ils ont dû changer et bricoler pas mal de pièces, il n'y avait plus grand-chose de standard dessus.
— On a pu faire des prisonniersreligieux au moins ?
— Ça, ce n'est pas ce qui manquait, on en a dix dans les quartiers résidentiels des ponts inférieurs.
Elle appuya sur une commande et dix images de pièces différentes s'affichèrent avec des personnes dans des cellules. Elle pointa du doigt un écran affichant un homme chétif et maladif.
— C'est lui qui a fermé la porte du pont où vous étiez et qui a tout de suite parlé dès qu'on l'a capturé. Les autres, ce sont l'équivalent de hauts fonctionnaires. On va les interroger aujourd'hui.
— Je peux m'en occuper ?
— Si tu ne les tues pas, c'est possible. Tu seras accompagné d'Algaïn, ça lui rappellera son ancienne vie.
— Comment ça ?
— Elle ne t'a jamais rien dit ?
— Non, personne ne parle vraiment de son passé sur le vaisseau.
— Ah oui, cette règle de Thorgar, je l'avais oubliée, je ne l'ai jamais trop comprise. Enfin, c'est une ancienne agente de l'État. Elle n'était pas dans un organisme vraiment officiel, si tu vois ce que je veux dire.
— Autant rajouter le Boucher et la tenue du Boss, ça aura un côté intimidant.
— Bonne idée, mais je le répète, on ne tue personne.
— Je veillerai à ce qu'Algaïn n'aille pas trop loin.
— Ce n'est pas elle qui m'inquiète, mais vous avez été efficaces sur la station pirate la fois d'avant.
Elle pianota sur un clavier virtuel sur son avant-bras.
— La tenue du Boss arrive dans ta cabine d'ici cinq minutes. Il nous faut savoir ce qu'ils fabriquent avec ces saloperies et surtout trouver des infos sur une clé pour déverrouiller la relique informatique.
Je me dirigeai vers ma cabine en envoyant un message à mes deux acolytes pour se préparer à l'interrogatoire. Leur réponse fut des plus enthousiastes. Algaïn, même si elle ne voulait pas l'admettre, la perte d'Alycia l'affectait, et le Boucher avait bien morflé sur le vaisseau des religieux.
Mon attirail de Boss ridicule en place,je ne me ferais jamais à ces chaussures orange qui pourraient éblouir un aveugle. Je me retrouvais dans le couloir des prisonniers avec le Boucher et Algaïn, avec de leur casque et de leur tenue de combat. Le Boucher avait fait exprès de ne pas la laver, elle suintait le sang, le sien.
— On commence par celui qui nous a enfermés sur le pont de l'enfer, puis on passe aux cadres. Ça vous va ?
— C'est toi le Boss, répondit Algaïn avec juste une pointe de foutage de gueule dans son intonation.
On entra dans la première cellule, tout juste assez grande et éclairée d'un néon bien trop faible pour qu'on y voie clair. Le strict minimum définissait le mieux ces cellules : un chiotte et une planche en guise de lit.
Le prisonnier était assis dessus quand on entra, étouffant tout son espace personnel. Une terreur palpable se dessina sur son visage.
— Je ne sais rien, bredouilla-t-il. Je suis qu'un simple exécutant.
— En effet, difficile de savoir quelque chose si on n'a pas posé de questions.
— J'avais seulement pour mission de garder les portes fermées pour empêcher les affamés de s'échapper des ponts. On était une dizaine à ce poste, c'est pour ça que j'ai refermé derrière vous.
— Dix personnes pour garder des portes fermées ? demanda le Boucher d'un ton interrogateur.
— Il y a déjà eu des accidents sur d'autres vaisseaux.
— Et qu'entends-tu par accidents ? demanda le Boucher en collant son casque au visage terrifié de l'homme.
— J'ai seulement entendu des rumeurs, mais des vaisseaux entiers auraient fini en garde-manger pour les affamés.
Un indicateur sur mon casque afficha l'ouverture d'un canal privé venant d'Algaïn.
— C'est un imbécile, rien de plus à mon avis. On n'en tirera rien, il a trop peur d'avoir mal. Il sera prêt à inventer n'importe quoi pour qu'on ne lui fasse rien.
Le canal privé se referma.
— Merci pour les informations, on reviendra.
On sortit de la cellule et j'ouvris un canal avec la Boss.
— Bon, au moins on sait qu'ils n'étaient pas les seuls à faire des expériences avec ces saloperies.
— Oui, mais ça, je m'en doutais un peu.
On se dirigea vers les cabines des cadres et les résultats furent des plus décevants. Ils ne savaient rien sur ce pont et n'avaient pas la moindre idée d'une relique informatique. C'étaient les parfaits fonctionnaires qui faisaient juste du travail administratif. Mais en vrai, on ne s'attendait pas à grand-chose avec les premiers imbéciles. C'était le dernier le plus important, c'était le plus gradé du vaisseau. Il avait encore sa tenue officielle.
Un entremêlement de tissu rouge et orange vif brodés finement, il fut bien le seul à ne pas broncher quand on entra dans sa cellule.
— Décevant, les informations des simples cadres dit-il d'une voix hautaine et sûre de lui.
— Heureusement que vous êtes là alors.
— Je crains de n'être qu'un autre fonctionnaire tout aussi décevant pour vous.
— Je n'en suis guère de cet avis, répondit Algaïn d'une voix mielleuse avant d'ouvrir un canal privé.
— Un connard persuadé d'avoir la situation bien en main, mes préférés. Rentre dans son jeu et attends la faille.
— Posez-moi vos questions, je ferai de mon mieux.
Je m'assis à côté de lui, prenant la majorité de la place sur le lit de fortune.
— Que diable vient faire un vaisseau aussi massif chercher un autel en Pyrodividium ?
Il fit semblant de réfléchir.
— Ah oui, le petit jeu de piste que vous nous avez concocté, très amusant mais pas très subtil d'ailleurs. Mais que voulez-vous, les hautes autorités aiment bien récupérer leurs propriétés, surtout quand ça a un peu de valeur. On était sur le secteur et on nous a envoyés ici. Sentant le piège, ils ont prévu un plus gros vaisseau. Mais je ne crois pas une seconde.
— Les hautes autorités ont carrément détaché un vaisseau de combat pour récupérer un autel. Ça s'appelle sortir l'artillerie lourde, les gars, dit le Boucher en s'affalant contre un mur.
— On était sur le chemin.
— Les religieux ont toujours essayé de survivre dans un univers qui les dépasse et où ils n'ont plus aucun pouvoir, affamés de récupérer la moindre petite chose qui pourrait leur faire gagner un croyant de la façon la plus désespérée possible.
Il tiqua à la pique d'Algaïn.
— Sois pas comme ça, Algaïn, ils font de leur mieux pour survivre. Ils sont tellement sans argent qu'ils sont prêts à rester plus de sept jours à scanner et gratter chaque mètre cube de vide spatial dans l'espoir de retrouver un objet brillant qui ne doit même pas valoir le prix du déplacement.
— Vous croyez me provoquer avec votre petit jeu enfantin.
— Loin de moi cette idée, je ne vois que de la vérité là-dedans, pas de la provocation, parols d'un croyant, dit le Boucher en pointant une gravure d'aile de phoenix sur son épaulette.
Épaulette qu'il avait volée il y a quelque temps quand on avait abordé un vaisseau religieux. Le Boucher religieux et puis quoi encors. Je vis sur mon affichage le Boucher couper le son de son casque, il devait sûrement rire à sa propre connerie.
— Il en faudra plus pour me déstabiliser.
— La partie déstabilisation se trouve sur les poches latérales de la personne devant vous.
Algaïn appuya sur un bouton de son armure et deux poches mécaniques s'ouvrirent et laissèrent apparaître le haut de six couteaux.
— Mais voyez-vous, je suis encore d'humeur à parler.
— Et moi, je suis d'humeur à savoir que vous ne savez rien, que vous êtes des gamins perdus dans l'espace à la recherche de réponses qui vous dépassent. Retournez jouer dans votre bac à sable, allez pleurer vos morts bouffés par les affamés.
Une colère froide monta sans prévenir. J'attrapai son cou et le balançai au sol comme un simple ballot de paille. Le bruit de son crâne se fracassant sur le métal résonna dans la cellule, tout comme la voix de la Boss m'hurlant de ne pas le tuer.
Je mis mon pied sur son visage et appuyai jusqu'à entendre un début de craquement d'os sous ses lamentations.
— C'est dommage, les couteaux auraient été bien plus agréables, je pense, et c'est encore plus dommage de la part d'un abruti qui se croit intouchable de parler d'affamés alors qu'on en a pas parlé. Tu sais beaucoup de choses et tu es tellement sûr de toi que tu penses avoir la mainmise sur la situation. Mais pour le moment, la seule certitude, c'est qu'une paire de chaussures orange dégueulasses va te broyer le crâne très lentement. Arrête de taper avec tes mains sur le sol, ce n'est pas un match de boxe ici, à moins que tu sois ce genre de connard en costume prêt à tout pour survivre, quitte à vendre sa propre dignité.
Le religieux grognait des mots inintelligibles.
— Tape trois fois si j'ai raison.
Il s'exécuta aussitôt avec sa main et je relâchai la pression de mon pied.
— Tous les mêmes, renchérit Algaïn. Je vais même pas pouvoir utiliser mes couteaux dans cette histoire.
— Pourquoi passer autant de temps à chercher un simple autel de pyrodividium ? demanda mollement le Boucher.
— C'est pas que des autels, ils sont gravés avec des instructions dessus et celui-là possède des informations sur les affamés si c'est bien celui de la station de recherche qu'on pense.
— À tu vois quand tu veux.
— Quelle genre d'instructions ?
— Nous aimerions bien le savoir, on n'arrive pas à les déchiffrer avec précision.
— Pour ça, il vous faudrait une sorte d'ordinateur vieux comme le monde, répondis-je en lui tendant une cartouche d'encre qu'il prit sans se faire prier.
— Oui.
— Tu te rends compte le Boucher, on vit dans un monde où même les religieux ne savent pas comment fonctionne leur propre message codé, la décadence, je te jure.
— Je suis dégoûté, alors que je me dévoue corps et âme et celle-ci.
Cette fois, il ne cacha pas son rire.
— Vous êtes des enfants qui jouaient avec le feu.
— On ne fabrique pas des saloperies qui bouffent tous le monde.
— Elles sont instables, on n'arrive pas à les maintenir en vie longtemps. On doit les nourrir au-delà du raisonnable et même avec ça, elles meurent.
— Des apprentis généticiens et c'est nous les enfants, c'est un peu pitoyable non ? Pourquoi vous faites ça ?
— Savez-vous comment la religion est devenue si grande ?
— Laissez-moi deviner, à coups de menaces de courroux divin, en instaurant la peur aux non-croyants, dit nonchalamment Algaïn, ce qui me fit tilter.
— Ah, vous voulez retrouver votre aura d'antan, croyez en nous ou soyez dévorés ?
— Vous êtes à côté de la plaque, nous étions les protecteurs. Et pour protéger, il faut des armes dissuasives.
— Ça ressemble pas mal à ce qu'a dit le Boss, je trouve, lança le Boucher.
— Bref, tout ça est super intéressant, mais il me reste encore une question, dis-je en collant mon casque à son visage.
— Le phoénix, pourquoi avoir fait affaire avec la capitainerie et aux cohortes des religieux ?
— Putain, il pose lui-même les questions.
— Le phoénix est une relique religieuse qui possède un ordinateur.
— Alors ça, je m'en fous, je suis pas con, je me doute bien que l'ordinateur peut déchiffrer vos autels en Pyrodividium, c'est la clé que je veux.
— Oui, ça, on en a une.
— Et ?
— Et vous êtes dans la merde, elle se trouve sur l'Arche.
— On est dans la merde, c'était la voix de la Boss dans mon casque.
Annotations
Versions